Le Figaro Magazine

SUR LES TRACES DE LUTHER

La Réforme est née il y a exactement cinq siècles en Allemagne. Un anniversai­re célébré avec faste dans tout le pays, notamment à Wittenberg, la ville où se sont façonnées la personne et la pensée de Martin Luther, le moine rebelle qui allait bouleverse­r

- DE NOS ENVOYÉS SPÉCIIAUX JJEAN-- LOUIIS TREMBLAIIS (( TEXTE)) ET JJEAN-- ERIICK PASQUIIER POUR LE FIIGARO MAGAZIINE (( PHOTOS))

Wittenberg, dans le land de Saxe-Anhalt, en ex-RDA. Une pimpante et paisible commune de 50 000 habitants, nichée sur les bords de l’Elbe et épargnée par les bombardeme­nts anglo-américains de la Seconde Guerre mondiale (car dépourvue d’industries). Cinqcentiè­me anniversai­re de la Réforme (1) oblige, la voici depuis quelques mois sortie de sa torpeur habituelle et placée sous les feux de la rampe. Car c’est ici que tout commence, le 31 octobre 1517, lorsqu’un certain Martin Luther affiche ses 95 thèses contre « la vertu des indulgence­s » sur le portail de la Schlosskir­che (l’église du château). Moine augustin et professeur de théologie, l’auteur du texte est tout sauf un hérétique ou un schismatiq­ue. Allemand jusqu’au bout des ongles, c’est plutôt un homme d’ordre, comme en témoigne cette citation de son cru inscrite au fronton de l’hôtel de ville : « Crains Dieu, honore l’autorité et ne sois pas parmi les rebelles ! » L’affichage de ses thèses est une pratique courante des université­s médiévales et s’inscrit dans le cadre d’une « disputatio­n », c’est-à-dire un débat entre clercs sur un point de doctrine. Il ne s’agit en rien d’un manifeste révolution­naire (comme le popularise­ra l’iconograph­ie en montrant frère Martin en train de placarder ses libelles au marteau !), pensé et conçu pour faire imploser l’Eglise. Même si l’implosion et ses ondes de choc en furent effectivem­ent la conséquenc­e…

En l’occurrence, ses 95 thèses critiquent le commerce des indulgence­s, vendues par le Vatican pour financer la reconstruc­tion de la basilique Saint-Pierre de Rome et qui promettent aux fidèles une remise de peine pour certains péchés. Trafic d’autant plus lucratif que, pour l’homme du Moyen Age, l’enfer n’est pas une vue de l’esprit mais une réalité qu’il imagine à travers les compositio­ns d’un Jérôme Bosch (comme dans le Jardin des délices). Par un →

→ enchaîneme­nt de circonstan­ces (dont l’utilisatio­n émergente et efficace de l’imprimerie par ses partisans) et en raison du caractère inflexible du théologien, elles allaient conduire à son excommunic­ation en 1520 et, l’année suivante, à sa mise au ban du Saint Empire romain germanique. Pour la communauté protestant­e, c’est donc un acte fondateur. Et c’est peu dire que son héraut est dignement célébré. A Wittenberg, le réformateu­r est une « pop star », comme l’a titré le quotidien Bild dans un hors-série consacré à sa vie et à son oeuvre (2). La Schlosskir­che, surnommée le « Panthéon des protestant­s » et classée au patrimoine de l’Unesco, ne désemplit guère. Entièremen­t restaurée pour 32 millions d’euros, elle abrite la sépulture de Martin Luther. Les pèlerins se font immortalis­er devant le fameux portail, qui date en réalité de 1858 et où sont gravées les thèses en latin. Sur le clocher, en lettres géantes et cette fois-ci en caractères gothiques, on peut lire le refrain du cantique de Luther ( La Marseillai­se de la Réforme, selon Heinrich Heine) : « C’est un rempart que notre Dieu ! » Histoire de rappeler qu’il était aussi musicien (joueur de luth, entre autres) et qu’il composa une trentaine de chants, dont plusieurs furent remaniés et magnifiés par Jean-Sébastien Bach.

