SUR LES TRACES DE LUTHER
La Réforme est née il y a exactement cinq siècles en Allemagne. Un anniversaire célébré avec faste dans tout le pays, notamment à Wittenberg, la ville où se sont façonnées la personne et la pensée de Martin Luther, le moine rebelle qui allait bouleverser
Wittenberg, dans le land de Saxe-Anhalt, en ex-RDA. Une pimpante et paisible commune de 50 000 habitants, nichée sur les bords de l’Elbe et épargnée par les bombardements anglo-américains de la Seconde Guerre mondiale (car dépourvue d’industries). Cinqcentième anniversaire de la Réforme (1) oblige, la voici depuis quelques mois sortie de sa torpeur habituelle et placée sous les feux de la rampe. Car c’est ici que tout commence, le 31 octobre 1517, lorsqu’un certain Martin Luther affiche ses 95 thèses contre « la vertu des indulgences » sur le portail de la Schlosskirche (l’église du château). Moine augustin et professeur de théologie, l’auteur du texte est tout sauf un hérétique ou un schismatique. Allemand jusqu’au bout des ongles, c’est plutôt un homme d’ordre, comme en témoigne cette citation de son cru inscrite au fronton de l’hôtel de ville : « Crains Dieu, honore l’autorité et ne sois pas parmi les rebelles ! » L’affichage de ses thèses est une pratique courante des universités médiévales et s’inscrit dans le cadre d’une « disputation », c’est-à-dire un débat entre clercs sur un point de doctrine. Il ne s’agit en rien d’un manifeste révolutionnaire (comme le popularisera l’iconographie en montrant frère Martin en train de placarder ses libelles au marteau !), pensé et conçu pour faire imploser l’Eglise. Même si l’implosion et ses ondes de choc en furent effectivement la conséquence…
En l’occurrence, ses 95 thèses critiquent le commerce des indulgences, vendues par le Vatican pour financer la reconstruction de la basilique Saint-Pierre de Rome et qui promettent aux fidèles une remise de peine pour certains péchés. Trafic d’autant plus lucratif que, pour l’homme du Moyen Age, l’enfer n’est pas une vue de l’esprit mais une réalité qu’il imagine à travers les compositions d’un Jérôme Bosch (comme dans le Jardin des délices). Par un →
→ enchaînement de circonstances (dont l’utilisation émergente et efficace de l’imprimerie par ses partisans) et en raison du caractère inflexible du théologien, elles allaient conduire à son excommunication en 1520 et, l’année suivante, à sa mise au ban du Saint Empire romain germanique. Pour la communauté protestante, c’est donc un acte fondateur. Et c’est peu dire que son héraut est dignement célébré. A Wittenberg, le réformateur est une « pop star », comme l’a titré le quotidien Bild dans un hors-série consacré à sa vie et à son oeuvre (2). La Schlosskirche, surnommée le « Panthéon des protestants » et classée au patrimoine de l’Unesco, ne désemplit guère. Entièrement restaurée pour 32 millions d’euros, elle abrite la sépulture de Martin Luther. Les pèlerins se font immortaliser devant le fameux portail, qui date en réalité de 1858 et où sont gravées les thèses en latin. Sur le clocher, en lettres géantes et cette fois-ci en caractères gothiques, on peut lire le refrain du cantique de Luther ( La Marseillaise de la Réforme, selon Heinrich Heine) : « C’est un rempart que notre Dieu ! » Histoire de rappeler qu’il était aussi musicien (joueur de luth, entre autres) et qu’il composa une trentaine de chants, dont plusieurs furent remaniés et magnifiés par Jean-Sébastien Bach.
