Canto-Sperber : « La démocratisation a fortement dévalué la formation universitaire »
Monique Canto-Sperber est directrice de recherche au CNRS, spécialiste de l’Antiquité et de la pensée morale et politique. Elle a dirigé l’Ecole normale supérieure (2005-2012), et publié au début de l’année « L’Oligarchie de l’excellence » (PUF), qui propose la convergence entre grandes écoles et université, mais aussi la réorientation des 250 000 élèves trop faibles pour l’université vers une ou deux années de « propédeutique ».
Le gouvernement s’apprête à faire des propositions de réforme pour l’Université. Quelles leçons faut-il tirer de la fin du logiciel d’admission postbac ? L’échec d’APB est avéré. Cette plateforme censée corréler les voeux des futurs bacheliers et les offres de formation s’est révélée inadaptée, car la valeur des formations est très différente selon les filières, et les plus prisées d’entre elles (grandes écoles, sections de technicien supérieur – BTS –, instituts universitaires de technologie) accueillent peu d’étudiants. Les élèves qui ne sont pas pris en classe préparatoire et les nombreux bacheliers professionnels qui ne peuvent pas accéder à l’enseignement supérieur professionnel et technique (STS et IUT) se rabattent alors sur les filières universitaires non sélectives. Même si le nombre d’étudiants a été multiplié par plus de 7 depuis 1960, la question de leur orientation n’a pas encore été traitée sérieusement (Alain Devaquet l’avait posée en 1986, on sait ce qu’il en est advenu). Cela demande réflexion et décision, et aucun algorithme ne pourra en dispenser. La consultation sur la réforme du premier cycle universitaire, publiée le 19 octobre dernier, ne fait que présenter différentes options possibles qui vont du statu quo à la sélection, mais sans trancher ni désigner clairement les enjeux que recouvre chacune des options.
La démocratisation de l’enseignement supérieur a été le grand mot d’ordre de l’après-1968. A-t-elle eu lieu ?
En apparence, oui, puisqu’un peu plus de 60 % d’une classe d’âge est admise en première année d’université (environ 500 000 jeunes). Trois ans plus tard, 60 % parmi eux n’auront pas obtenu leur diplôme de licence (ce qui fait près de 300 000 étudiants !). La démocratisation s’est limitée à démocratiser l’accès, mais pas la réussite. En 1910, il n’y avait que 30 000 étudiants, et presque tous obtenaient un diplôme. C’était encore largement le cas des 350 000 étudiants des années 1960. Quand on veut démocratiser une ressource, comme une bonne formation ou un diplôme réputé qui sont des atouts pour l’existence entière, il faut s’assurer qu’elle ne perd pas sa valeur, or la formation universitaire s’est fortement dévaluée.
Un sondage pour « Le Figaro » (1) indique que 80 % des jeunes sont favorables aux prérequis pour entrer à l’université, et 60 % à une sélection sur dossier. Le terme « sélection » est-il encore tabou ?
Je me réjouis de ce résultat, car il montre qu’un grand nombre de jeunes sont conscients de l’impossibilité de laisser les choses en l’état. Ne pas réfléchir aux conditions d’accès à l’université, c’est laisser faire « la sélection par l’ échec », autrement dit l’ auto élimination progressive de tous les étudiants qui n’étaient pas en mesure aussitôt après le bac de suivre une formation supérieure.
Comment cette sélection doit-elle se faire ?
Je n’aime pas le terme « sélection », car il laisse penser que les universités imiteront les grandes écoles, avec les reçus d’un côté et les « collés » de l’autre. Quand près de 250 000 bacheliers ne sont pas aptes à suivre des études supérieures, c’est toute l’articulation entre lycée et formation supérieure qui est à revoir. Ma suggestion est d’organiser au début de la première année universitaire une courte période d’observation où l’on collecte des informations sur l’aptitude de l’étudiant à suivre avec succès des études universitaires. Ceux qui semblent y être prêts s’y engagent d’emblée, les autres suivent une formation préparatoire, ou propédeutique (avec des enseignants dédiés, des objectifs définis, au sein de l’université ou en collaboration avec d’autres établissements). Mais le droit fait du bac un diplôme d’accès à l’université. Cela rend cette proposition difficile à mettre en place. L’autre voie risque de paraître plus scandaleuse. Elle consiste à faire en sorte que le baccalauréat redevienne le moyen de sélectionner les étudiants capables de réussir à l’université. Cela voudrait dire, en clair, que seuls 50 ou 60% d’une classe d’âge recevrait ce diplôme.