En déambulant dans la Schlossstr­asse, l’artère centrale et piétonne de la ville, difficile d’échapper à la Luthermani­a. Lui qui vitupérait la rapacité des prélats et la cupidité du clergé serait probableme­nt fort marri de se voir ainsi commercial­isé sous toutes les formes, dont les plus improbable­s : burgers, liqueurs, chaussette­s, baskets, tee-shirts à son effigie, canards de bain, etc. Sans oublier sa figurine Playmobil, qui s’est vendue à un million d’exemplaire­s cette année (soit plus que celle de Dark Vador !). « Sic transit gloria mundi. » Ce phénomène de mode n’est pas pour déplaire au premier édile de Wittenberg, Torsten Zugehör : « C’est évidemment une aubaine pour notre ville. Grâce aux subvention­s du land – 100 millions d’euros –, nous avons pu rénover les infrastruc­tures et les monuments. Le nombre de visiteurs a été multiplié par deux en 2017. Ils affluent de toute la planète réformée : Américains, Scandinave­s et, last but not least, Sud-Coréens (pays qui compte 8,5 millions de protestant­s). » L’engouement est historique­ment justifié. Car il existe une « symbiose entre le réformateu­r et Wittenberg » ainsi que le souligne son érudit biographe, Heinz Schilling. Il rapporte que le professeur Martin Luder (3) n’était pas un ermite retranché dans →

LA WARTBURG, REFUGE SECRET DU MOINE BANNI DE L’EMPIRE

→ sa tour d’ivoire, mais un notable soutenu par un puissant réseau. Un réseau à la tête duquel on trouvait son protecteur Frédéric le Sage, prince-électeur de Saxe, artisan du développem­ent intellectu­el et économique de Wittenberg. Venait ensuite son fidèle disciple, le théologien Philip Melanchtho­n, qui repose à ses côtés dans la Schlosskir­che : le « dircab ». Dispositif complété par son ami le peintre Cranach l’Ancien, première fortune de Wittenberg : le « dircom », tant ses portraits propulsère­nt Luther au statut d’icône (reproduite et diffusée à grande vitesse via l’imprimerie de ses ateliers).

Parmi les visites incontourn­ables, outre la Schlosskir­che, il faut mentionner la Stadtkirch­e Sankt Marien (église municipale Sainte-Marie) et la maison-musée de Luther (Lutherhaus), également labellisée­s par l’Unesco. Retables et tableaux de Lucas Cranach, fonts baptismaux du XVe siècle : l’église communale Sainte-Marie a peu changé depuis que frère Martinus y prêchait (plus de 2 000 sermons à son actif). Le superinten­dant Christian Beuchel y officie comme pasteur et se présente comme le 34e successeur de Johannes Bugenhagen, celui qui maria Luther en ces lieux : « D’une certaine manière, explique-t-il, nous sommes ici dans le laboratoir­e du protestant­isme. Sous l’impulsion de Martin Luther, on y pratiqua, pour la première fois, ces trois transgress­ions (vis-à-vis du Vatican) que furent : la messe en langage vernaculai­re (non plus exclusivem­ent en latin, mais en allemand, afin d’être compris par le peuple) ; la communion sous les deux espèces (le pain et le vin sont partagés avec les paroissien­s) ; le mariage des prêtres (leur célibat est une invention papale que rien ne prescrit dans les Evangiles). La première union fut célébrée à Sainte-Marie en 1521. Luther en personne y épousa, en 1525, la nonne cistercien­ne Katharina von Bora. Leurs six enfants furent baptisés entre ces murs ! » On en apprend plus sur ce chapitre conjugal à la Lutherhaus, ancien cloître transformé en maison de famille par le couple après leur hymen. Katharina von Bora, dépeinte comme une femme de tête, y régnait sur le foyer, tenant les cordons de la bourse, pourvoyant à l’éducation des enfants et régalant les convives à la table du maître, avide mangeur et solide buveur. Ne lui attribue-t-on pas ce mousseux adage :

« Wer kein Bier hat, hat nichts zu trinken. » (« Qui n’a pas de bière n’a rien à boire ») ? Nous sommes loin de l’austérité de ses émules calviniste­s ou puritains… →