En déambulant dans la Schlossstrasse, l’artère centrale et piétonne de la ville, difficile d’échapper à la Luthermania. Lui qui vitupérait la rapacité des prélats et la cupidité du clergé serait probablement fort marri de se voir ainsi commercialisé sous toutes les formes, dont les plus improbables : burgers, liqueurs, chaussettes, baskets, tee-shirts à son effigie, canards de bain, etc. Sans oublier sa figurine Playmobil, qui s’est vendue à un million d’exemplaires cette année (soit plus que celle de Dark Vador !). « Sic transit gloria mundi. » Ce phénomène de mode n’est pas pour déplaire au premier édile de Wittenberg, Torsten Zugehör : « C’est évidemment une aubaine pour notre ville. Grâce aux subventions du land – 100 millions d’euros –, nous avons pu rénover les infrastructures et les monuments. Le nombre de visiteurs a été multiplié par deux en 2017. Ils affluent de toute la planète réformée : Américains, Scandinaves et, last but not least, Sud-Coréens (pays qui compte 8,5 millions de protestants). » L’engouement est historiquement justifié. Car il existe une « symbiose entre le réformateur et Wittenberg » ainsi que le souligne son érudit biographe, Heinz Schilling. Il rapporte que le professeur Martin Luder (3) n’était pas un ermite retranché dans →
LA WARTBURG, REFUGE SECRET DU MOINE BANNI DE L’EMPIRE
→ sa tour d’ivoire, mais un notable soutenu par un puissant réseau. Un réseau à la tête duquel on trouvait son protecteur Frédéric le Sage, prince-électeur de Saxe, artisan du développement intellectuel et économique de Wittenberg. Venait ensuite son fidèle disciple, le théologien Philip Melanchthon, qui repose à ses côtés dans la Schlosskirche : le « dircab ». Dispositif complété par son ami le peintre Cranach l’Ancien, première fortune de Wittenberg : le « dircom », tant ses portraits propulsèrent Luther au statut d’icône (reproduite et diffusée à grande vitesse via l’imprimerie de ses ateliers).
Parmi les visites incontournables, outre la Schlosskirche, il faut mentionner la Stadtkirche Sankt Marien (église municipale Sainte-Marie) et la maison-musée de Luther (Lutherhaus), également labellisées par l’Unesco. Retables et tableaux de Lucas Cranach, fonts baptismaux du XVe siècle : l’église communale Sainte-Marie a peu changé depuis que frère Martinus y prêchait (plus de 2 000 sermons à son actif). Le superintendant Christian Beuchel y officie comme pasteur et se présente comme le 34e successeur de Johannes Bugenhagen, celui qui maria Luther en ces lieux : « D’une certaine manière, explique-t-il, nous sommes ici dans le laboratoire du protestantisme. Sous l’impulsion de Martin Luther, on y pratiqua, pour la première fois, ces trois transgressions (vis-à-vis du Vatican) que furent : la messe en langage vernaculaire (non plus exclusivement en latin, mais en allemand, afin d’être compris par le peuple) ; la communion sous les deux espèces (le pain et le vin sont partagés avec les paroissiens) ; le mariage des prêtres (leur célibat est une invention papale que rien ne prescrit dans les Evangiles). La première union fut célébrée à Sainte-Marie en 1521. Luther en personne y épousa, en 1525, la nonne cistercienne Katharina von Bora. Leurs six enfants furent baptisés entre ces murs ! » On en apprend plus sur ce chapitre conjugal à la Lutherhaus, ancien cloître transformé en maison de famille par le couple après leur hymen. Katharina von Bora, dépeinte comme une femme de tête, y régnait sur le foyer, tenant les cordons de la bourse, pourvoyant à l’éducation des enfants et régalant les convives à la table du maître, avide mangeur et solide buveur. Ne lui attribue-t-on pas ce mousseux adage :
« Wer kein Bier hat, hat nichts zu trinken. » (« Qui n’a pas de bière n’a rien à boire ») ? Nous sommes loin de l’austérité de ses émules calvinistes ou puritains… →
TOUTE UNE RÉGION DEVINT LE LABORATOIRE DU PROTESTANTISME