Et que proposer à ceux qui n’auraient plus accès à l’université, soit environ 250 000 élèves ?
Ils suivront cette année de préparation qui leur permettra de remédier aux lacunes qui les auraient empêchés de toute façon de réussir à l’université, et leur donnera une formation qui, au cas où ils ne puissent pas poursuivre, sera une bonne base pour une orientation professionnelle. Mais il faut une offre différenciée de formations où des →
→ réorientations sont possibles, en fonction des résultats obtenus.
Le gouvernement veut sélectionner les candidats à l’université en fonction de « prérequis ». Est-ce faisable ?
Le critère est incomplet à mon sens, car il juge l’élève à l’instant T, alors qu’il faut aussi laisser aux futurs étudiants une chance de se révéler ; de plus, on ne peut ignorer que l’influence du milieu social est d’autant plus forte que l’orientation se fait de façon précoce. Je citerai le cas d’un physicien américain qui a commencé ses études dans un
community college de banlieue d’une ville de Pennsylvanie, puis fut envoyé à Harvard pour son doctorat. Plus tard, il a reçu le prix Nobel de physique.
Dans votre livre, L’Oligarchie de l’excellence, vous revenez sur l’histoire peu connue de l’Université française. Elle a été une malaimée de la République, qui lui a préféré les grandes écoles. Le temps de la réconciliation n’est-il pas venu ?
Les Conventionnels de 1793 ont décidé de fermer les universités, qu’ils considéraient comme des corporations, tout en favorisant la création des grandes écoles. Les universités n’ont été progressivement rétablies qu’entre 1876 et 1896, elles avaient alors peu d’autonomie par rapport à l’Etat. Malgré les lois Faure (1968) et Savary (1984), ce n’est que très récemment, avec la loi de 2007, que Nicolas Sarkozy et Valérie Pécresse ont accordé aux universités l’autonomie de gestion et encouragé les rapprochements entre universités et grandes écoles. Les universités ont alors cherché à transformer leurs premiers cycles, à améliorer leurs masters, tout comme les grandes écoles ont voulu accueillir plus d’étudiants hors concours et se rapprocher d’un modèle universitaire, devenu la référence internationale.
Quel est ce modèle ?
Il exige pluridisciplinarité et l’adossement de l’enseignement à la recherche. Le CNRS fut créé en 1939, dans un contexte de menaces de guerre, quand la recherche universitaire était peu développée ; mais aujourd’hui l’essentiel de la recherche française est abrité dans les universités, associées aux organismes de recherche. C’est au niveau des deuxième et troisième cycles (master et doctorat) et dans le domaine de la recherche, que les universités reprennent l’avantage. Lorsque je dirigeais l’ENS, la volonté de définir cette institution comme université de recherche d’élite, même avec peu d’étudiants, a prévalu.
Vous qui avez été à la tête de l’Ecole normale supérieure, vous êtes finalement assez sévère à l’égard de cette hypersélection dont vous êtes le produit. Ne vaut-il mieux pas une oligarchie de l’excellence que pas d’oligarchie et pas d’excellence du tout ?
Ce que je critique avec le terme d’oligarchie d’excellence est l’association de privilèges de formation pour un petit nombre d’étudiants (accès à une formation de qualité, à des diplômes reconnus et à des débouchés professionnels),
La première consultation du gouvernement ne fait que présenter différentes options sans trancher ni désigner clairement les enjeux
alors que rien de comparable n’est offert aux autres qui n’ont pas le plus souvent de réelles garanties de réussite et peu de possibilités de bien se former. Par contraste, l’idéal serait d’offrir les meilleures études au plus grand nombre, c’est pourquoi je suis favorable à une hybridation des différentes filières de formation, qui peuvent s’apporter mutuellement beaucoup. Mais attention ! Ce rapprochement doit d’abord se faire par la mise en commun des buts de formation en premier cycle, comme c’est déjà largement le cas pour les masters et les doctorats ; les rapprochements institutionnels viendront après, selon des formules différentes, à expérimenter. Apporter au peuple français la tête des grandes écoles sur un plateau, au nom de l’égalité et par haine de l’élitisme, n’aurait aucun effet sur les chances de réussite des étudiants les plus démunis et briserait une réussite éducative française pour laquelle il n’y a pas à l’heure actuelle de solution de rechange.