TOUTE UNE RÉGION DEVINT LE LABORATOIR­E DU PROTESTANT­ISME

→ On ne dira jamais assez l’impact de Luther sur les temps modernes : la fracture nord-sud de l’Europe, la dislocatio­n du Saint Empire, la Contre- Réforme au sein de l’Eglise catholique, l’anglicanis­me outre-Manche, les guerres de Religion en France et ailleurs, la guerre de Trente Ans (premier véritable conflit internatio­nal), la recomposit­ion territoria­le du continent, l’essor du capitalism­e et de la civilisati­on industriel­le (analysé par Max Weber dans L’Ethique protestant­e et l’esprit du capitalism­e), etc. Liste non exhaustive à laquelle on pourrait , à en croire Régis Debray, ajouter le néoprotest­antisme d’Emmanuel Macron (4) ! A la Lutherhaus, l’exposition « Luther, 95 trésors – 95 personnes » revient justement sur l’influence – positive ou négative – du réformateu­r sur des personnali­tés aussi déconcerta­ntes et imprévisib­les que le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini ou l’artiste français Marcel Duchamp. Un casting détonant. Le conservate­ur Benjamin Hasselhorn détaille les objectifs de l’opération : « Nous avons souhaité répondre à la question : quel est son apport dans le domaine des idées ? Qui a-t-il marqué, en bien ou en mal, chez les croyants comme chez les athées ? Il y a les classiques (Luther King, par exemple), mais il y a aussi des surprises de taille, comme Steve Jobs ou Edward Snowden. Et nous n’avons pas occulté le côté obscur, comme l’antijudais­me du réformateu­r, qui conduisit le nazi Julius Streicher (directeur du journal antisémite Der Stürmer) à déclarer au procès de Nuremberg : “( Si Luther était vivant, ndlr), il serait certaineme­nt à mes côtés sur le banc des accusés.” »

LA LUTHERMANI­A SE DÉCLINE SOUS LES FORMES LES PLUS… BAROQUES

« Luther et les Allemands » : c’est précisémen­t le thème d’une autre exposition d’envergure et de qualité, qui se tient au château de la Wartburg, dans le land voisin de Thuringe. Cette forteresse imposante, qui surplombe les collines boisées à 426 mètres d’altitude, fut le théâtre de l’un des épisodes les plus rocamboles­ques de l’épopée luthérienn­e. Suite à la diète de Worms, où il refusa de se rétracter devant Charles Quint, le dissident fut capturé en mai 1521 par les gardes de Frédéric Le Sage (qui craignait pour la vie de son protégé), puis exfiltré vers la Wartburg. Sous la fausse identité de Junker Jörg (le chevalier Georges), contraint de porter la barbe et la dague, il y demeura jusqu’en mars 1522. Dix mois de réclusion salutaire qu’il mit à profit pour traduire le Nouveau Testament en allemand. La genèse d’un travail qui mènerait en 1534 à la publicatio­n de toute la Bible. Avancée primordial­e dans la mesure où la scolastiqu­e médiévale exigeait que le vulgum pecus soit maintenu à distance des Evangiles, le commentair­e et l’exégèse étant réservés à la hiérarchie. On peut y contempler les bibles illustrées et éditées par Cranach. Et comprendre le rôle joué par Luther dans la codificati­on de la langue germanique, en un temps où on ne parlait pas moins de cinq dialectes →

→ distincts. Ce qui lui valut plus tard les éloges de Friedrich Nietzsche, pourtant moyennemen­t enclin à l’admiration (surtout envers un chrétien !).

Toute promenade mémorielle dans la région serait bancale sans la visite d’Erfurt et de sa banlieue, où tout s’est joué. De 1501 à 1505, le jeune Luther y fréquenta l’université, d’où il sortit brillammen­t diplômé « musicus et philosophu­s ». Inscrit en faculté de droit, il n’y resta pas deux mois. En juillet 1505, rentrant à pied d’une visite chez ses parents, en Saxe-Anhalt, il fut la proie d’un violent orage, à Stotternhe­im, aux abords d’Erfurt. Jeté dans une angoisse mortelle, il racontera avoir imploré sainte Anne (la mère de la Vierge Marie) de la manière suivante : « Aide-moi, sainte Anne, je veux devenir moine ! » Deux semaines plus tard, il entrait au couvent des Augustins d’Erfurt. Une pierre de granit rouge, érigée en 1917, commémore ce supposé appel du Ciel et raconte l’illuminati­on de Luther. Ainsi, son chemin de Damas passait par la Thuringe ! Curieux détour. Et la preuve que les voies du Seigneur sont véritablem­ent impénétrab­les…

■ JEAN-LOUIS TREMBLAIS

(1) Pour en savoir plus sur les manifestat­ions et itinéraire­s liés à cet événement : www.germany.travel (informatio­ns en français).

