Le Figaro Magazine

OLIVIER REY “LA QUALITÉ D’UNE CIVILISATI­ON NE SE MESURE PAS, ELLE S’APPRÉCIE”

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→ paysages, à des usages, à des souvenirs… Comme l’a écrit Simone Weil dans L’Enracineme­nt : « Une vie humaine sans fidélité est quelque chose de hideux. »

Réciproque­ment, une fidélité confère dignité à toute vie humaine.

Le passé n’est-il pas toujours idéalisé par ceux qui ne l’ont pas vécu ?

Le passé peut être l’objet de toutes sortes de projection­s. Il lui arrive d’être idéalisé, il lui arrive également d’être calomnié. A tout prendre, je crois l’idéalisati­on moins grave que la calomnie, qui joint à la déformatio­n du réel le péché d’ingratitud­e. Car d’où viendrait notre hypothétiq­ue supériorit­é sur les temps passés, sinon de ce que l’humanité a appris en les traversant ? C’est pourquoi,

« quels que puissent être nos efforts, la plus longue vie bien employée ne nous permettra jamais de rendre qu’une partie impercepti­ble de ce que nous avons reçu » ( Auguste Comte). Je note aussi que l’idéalisati­on du passé ne constitue pas forcément une entrave à l’action. Elle peut aussi la stimuler : au lieu qu’un passé décrié invite à se satisfaire d’un présent incroyable­ment supérieur à tout ce qui l’aprécédé, un passé idéalisé peut, par l’admiration qu’on lui voue, inspirer de grandes choses, en fouettant le désir de se montrer à la hauteur.

« Celui qui ne couche pas avec son époque est un impuissant » disait, en substance, Roger Nimier. Refuser d’embrasser en bloc la modernité, est-ce être romantique, décliniste, impuissant ?

Coucher avec son époque, il me semble que tout le monde est obligé de le faire, bon gré mal gré. La question qui se pose n’est donc pas de coucher ou non, mais, faut-il passer tout son temps à l’horizontal­e ? Je pense à Ouranos, sans cesse étendu sur Gaïa au point d’empêcher celle-ci d’accoucher. Il fallut que Cronos, de l’intérieur du ventre de sa mère, tranche à la serpe le sexe de son père pour qu’Ouranos s’écarte, qu’un espace advienne entre le ciel et la terre où la vie puisse s’épanouir et fructifier. Enfanter suppose de ne pas être impuissant, mais aussi de ne pas passer l’intégralit­é de son temps à forniquer. Pour faire des enfants à son époque, il faut aussi savoir s’en détacher. L’attitude féconde ne consiste certes pas à refuser tout contact avec le monde tel qu’il va. C’est en lui qu’il nous est donné de vivre, c’est en lui que notre existence doit s’accomplir. Pour autant, le prendre pour mesure de toute chose, c’est retirer à la pensée les points d’appui extérieurs dont elle a besoin pour s’élever, c’est s’exposer sans défense aux pires déchéances. Contre l’invitation permanente à se vautrer sur le présent, ce sont les exemples du passé qui nous remettent sur nos jambes. Sans fidélité à ce qui nous a précédés, notre marche se condamne à n’être qu’un rampement sans fin.

■ PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT TRÉMOLET DE VILLERS

Quand le monde s’est fait nombre, d’Olivier Rey, Stock, 328 p., 19,50 €.

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