Olivier Rey : « La qualité d’une civilisation ne se mesure pas, elle s’apprécie »
Pangloss règne en maître, et les livres montrant à grand renfort de courbes et de tableaux que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles se succèdent en librairie. Olivier Rey n’est pas convaincu par ces batteries statistiques. Il considère que les nombres ne pourront jamais nous éclairer complètement sur une époque.
Les chiffres et les lettres. Au départ, Olivier Rey est mathématicien. Après l’Ecole polytechnique, il entre au CNRS, mais, en 2009, il quitte la section mathématiques pour rejoindre celle de philosophie (qu’il enseigne à Paris I). Son roman Après la chute (PGDR, 2014) a été remarqué par Michel Houellebecq. Une question de taille (Stock, 2014), essai sur l’hubris contemporaine, était un puissant éloge de la mesure. Quand le monde s’est fait nombre ( Stock, 2016), son dernier livre, souligne la sécheresse d’une époque impuissante à se définir autrement que par des pourcentages. Ce philosophe pense son temps sans complaisance : il s’étonne de l’autocélébration d’un présent qui méprise son passé et restaure la nécessité d’une cosmogonie.
Un certain nombre d’ouvrages ( Sapiens, de Yuval Noah Harari, La Part d’ange en nous, de Steven Pinker, Non, ce n’était pas mieux avant, de Johann Norberg) établissent, par la statistique, le progrès de la prospérité et le recul de la violence. Ces chiffres peuvent-ils témoigner d’une amélioration de nos sociétés ? De tels chiffres ont une vertu : ils nous rappellent les maux très réels qui grevaient le passé, ils nous invitent à ne pas négliger les bienfaits de la modernité. Cependant, la publicité dont bénéficient les ouvrages que vous citez tient au fait qu’ils sont d’abord des outils de propagande, destinés à rassurer des populations que l’évolution de la situation rend de plus en plus inquiètes. Il s’agit, à grand renfort de courbes et de tableaux, de faire douter les gens de ce qu’ils voient, de ce qu’ils entendent et de ce qu’ils ressentent. Il y aurait, d’un côté, les faits attestés, selon lesquels le monde va de mieux en mieux ; et de l’autre, des angoisses infondées, engendrées par des prophètes de malheur. Remarquons quand même que ce sont des études scientifiques qui, par exemple, disent que le climat se dérègle, que les espèces vivantes disparaissent, que les sols se dégradent, que la terre est sollicitée au-delà de ses capacités de régénération, etc. S’il est des statistiques gaillardes, il en est d’autres, atterrantes. Et ce sont des sensibilités non pas pathologiquement dépressives mais, au contraire, tout à fait saines qui constatent la difficulté croissante à mener une vie qui ait un sens, à élever des enfants, à s’inscrire dans une histoire, à envisager l’avenir avec confiance. Orwell, dans Un peu d’air frais, roman beaucoup moins célèbre que 1984, mais qui mérite tout autant d’être lu, s’interroge : la vie de la plupart des Anglais, avant la Grande Guerre, était plus rude que celle de leurs successeurs ; pourtant, « les gens avaient alors quelque chose qu’ils n’ont pas aujourd’hui. Quoi ? C’est simplement que l’avenir ne leur apparaissait pas terrifiant. […] Ils ne sentaient pas le sol se dérober sous leurs pieds. » Cette impression du sol qui se dérobe sous nos pieds s’aggrave sans cesse. Prétendre, statistiques à l’appui, que « contrairement à ce qu’on croit, le monde ne s’est jamais aussi bien porté », comme le font Norberg et consorts, contribue moins à dissiper nos inquiétudes qu’à attirer le discrédit sur la statistique. Comment se fier aux nombres, si ceux-ci ignorent ce qui est, pour la plupart d’entre nous, de l’ordre de l’évidence ?
Le philosophe Michel Serres affirme que « le tabac tue plus en France que le terrorisme », ce qui est indéniable. En quoi ces comparaisons nous renseignent-elles ?
Michel Serres va même plus loin : il affirme que « les citoyens contemporains ont une chance sur 10 millions de mourir du terrorisme, alors qu’ils ont une chance sur 700 000 d’être tués par la chute d’un astéroïde ». J’ignore sur quelles bases il arrive à de telles évaluations. A supposer même qu’elles soient justes, la comparaison n’a de toute façon guère de sens. L’être humain est, pour reprendre la formule d’Aristote, le « vivant politique » : c’est au sein de cette vie partagée que l’humanité se développe et s’accomplit. Or, une météorite, aussi meurtrière soit-elle, ne remet pas en cause la vie commune, alors que le terrorisme, aussi limités soient ses effets objectifs, y attente gravement. Mettre sur le même plan les morts causées par les chutes d’astéroïdes, le tabac, les accidents de voiture ou le terrorisme, c’est ranger dans la même catégorie vaches, tables et tour Eiffel →
→ au prétexte que les unes et les autres ont quatre pieds. Dans un premier temps, on s’émerveille de rapprochements aussi audacieux. Dans un second, on se dit qu’on avait eu raison de n’y avoir jamais procédé soi-même. La lucidité nécessaire pour résister au terrorisme réclame à la fois que nous ne nous exagérions pas les risques qu’il fait courir, et que nous reconnaissions la nocivité spécifique dont il est porteur – dont le nombre de morts qu’il provoque ne rend absolument pas compte.
La querelle des embouteillages à Paris et de la pollution qu’ils provoquent donne lieu à une bataille de chiffres infinie. Que révèle ce dialogue de sourds ?
