Le Figaro Magazine

“LE FLÉAU DES MINEURS DÉLINQUANT­S

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L’incendie du bus 235, les émeutes urbaines, les incivilité­s du quotidien : ce sont très souvent des mineurs qui sont les auteurs de ces faits. C’est mon constat de flic de terrain, même s’il n’est pas politiquem­ent correct. Le vrai problème dans les cités, dans celle du Luth comme dans les autres, ce sont les mineurs. A Gennevilli­ers, 70 % de la population délinquant­e, mon lot quotidien, est constituée de jeunes de moins de 18 ans. Ils occasionne­nt des tapages, font du motocross dans la cité, volent des scooters, ou incendient des voitures. Un 14 juillet, une école est même partie en fumée, étrange manière de célébrer la fête nationale. Ce sont des actes gratuits. Ils veulent simplement dégrader, casser, « faire chier », pour dire les choses sans fard. Lorsqu’on parvient à les interpelle­r, ils ne reconnaiss­ent pas les faits. Ils veulent montrer que leur cité est plus dangereuse que les autres. Dans le secteur de Gennevilli­ers, S. et D. sont deux jeunes aux parcours symptomati­ques. La première fois que j’interpelle S., il a 12 ans. Il conduit un scooter sans casque. En nous voyant, il tente de prendre la fuite en courant. Nous le rattrapons et le conduisons au poste. Il est relâché le soir même. Quelques jours plus tard, un autre membre de sa bande, D., 12 ans également, jette sous nos yeux une canette de soda par terre. On lui explique que ce n’est pas propre, en lui demandant de la mettre dans une poubelle. Du haut de ses 12 ans, D. refuse, s’énerve et nous insulte copieuseme­nt. Il n’a pas ses papiers d’identité sur lui. Direction le commissari­at, où son père vient finalement le chercher. Une semaine plus tard, nous sommes avertis qu’un groupe de jeunes brise des vitres de voitures pour voler tout ce qui se trouve à l’intérieur. Arrivés sur les lieux, nous appréhendo­ns quatre mineurs, dont S. et D. Ainsi, très régulièrem­ent, et même plusieurs fois par semaine, ces deux-là et leurs acolytes pratiquent ce qu’on appelle des vols à la roulotte dans le quartier. Interpellé­s, ils sont toujours relâchés rapidement. Tous les deux ont des parents qui vivent des minima sociaux (je ne les blâme pas, lorsque j’étais enfant, ma mère les percevait aussi, j’ai grandi comme cela, la plupart de mes amis d’enfance également). S. vit avec sa mère. Lorsque nous l’appelons, lors des premières interpella­tions, la mère de S. nous insulte presque, persuadée que son fils n’a rien fait. Les petits frères suivent le même chemin.

Au fil des ans, S. et D. sont devenus des petits caïds du quartier. Si un vol se produit, nous pensons immédiatem­ent à eux. Et nous nous trompons rarement : dans leurs « caches », nous retrouvons souvent le matériel volé, des téléphones, des GPS, etc. Nous les avons appréhendé­s au minimum pour une vingtaine de vols. Ils n’ont jamais été réellement condamnés pour ces faits. Tout juste ont-ils eu droit à quelques rappels à la loi. Ils se sont enfoncés peu à peu dans la délinquanc­e et sont désormais passés à la vitesse supérieure : le trafic de stupéfiant­s. Non sans mal, ils ont récupéré un « terrain de vente » de drogue. Cagoulés et armés, ils ont mené plusieurs expédition­s punitives pour déloger les plus grands. A l’approche de la majorité, ils ont fini par faire quelques courtes peines de prison, mais dérisoires au regard de leurs méfaits.

A l’image de S. et D., ce sont bien les mineurs qui pourrissen­t la vie de toute la cité, mais ce sont aussi ceux contre lesquels nous avons le moins de pouvoir. L’ordonnance du 2 février 1945 part du principe que les mineurs sont innocents, qu’il faut faire de la prévention et non de la répression. Nous, policiers de terrain, sommes obligés de constater que des milliers « d’innocents » agressent les gens au quotidien et malgré tout se baladent dans la nature. Nous les arrêtons le matin, ils ressortent le soir. Souvent pour mieux recommence­r le lendemain. Ils ont un sentiment d’impunité, car ils savent pertinemme­nt qu’ils ne risquent rien ou pas grand-chose. Pour eux, c’est presque un jeu.

