Lecture-Polémique
Yanis Varoufakis a de faux airs de Bruce Willis. Son dernier livre, Conversations entre adultes, commence comme un thriller hollywoodien. Quelque part entre Wall Street et La Firme. Varoufakis, qui vient d’être nommé ministre des Finances de la Grèce, a rendez-vous au coeur de la nuit dans le bar d’un hôtel de Washington. Son interlocuteur l’attend le regard plongé dans un verre de whisky. Il s’agit de l’un des hommes les plus puissants du monde : Larry Summers, 71e secrétaire d’Etat au Trésor américain et 27e président de Harvard. La conversation est feutrée. Summers termine sur une question énigmatique. « Il y a deux types de politiciens, ceux qui en sont, les insiders, et ceux qui n’en sont pas, les outsiders. Alors, Yanis, à quel groupe appartenez-vous ? » interroge-t-il. Les insiders prennent les décisions importantes. Ils respectent les règles du jeu : rester muets sur ce qu’ils font et ne jamais trahir leurs pairs. Les outsiders, eux, conservent leur liberté de pensée et de parole, mais sont méprisés par les insiders et exclus du pouvoir. Yanis Varoufakis, universitaire arrivé à la politique dans des circonstances exceptionnelles, appartient à la seconde catégorie. Conversations entre adultes raconte sa plongée dans l’univers opaque et implacable des insiders : six mois de négociations au sein de l’Eurogroupe (réunion mensuelle et informelle des ministres des Finances des Etats membres de la zone euro). Un huis clos asphyxiant sur fond d’effondrement de l’économie grecque, loin du brûlot idéologique attendu par certains. Véritable document historique, le livre lève le voile sur l’un des épisodes politiques les plus importants de l’histoire européenne contemporaine. Le lecteur pénètre dans les coulisses des institutions de Bruxelles. Il découvre des hauts fonctionnaires et ministres parfaitement aux normes européennes, aussi blafards que les salles sans âme dans lesquelles ils se réunissent. Les hommes politiques français n’en sortent pas tous grandis. Si Christine Lagarde et surtout Emmanuel Macron sont épargnés, Pierre Moscovici est dépeint comme un commissaire fantoche sous tutelle allemande. Michel Sapin confie qu’il s’intéresse peu à l’économie, mais se vante d’avoir fait une thèse sur l’histoire de la numismatique à Egine (une île grecque au sud-ouest d’Athènes !). « La France n’est plus ce qu’elle était », lâche le ministre des Finances de Hollande. Ou plutôt certains hommes politiques français ont théorisé leur propre impuissance et renoncé à faire l’Histoire. En Europe, c’est l’Allemagne qui mène désormais la danse, et c’est Wolfgang Schäuble, alors ministre des Finances de Merkel, qui dicte sa loi. Varoufakis, lui, n’a pas renoncé à faire l’Histoire, pas renoncé à la démocratie. Il a un mandat du peuple grec et une conviction. Les plans de renflouement doublés de cures d’austérité, imposés par la troïka enferment son pays dans « une prison pour dettes ».
Pour lui, il faut restructurer la dette grecque ou quitter la zone euro. Lorsqu’il doute, il se souvient de Lambros, ce sans-abri ruiné par la crise qui l’a fait jurer de ne pas tourner le dos à ceux qui l’ont élu, de ne pas signer ce qu’on lui donne, contrairement à ses prédécesseurs. Varoufakis résiste. Il refusera jusqu’au bout de signer. Le Premier ministre, Alexis Tsipras, fera un autre choix. Terrifié par un éventuel Grexit, qui représenterait un saut dans l’inconnu, il organise un référendum. Dans l’espoir secret de le perdre afin de mieux pouvoir justifier sa future capitulation, explique Varoufakis. Contre toute attente, malgré les pressions politiques, les intimidations médiatiques et la fermeture des banques grecques, le « non » à la troïka l’emporte largement avec 61,3 % des suffrages exprimés. Mais tandis que la foule, place Syntagma est en liesse, enfermé dans le Palais Maximou, Tsipras prépare sa « reddition ». Varoufakis démissionne. D’aucuns lui reprochent de se donner le beau rôle. S’il n’est pas connu pour sa modestie, Varoufakis a au moins le mérite d’éviter tout manichéisme. La plupart des insiders ne sont pas montrés ici comme des cyniques sans scrupules mais comme des personnages cornéliens confontés à des choix impossibles. Et ce qui avait commencé comme un thriller hollywoodien de finir en tragédie grecque. Après plus de sept ans d’austérité, la dette de la Grèce est plus que jamais explosive, son taux de chômage n’a pas baissé et les « populismes » continuent de progresser en Europe. « La gestion du programme de sauvetage de la Grèce par l’Eurogroupe a été un scandale démocratique »,
reconnaît désormais Pierre Moscovici.
Pierre Moscovici, un commissaire fantoche sous tutelle allemande