Il montre que les chiffres sont devenus indispensables au débat, puisque chaque parti est tenu de s’appuyer sur des études quantitatives pour défendre ses positions. Il montre aussi que les chiffres, à eux seuls, ne peuvent permettre de trancher un débat, puisque chaque parti parvient à en produire qui servent sa cause. Pourquoi de telles contradictions entre des mesures réputées objectives ? Les études peuvent être « travaillées » afin de répondre aux souhaits de ceux qui les commandent ; et, sans aller jusque-là, il est assez aisé de sélectionner, parmi toutes les mesures qu’il est possible d’effectuer, celles qui fourniront des résultats propres à conforter la position qu’on cherche à défendre. Ensuite, chaque camp tient les chiffres qu’il avance pour les seuls pertinents. Il en va toujours ainsi quand une controverse atteint un certain degré d’intensité : chaque parti n’est plus sensible qu’aux arguments qui servent sa cause, et devient sourd à ceux qui la contredisent. C’est pourquoi les chiffres sont impuissants à faire triompher un point de vue. En revanche, sans chiffres, on est à peu près assuré de perdre. C’est un peu comme l’artillerie à la guerre : on ne gagne pas en se contentant de tirer au canon, mais sans canons, on se trouve fort démuni.
Le fact checking et le data journalism sont parfois tentés de résoudre toutes les controverses politiques par les chiffres. En quoi cette ambition est-elle discutable ?
En général, les débats politiques n’opposent pas des gens qui ont complètement raison à des gens qui ont complètement tort. Chaque parti détenant une part de vérité, chacun est capable de faire valoir des chiffres, plus ou moins exacts, propres à appuyer ses dires – l’habileté consistant à choisir les données favorables à sa cause. D’où la difficulté, déjà évoquée, à résoudre une controverse par des chiffres. Par ailleurs, ce n’est pas par des calculs que l’on détermine ce qui est souhaitable : c’est seulement une fois le souhaitable déterminé que les calculs sont susceptibles d’intervenir, pour aider à fixer les moyens à déployer pour l’atteindre et vérifier leur efficacité. Voilà pourquoi, si des statistiques fiables peuvent et doivent éclairer la politique, elles ne sauraient en aucun cas s’y substituer. Prétendre déduire la politique d’états de fait et de données quantitatives, c’est simplement dissimuler les choix qui, avant les moyens à mettre en oeuvre, élisent les fins que ces moyens doivent permettent de poursuivre. On comprend que les gouvernants soient tentés de procéder ainsi. Cela leur permet de pallier tant bien que mal le peu de confiance qui leur est accordé, d’abriter leurs décisions derrière des apparences objectives, et de donner à leurs actes l’autorité qui ne leur est pas reconnue à titre personnel.
Si les chiffres ne sont pas suffisamment éclairants, à quoi se mesure la qualité d’une civilisation ?
Je présume que la qualité d’une civilisation fait partie de ces choses qui ne se mesurent pas, mais s’apprécient. Que l’on songe à la qualité d’un vin : elle ne se mesure pas (sauf dans les guides qui attribuent des notes), mais se goûte. De plus, dans le cas des civilisations, qui est le meilleur juge de leur qualité : ceux qui vivent en son sein ou bien ceux qui, plus tard, jugent de ce qu’elle a légué ?
A titre personnel, il me semble que le plus grand enjeu d’une civilisation humaine réside dans l’articulation harmonieuse et féconde de la dimension horizontale – ce qui se vit ici et maintenant, dans la trame des jours – avec la dimension verticale – ce qui ouvre cette vie sur ce qui la dépasse. Une civilisation accomplie sait faire du présent une rencontre entre le passé dont elle est issue et l’avenir qu’elle prépare, entre ce qui passe et l’éternel. Je reconnais qu’à cette aune, notre civilisation, qui combine son dédain du passé et l’incapacité croissante à se donner un avenir (car avec quoi le penser, si ce n’est avec les ressources héritées du passé), et qui se veut sortie de la religion, ne fait pas bonne figure.
La nostalgie est-elle selon vous un sentiment mortifère ?
Cela dépend de la façon dont elle est vécue. Le mot « nostalgie » a été forgé pour désigner le mal du pays dont les mercenaires suisses étaient la proie, durant les longues années où ils servaient à l’étranger. Les hommes ont beau ne pas être, comme les plantes, assignés à un lieu, ils ont néanmoins des racines. Ils sont capables de s’arracher du cadre qui les a vus naître et dans lequel ils ont grandi, de changer de milieu et de coutumes, mais ces changements, cet arrachement ne vont pas sans souffrance. Si la nostalgie, quand son empire est trop grand, devient paralysante et mortifère, l’imperméabilité à la nostalgie est un signe d’inhumanité. Peutêtre les trans humains qu’on nous annonce seront-ils immunisés contre cet affect : raison supplémentaire pour préférer demeurer humain. Se retourner, regretter ce qui n’est plus, cela fait partie de notre être.
La nostalgie, comme toute chose, a ses dangers. Elle a aussi ses vertus. Sans elle, nous serions de purs opportunistes, prêts à accepter n’importe quoi pourvu que cela nous permette de tirer au mieux notre épingle du jeu. Avec elle, nous nous rappelons qu’il n’y a pas de vie humaine qui vaille sans attachement à des êtres, à des lieux, à des →
Les hommes ont beau ne pas être, comme les plantes, assignés à un lieu, ils ont néanmoins des racines