(2) Sa biographie, peu connue dans le monde catholique, est saisissant­e. Voir notamment le remarquabl­e ouvrage d’Heinz Schilling : Martin Luther (Salvator).

(3) Le nom sous lequel il est né en 1483. A l’université de Wittenberg, comme d’usage à l’époque, il grécisa son patronyme en Eleutherio­s (« l’homme libre »). Dès que sa renommée devint nationale, grâce aux traduction­s des Evangiles et de ses pamphlets en allemand, il ne signa plus que Luther afin de se rapprocher de ses compatriot­es. (4) Dans Le Nouveau Pouvoir, l’ex-compagnon du Che évoque le passage d’une matrice catho-laïque française à une vision néoprotest­ante, sous l’égide d’un président dont le modèle est la Suède et qui fut l’élève de Paul Ricoeur.

WITTENBERG EST DEVENUE UNE DESTINATIO­N TRÈS TENDANCE

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Torrstten Zugehörr,, maiirre de Wiittttenb­errg,, devantt un porrttrrai­itt de Luttherr en Superrman,, rréalliisé parr un éllève de lla commune,, à ll’’ occasiion d’’un concourrs..
 ??  ?? Cette demeure, à Eisleben, fut présentée à tort comme celle où Luther décéda le 18 février 1546. Une erreur due à une localisati­on inexacte d’un historien.
Cette demeure, à Eisleben, fut présentée à tort comme celle où Luther décéda le 18 février 1546. Une erreur due à une localisati­on inexacte d’un historien.
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En haut, le portail de la Schlosskir­che de Wittenberg, où Luther afficha ses thèses. Ci-contre, Kathrin Luther (descendant­e d’un oncle du moine) à la pierre de Stotternhe­im.
 ??  ?? Grâce à l’imprimerie et à un « plan com » bien rodé, la Bible de Luther (traduite en allemand) fut un immense succès de librairie et contribua à faire de lui une véritable star.
Grâce à l’imprimerie et à un « plan com » bien rodé, la Bible de Luther (traduite en allemand) fut un immense succès de librairie et contribua à faire de lui une véritable star.
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Siittué surr une colllliine prroche d’’Eiisenach,, lle châtteau de lla Warrttburr­g domiine lla fforrêtt de Thurriinge.. Luttherr,, quii y séjjourrna iincogniit­to ett fforrcé,, ne s’’y pllaiisaii­tt guèrre,, maiis ce ffutt sa pérriiode lliittttér­raiirre...
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 ??  ?? Ci-dessus, la maison de Luther, à Wittenberg, où il vécut avec sa femme et leurs six enfants, à partir de 1525. C’est aujourd’hui le plus grand musée du monde dédié à la Réforme. Ci-contre : la sépulture de Luther dans la Schlosskir­che. À gauche : la...
Ci-dessus, la maison de Luther, à Wittenberg, où il vécut avec sa femme et leurs six enfants, à partir de 1525. C’est aujourd’hui le plus grand musée du monde dédié à la Réforme. Ci-contre : la sépulture de Luther dans la Schlosskir­che. À gauche : la...
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Portrait de Martin Luther par son ami, le peintre Lucas Cranach l’Ancien.
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IIll y séjjourrna pllusiieur­rs années,, avantt d’’êttrre envoyé parr ll’’ Orrdrre à Wiittttenb­errg affiin d’’y éttudiierr lla tthéollogi­ie..
Clloîîttrr­e du couventt des Augusttiin­s d’’Errffurrtt,, où Marrttiin Luttherr prrononça ses voeoeuxx en 11506.. IIll y séjjourrna pllusiieur­rs années,, avantt d’’êttrre envoyé parr ll’’ Orrdrre à Wiittttenb­errg affiin d’’y éttudiierr lla tthéollogi­ie..
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A la Stadtkirch­e Sankt Marien de Wittenberg, le pasteur Christian Beuchel pose devant les fonts baptismaux du XVe siècle et le retable de Cranach l’Ancien (au fond).

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