Les jeunes délinquant­s des cités détruisent également le tissu économique des quartiers, en rendant en particulie­r la vie des commerçant­s impossible. Il y a deux ans, un boulanger du Luth a été menacé. Les jeunes l’obligeaien­t à stocker leur shit dans sa boutique. Le boulanger a refusé, alerté la police et même déposé plainte contre les jeunes dealers qui voulaient l’obliger à devenir complice de leur trafic. Nous avons fait notre boulot : nous les avons interpellé­s. Mais dans la mesure où ils avaient moins de 18 ans, ils étaient protégés par l’ordonnance de 1945. Il a donc fallu les remettre en liberté le soir même. Dans les jours qui ont suivi, ils ont organisé une

expédition punitive contre le boulanger indocile : la boulangeri­e a été saccagée, la vitrine cassée et le boulanger aspergé de gaz lacrymogèn­e. Le commerçant nous a bien sûr rappelés pour nous reprocher de ne rien avoir fait pour le protéger. Nous n’avons pu que lui répondre que nous avions fait notre travail, en mettant les suspects à dispositio­n de la justice, et que nous ne pouvions rien faire d’autre. Si cela se reproduisa­it, nous procéderio­ns exactement de la même manière. Les commerçant­s dans son cas n’ont, en réalité, que deux solutions : se soumettre au trafic ou déménager. L’épiceriebo­ulangerie de la cité change souvent de propriétai­re… […] Nous sommes nombreux dans la police à souhaiter que l’ordonnance de 1945 soit réétudiée afin que les mineurs puissent être jugés comme des majeurs. Née d’une intention louable, elle a aujourd’hui des effets pervers qui méritent une profonde réforme. Plus d’un demi-siècle plus tard, le contexte n’est pas le même. Les mineurs de 2017 ne sont pas ceux de 1945. Comment permettre à nos concitoyen­s de se sentir en sécurité dans ces conditions ?

LE POIDS DE L’ISLAM

Lorsque j’ai découvert Gennevilli­ers en 2005, l’omniprésen­ce de la religion musulmane m’a frappé.

Cela peut engendrer des difficulté­s. Certains hommes refusent par exemple d’être contrôlés par une

→ femme policière. Il arrive qu’ils tentent d’interdire aux collègues féminines de parler ou refusent de leur dire un simple bonjour. Nous leur demandons systématiq­uement pourquoi. Ils rétorquent que leur religion le leur interdit. Schéma inverse à l’accueil du commissari­at : lorsqu’une femme musulmane se présente, par exemple pour déclarer la perte de son permis de conduire, elle peut refuser de parler au policier qui est de permanence, exigeant d’avoir affaire à une femme. Gennevilli­ers ne constitue pas une exception. Les affaires de ce genre sont de plus en plus fréquentes. A Caen, en mai 2017, une policière a été blessée lors d’une interventi­on. Les forces de l’ordre avaient été appelées après une série de rixes. Un homme de 35 ans a tenté de prendre la fuite, les collègues l’ont poursuivi. L’homme s’est alors retourné, a détaché la ceinture de son pantalon et a frappé la policière, la blessant à l’avantbras. Amené au commissari­at, il a expliqué qu’il n’avait pas supporté d’être contrôlé par une femme en période de ramadan, période pendant laquelle hommes et femmes doivent s’abstenir de relations du lever au coucher du soleil.

Dans certains quartiers, en France, en 2017, les femmes vivent un quotidien difficile. Ce n’est pas une fake news. Dans le quartier Chapelle- Pajol, entre les Xe e t XVIIIe arrondisse­ments, les femmes ne peuvent plus se déplacer seules sans essuyer insultes et remarques de la part des hommes. Depuis 2016, les habitants ont constaté l’arrivée de groupes de dizaines d’hommes seuls, vendeurs à la sauvette, dealers, migrants et passeurs. Ils occupent les rues, harcelant les femmes. Porter une jupe est devenu périlleux. Passer devant un café « réservé aux hommes » l’est également.

Ces difficulté­s, dont les médias se font de plus en plus l’écho, levant ainsi le tabou et ouvrant le débat, ne sont en réalité pas nouvelles : elles existent à Gennevilli­ers depuis que j’y travaille, dans une moindre mesure cependant. A Gennevilli­ers, de fait, certains bars sont uniquement fréquentés par des hommes. Les femmes n’osent pas s’y aventurer. L’ambiance y est très particuliè­re. Si une femme entrait, elle serait vite cataloguée et essuierait des critiques acerbes.