Vous dites que votre expérience américaine a changé votre regard. En quel sens ?
J’ai eu l’occasion de séjourner longuement dans plusieurs universités américaines et d’enseigner à Stanford, aux Etats-Unis. Là, les formations d’élite sont plus ouvertes qu’en France, et elles accueillent un nombre non négligeable d’étudiants de milieux défavorisés (en dépit du fait qu’elles sont sélectives et payantes). Au total, environ un million d’étudiants sont enrôlés dans les 52 universités qui figurent parmi les 100 premières du classement de Shanghaï (universités d’élite, donc), cela représente plus de 20% des étudiants américains, soit en moyenne 20 000 étudiants par université. En France, les grandes écoles n’en accueillent que 5 %, avec des promotions très faibles, entre 400 et 1000 élèves. Selon un calcul fameux, les élèves des écoles d’ingénieurs les plus prestigieuses représentaient 14 % des étudiants vers 1910, mais pas plus que
3 % en 2010.
Vous citez Marc Bloch, dans L’Etrange Défaite, qui déplore lui aussi que « l’enseignement supérieur ait été dévoré par les écoles spéciales de type napoléoniennes »,
autrement dit, les écoles normales, Polytechnique, etc.
Avant Marc Bloch, Emile Boutmy, le fondateur de Sciences-Po, avait attribué la supériorité allemande à la qualité de sa formation universitaire (fondée sur la recherche) : « C’est l’Université de Berlin qui a triomphé à (la bataille de) Sadowa (1866). » La faiblesse de la recherche dans les universités et surtout la faiblesse des liens avec le monde socio-économique ont sans doute handicapé la France par rapport à l’Allemagne et au Royaume-Uni. L’exception française est une belle chose, mais le temps est venu d’en évaluer la pertinence. Nous sommes presque les seuls dans le monde qui ne confions pas la formation de nos élites aux universités…
Le concours est-il encore une bonne forme de sélection ?
Le recrutement par concours a d’incontestables qualités →
→ (impartialité, possibilité de classement et de jugement comparatif rigoureux), mais il a aussi le défaut de laisser de côté de nombreux étudiants créatifs et aptes à la recherche. Aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, on préfère obtenir des informations au sujet des étudiants, on lit leur lettre de motivation et les lettres de recommandation envoyées par leurs anciens professeurs. On ne classe pas les élèves, on les choisit. Sans doute faudrait-il parvenir à associer les avantages des deux systèmes. Il est possible aussi que la perspective des concours à la française n’attire plus les brillants élèves, qui préfèrent être formés plus librement à l’étranger. Les grandes écoles devront bien alors adapter leur mode de recrutement.
Recevoir les dossiers, s’entretenir avec les élèves, cela supposerait une véritable révolution administrative dans les universités. Vous y croyez ?
Pourquoi pas ? L’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit de donner à la jeunesse française année après année confiance dans la qualité de la formation qu’elle reçoit, et donc confiance dans son avenir ! L’offre de formation n’a pas changé depuis les années 1970, et on ne peut pas se contenter de construire de plus grands amphis ou de tirer au sort les étudiants.
Ne serait-il pas logique d’augmenter les moyens de l’université en élevant les droits d’inscription ?
Il faudrait d’abord que les universités offrent une formation de qualité, dont la valeur soit reconnue, qui soit aussi une vraie assurance de débouchés, avant de songer à demander une contribution accrue aux étudiants ou à leurs familles, laquelle devrait aller de pair avec des bourses importantes pour les étudiants démunis. Au moment où on avantage fiscalement l’investissement dans l’entreprise, il faudrait favoriser encore plus les dons à l’enseignement supérieur qui est, comme toutes les données l’établissent, un investissement très rentable en matière de croissance future. Ces dons sont quasi inexistants en France, et représentent en moyenne le quart des ressources des universités américaines…
L’espace-temps universitaire est-il aussi en train de changer ?
C’est l’un des aspects importants des évolutions en cours. L’université n’est plus confinée en un seul lieu, elle se projette dans le monde entier avec l’enseignement en ligne qu’elle développe et grâce à ses multiples partenariats académiques, culturels et économiques. De même, le temps passé à l’université n’est plus seulement celui du début de la vie adulte, mais peut accompagner reconversions ou reprises de formation à différents moments de l’existence.
■ PROPOS RECUEILLIS PAR CHARLES JAIGU