COMMENT BORDEAUX FAIT LA PLUIE ET LE BEAU TEMPS
Ce vignoble exerce une influence qui dépasse très largement, et depuis longtemps, les frontières de son appellation.
Demandez à n’importe quel amateur étranger de vous citer instinctivement un nom de vin ou d’appellation, il vous parlera invariablement de Saint-Emilion, Pauillac, Mouton ou Lafite Rothschild, Pétrus, Margaux… Dans l’imaginaire collectif, Bordeaux se trouve au-dessus de toutes les autres régions viticoles. Le résultat d’une histoire riche de deux siècles qui ne doit rien au hasard. « Les propriétés vignobles ont été gérées depuis longtemps par de grandes familles étrangères qui ont exporté leurs vins aux quatre coins du monde », rappelle Emmanuel Cruse, copropriétaire du Château d’Issan, à Margaux, et grand maître de la Commanderie du Bontemps, la confrérie vineuse de la rive gauche bordelaise. De nombreux châteaux étaient alors la propriété de familles anglaises ou allemandes qui commerçaient avec leurs pays d’origine et diffusaient ainsi la qualité et la réputation de leurs vins.
Plus tard viendront s’installer des Belges, des Hollandais et plus récemment des Chinois qui, attirés par la réputation des domaines, ont investi massivement dans le vignoble depuis une dizaine d’années. « Cette diffusion des vins de Bordeaux n’a pu se faire que grâce au négoce et au système de place », souligne Ariane Khaida, directrice générale du négociant bordelais Duclot. Ce système de commercialisation, unique au monde, est en effet l’une des grandes forces de Bordeaux. A en croire l’Union des maisons de Bordeaux, 300 négociants distribuent aujourd’hui plus des deux tiers des vins de Bordeaux (en volume), dont 80 % d’exploitations, à destination de 170 pays. « Imaginez plus de 2 000 commerciaux qui unissent leurs forces pour vendre les vins de chaque propriété dans le monde entier. Notre modèle unique est regardé de près par tous les autres vignobles du monde et ils essayent d’imaginer un système de place équivalent pour commercialiser leurs propres vins », poursuit Ariane Khaida. Mais encore faut-il, pour assurer la renommée d’un vin, que le consommateur identifie rapidement sa qualité et comprenne son positionnement. A ce titre, Bordeaux sut rapidement apporter une réponse efficace en étant le premier vignoble d’importance à adopter un classement simple. En 1855, sur demande de Napoléon III à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris, fut promulgué le classement des crus du Médoc. Soixante et une propriétés hiérarchisées en cinq strates font partie de ce club. Ce classement est, en soi, un formidable outil de promotion qu’aucun propriétaire n’aurait l’idée de venir bouleverser. « Ce classement a assuré la réputation de Bordeaux car il propose une lecture très simple des appellations de la rive gauche », confirme Christophe Salin, directeur général des domaines Barons de Rothschild.
Bordeaux doit également sa force à ses ambassadeurs, qui en font la promotion à travers le monde. Robert Parker, un avocat américain reconverti dans la critique, mit cette région de France au centre de la carte viticole mondiale avec le millésime 1982, dont il vanta l’immense qualité. « Robert Parker a remis un coup de projecteur sur nous au moment où nous en avions le plus besoin. En proclamant partout que les meilleurs vins du monde étaient à Bordeaux, il nous a aidés à sortir de notre torpeur », souligne Emmanuel Cruse. Mais il ne faut pas oublier, dans ce rôle d’ambassadeur, celui des confréries comme la Commanderie du Bontemps, qui regroupe les appellations du Médoc, des Graves, de Barsac et de Sauternes, ou la Jurade de Saint-Emilion qui, au fil des décennies, ont essaimé partout dans les grands marchés mondiaux – en Europe, aux Etats-Unis et en Asie. Les amateurs se bousculent pour y être intronisés. « Avec nos émanations partout dans le monde, nous bénéficions d’une immense puissance de feu. Nous en avons 83 qui regroupent nos milliers de membres et nous intronisons de 40 à 50 personnes à chaque événement », confirme Hubert de Boüard, premier jurat de la Jurade de Saint-Emilion. Bordeaux, c’est enfin cette incroyable machine capable, grâce à ses 120 000 hectares de vignes, de proposer à l’ensemble des marchés des vins de qualité dans toutes les gammes de prix. Tant que les acteurs oeuvreront ensemble pour produire des crus capables d’enchanter les consommateurs, Bordeaux restera la référence mondiale incontestable. ■ FRÉDÉRIC DURAND-BAZIN