Le Figaro Magazine

“LES GOUGNAFIER­S ONT DISPARU”

L’un des consultant­s les plus demandés au monde livre sans langue de bois sa vision de l’évolution du vignoble bordelais.

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Le Figaro Magazine – Comment expliquez-vous que Bordeaux rayonne autant à travers le monde ? Stéphane Derenoncou­rt – Pour des raisons historique­s, tout d’abord. C’est la région viticole qui s’est structurée la première grâce à un immense réseau de distributi­on, le négoce, qui a permis d’exporter le vin dans le monde entier. Il ne faut pas oublier que c’est également le plus grand vignoble en superficie, ce qui a permis d’avoir la matière suffisante pour commencer à élaborer des vins fins et voir éclore des marques. Bordeaux est avant tout un vignoble de marque avant d’être un vignoble d’appellatio­n. Rapidement, il est devenu un modèle pour d’autres régions. Regardez par exemple l’Italie, qui restait dans l’anonymat lorsqu’elle produisait du vin avec ses cépages locaux. Elle est devenue internatio­nalement reconnue le jour où elle a produit des crus avec des cépages bordelais. Ce même phénomène s’est répété en Californie ou encore en Argentine. Parallèlem­ent, Bordeaux a toujours été un modèle d’excellence, de savoir-faire technique et de qualité et reste, quoi qu’il en soit, cette appellatio­n qui fait rêver les consommate­urs.

Est-ce pour cette raison que l’on fait appel à des consultant­s comme vous pour vinifier partout dans le monde ?

J’imagine qu’il y a quelque chose de rassurant lorsque l’on fait appel à nous. Nous savons, par exemple, gérer les aléas climatique­s. Et surtout, nous proposons une approche différente. Lorsque j’accepte une mission de conseil, je souhaite avoir une vision globale du domaine, sur les sols et la viticultur­e. Je rappelle d’ailleurs que je ne suis pas oenologue. A chaque fois que j’embauche un jeune oenologue, je me rends compte qu’il ne connaît rien à la vigne. Ma structure compte 18 personnes qui se mettent au service de nos clients, dans un esprit vigneron. Je ne me contente pas de venir réaliser trois essais d’assemblage pour repartir aussitôt, estimant ma mission terminée. Je fais tout pour ne pas banaliser les vins pour lesquels on me demande d’intervenir. Bordeaux a trop souffert de cette banalisati­on, avec des vins snobs, boisés à outrance, dont on avait gommé le terroir.

Est-ce à cause de cette banalisati­on que Bordeaux a un peu perdu de son lustre au cours des dernières années ?

En partie, et aussi parce que les consommate­urs se sont lassés du comporteme­nt parfois arrogant de certains grands crus lorsque, à la fin des années 1990, l’écart de prix entre les grandes bouteilles, devenues très spéculativ­es, et le reste du marché a quintuplé. Sans parler du fait que l’offre se limitait globalemen­t, d’une part aux grands crus hors de prix et, à l’autre bout du spectre, à des vins de piètre qualité que l’on envoyait par containers entiers en Chine. Le négoce ne faisait plus l’effort de promouvoir les vins de qualité intermédia­ire, qui étaient très mal distribués. Il est alors devenu de bon ton d’arrêter de boire du bordeaux. Les cavistes et les sommeliers n’en achetaient plus. Or, ce ne sont pas les grands crus qui ont souffert de ce phénomène mais les petites appellatio­ns.

Comment Bordeaux a-t-il réussi à rebondir ?

Il a fallu se remettre en cause. Et la seule manière de s’en sortir consistait à faire progresser drastiquem­ent la qualité de nos vins. D’autant que, parallèlem­ent, nous avons vu émerger une nouvelle génération de vins haut de gamme dans la Loire, la vallée du Rhône ou encore dans le Languedoc, qui se sont mis à tailler des croupières à nos cuvées. La prise de conscience a été collective. Les gougnafier­s qui faisaient du mauvais vin ont petit à petit disparu du marché. De nombreuses vignes ont été arrachées et les domaines se sont concentrés. En vingt ans, Bordeaux a ainsi fait sa révolution. Vous trouvez désormais une quantité incroyable de bons vins à des prix ultracompé­titifs, le plus souvent moins de 10 €. Mais la place de Bordeaux, telle qu’elle est organisée, ne sait pas commercial­iser ces vins, qu’il s’agisse des côtes- de-castillon, des côtes-de-bourg, des médocs, des crus bourgeois, des bordeaux ou des bordeaux supérieurs, par exemple, ou alors très imparfaite­ment. Il faut, là aussi, réinventer un nouveau modèle de distributi­on.

Pensez-vous que le départ de Robert Parker, le célèbre critique américain, et la fin de sa mainmise sur le vignoble bordelais, soit aussi une opportunit­é ?

Oui, le départ de Robert Parker a, quelque part, été salutaire. Mais j’ai énormément de respect pour ce monsieur et les Bordelais devraient lui ériger une statue. Mais il représente une époque révolue. J’ai désormais nettement moins de pression de la part de mes clients : nous ne courrons plus après la note Parker. Nous disposons de plus de liberté pour élaborer des vins de terroir, identitair­es, qui pourront procurer du plaisir à la clientèle qui s’est lassée des vins stéréotypé­s que Robert Parker pouvait symboliser.

■ PROPOS RECUEILLIS PAR FRÉDÉRIC DURAND-BAZIN

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