→ On ne dira jamais assez l’impact de Luther sur les temps modernes : la fracture nord-sud de l’Europe, la dislocation du Saint Empire, la Contre- Réforme au sein de l’Eglise catholique, l’anglicanisme outre-Manche, les guerres de Religion en France et ailleurs, la guerre de Trente Ans (premier véritable conflit international), la recomposition territoriale du continent, l’essor du capitalisme et de la civilisation industrielle (analysé par Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme), etc. Liste non exhaustive à laquelle on pourrait , à en croire Régis Debray, ajouter le néoprotestantisme d’Emmanuel Macron (4) ! A la Lutherhaus, l’exposition « Luther, 95 trésors – 95 personnes » revient justement sur l’influence – positive ou négative – du réformateur sur des personnalités aussi déconcertantes et imprévisibles que le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini ou l’artiste français Marcel Duchamp. Un casting détonant. Le conservateur Benjamin Hasselhorn détaille les objectifs de l’opération : « Nous avons souhaité répondre à la question : quel est son apport dans le domaine des idées ? Qui a-t-il marqué, en bien ou en mal, chez les croyants comme chez les athées ? Il y a les classiques (Luther King, par exemple), mais il y a aussi des surprises de taille, comme Steve Jobs ou Edward Snowden. Et nous n’avons pas occulté le côté obscur, comme l’antijudaisme du réformateur, qui conduisit le nazi Julius Streicher (directeur du journal antisémite Der Stürmer) à déclarer au procès de Nuremberg : “( Si Luther était vivant, ndlr), il serait certainement à mes côtés sur le banc des accusés.” »
LA LUTHERMANIA SE DÉCLINE SOUS LES FORMES LES PLUS… BAROQUES
« Luther et les Allemands » : c’est précisément le thème d’une autre exposition d’envergure et de qualité, qui se tient au château de la Wartburg, dans le land voisin de Thuringe. Cette forteresse imposante, qui surplombe les collines boisées à 426 mètres d’altitude, fut le théâtre de l’un des épisodes les plus rocambolesques de l’épopée luthérienne. Suite à la diète de Worms, où il refusa de se rétracter devant Charles Quint, le dissident fut capturé en mai 1521 par les gardes de Frédéric Le Sage (qui craignait pour la vie de son protégé), puis exfiltré vers la Wartburg. Sous la fausse identité de Junker Jörg (le chevalier Georges), contraint de porter la barbe et la dague, il y demeura jusqu’en mars 1522. Dix mois de réclusion salutaire qu’il mit à profit pour traduire le Nouveau Testament en allemand. La genèse d’un travail qui mènerait en 1534 à la publication de toute la Bible. Avancée primordiale dans la mesure où la scolastique médiévale exigeait que le vulgum pecus soit maintenu à distance des Evangiles, le commentaire et l’exégèse étant réservés à la hiérarchie. On peut y contempler les bibles illustrées et éditées par Cranach. Et comprendre le rôle joué par Luther dans la codification de la langue germanique, en un temps où on ne parlait pas moins de cinq dialectes →
→ distincts. Ce qui lui valut plus tard les éloges de Friedrich Nietzsche, pourtant moyennement enclin à l’admiration (surtout envers un chrétien !).
Toute promenade mémorielle dans la région serait bancale sans la visite d’Erfurt et de sa banlieue, où tout s’est joué. De 1501 à 1505, le jeune Luther y fréquenta l’université, d’où il sortit brillamment diplômé « musicus et philosophus ». Inscrit en faculté de droit, il n’y resta pas deux mois. En juillet 1505, rentrant à pied d’une visite chez ses parents, en Saxe-Anhalt, il fut la proie d’un violent orage, à Stotternheim, aux abords d’Erfurt. Jeté dans une angoisse mortelle, il racontera avoir imploré sainte Anne (la mère de la Vierge Marie) de la manière suivante : « Aide-moi, sainte Anne, je veux devenir moine ! » Deux semaines plus tard, il entrait au couvent des Augustins d’Erfurt. Une pierre de granit rouge, érigée en 1917, commémore ce supposé appel du Ciel et raconte l’illumination de Luther. Ainsi, son chemin de Damas passait par la Thuringe ! Curieux détour. Et la preuve que les voies du Seigneur sont véritablement impénétrables…
■ JEAN-LOUIS TREMBLAIS
(1) Pour en savoir plus sur les manifestations et itinéraires liés à cet événement : www.germany.travel (informations en français).
(2) Sa biographie, peu connue dans le monde catholique, est saisissante. Voir notamment le remarquable ouvrage d’Heinz Schilling : Martin Luther (Salvator).
(3) Le nom sous lequel il est né en 1483. A l’université de Wittenberg, comme d’usage à l’époque, il grécisa son patronyme en Eleutherios (« l’homme libre »). Dès que sa renommée devint nationale, grâce aux traductions des Evangiles et de ses pamphlets en allemand, il ne signa plus que Luther afin de se rapprocher de ses compatriotes. (4) Dans Le Nouveau Pouvoir, l’ex-compagnon du Che évoque le passage d’une matrice catho-laïque française à une vision néoprotestante, sous l’égide d’un président dont le modèle est la Suède et qui fut l’élève de Paul Ricoeur.
WITTENBERG EST DEVENUE UNE DESTINATION TRÈS TENDANCE