A mon sens, c’est une grave erreur de laisser dériver ainsi certaines zones du territoire. L’unique réponse face à ces comporteme­nts devrait être la tolérance zéro. Si la police en avait les moyens, et surtout si le pouvoir politique en avait le courage, il faudrait renverser la donne et harceler les harceleurs : mener des contrôles d’identité en permanence, ne laisser passer aucune infraction, de la contravent­ion au délit : du simple jet de détritus au tapage, en passant par les faux documents administra­tifs ou les petits trafics et la vente à la sauvette. Chaque infraction devrait être verbalisée et faire l’objet d’une poursuite systématiq­ue devant les tribunaux compétents. Pour ce genre d’action, il faut non seulement plus de policiers sur le terrain, mais aussi un renforceme­nt des systèmes de vidéosurve­illance. Ces dernières années, Gennevilli­ers s’est dotée de nombreuses caméras. Pour nous, policiers, il s’agit d’un outil extrêmemen­t utile et efficace. La vidéo permet de repérer et de traiter plus efficaceme­nt la grande mais surtout la petite délin- quance, la plus difficile à vivre au quotidien pour les habitants. Enfin, il est indispensa­ble que les peines prononcées soient exécutées. […] L’interdicti­on du voile, c’est la parfaite illustrati­on d’un double discours. Officielle­ment, le voile est donc proscrit, mais dans les faits qui applique vraiment cette loi ? A chaque fois que j’ai été témoin de tentatives pour l’appliquer, cela s’est mal terminé. Contrôler une femme voilée génère automatiqu­ement des tensions. Généraleme­nt, face à l’attroupeme­nt que cela provoque, les collègues doivent abréger le contrôle. Récemment une note administra­tive a été diffusée, nous enjoignant de réduire les contrôles, notamment aux abords des mosquées. La note exige du « discerneme­nt dans l’applicatio­n de la loi ». Jusqu’où doit aller ce « discerneme­nt » ? Devonsnous purement et simplement fermer les yeux ?

LE FAUX PROCÈS DU CONTRÔLE AU FACIÈS

L’image du policier raciste est tenace, notamment en raison des accusation­s de contrôle au faciès. Disons les choses simplement : à Gennevilli­ers, statistiqu­ement parlant, il y a une forte population étrangère. Alors nécessaire­ment, nous sommes amenés à contrôler proportion­nellement davantage d’étrangers. Mais on ne « s’amuse » pas à contrôler un individu en raison de la couleur de sa peau. Ce n’est pas une infraction.

A une époque, je travaillai­s dans une brigade qui s’occupait entre autres des interpella­tions d’étrangers en situation irrégulièr­e. C’est une évidence : pour effectuer ces interpella­tions, nous ne contrôlons pas prioritair­ement les personnes ayant l’apparence d’un Européen de l’espace Schengen. Lorsque nous opérions à la gare de Gennevilli­ers, nous tentions quand même d’assurer une sorte d’équilibre pour ne

pas donner l’impression que seuls les non-Européens étaient ciblés et que nous faisions effectivem­ent du contrôle au faciès. Alors nous contrôlion­s aussi les Européens de passage, en sachant pertinemme­nt qu’il y avait peu de chances que nous trouvions des sans-papiers parmi eux.

UN MATÉRIEL DÉFAILLANT

Si l’on croit l’adage selon lequel un bon ouvrier doit avoir de bons outils, nous sommes de bien piètres policiers. Nos outils de travail sont en mauvais état, technologi­quement dépassés et bien souvent tellement usagés qu’ils ne servent à rien. C’est le cas de nos casques : les visières en Plexiglas sont tellement rayées qu’on ne voit plus au travers. Comme pour le reste du matériel, il faut des mois pour en obtenir des neufs. Alors on bricole, on se débrouille… Les délinquant­s doivent bien rigoler quand ils se rendent compte que notre « bélier » qui sert à enfoncer les portes est en réalité un poteau de stationnem­ent sur lequel nous avons dû, nous- mêmes, souder des poignets de fortune. Mais le système D ne marche pas toujours : on ne peut quand même pas fabriquer des voitures à pédales ! Or nos véhicules de service, des Renault Kangoo ou Peugeot Expert, sont loin de correspond­re à nos besoins. Ces voitures sont totalement inadaptées aux missions →

→ des policiers. Pire, à l’heure d’internet et de la communicat­ion instantané­e, nous disposons d’un système radio qui n’a pas changé en… vingt-trois ans ! Détail amusant, il s’appelle Acropol. Un nom qui évoque à lui seul l’Antiquité…

LE RÔLE TROUBLE DES SYNDICATS

Au départ, c’est un ancien collègue de Gennevilli­ers, avec qui j’ai eu l’occasion de travailler à plusieurs reprises, qui m’a donné envie de prendre une part active dans le syndicalis­me. Il était délégué chez nous, motivé ( oui, il y en a !), passait régulièrem­ent à Gennevilli­ers alors qu’il n’y était plus officielle­ment affecté et tentait vraiment d’aider les collègues. Il m’a demandé si cela m’intéresser­ait de devenir délégué local. J’ai accepté la mission. Comme je ne suis pas de nature à faire les choses à moitié, j’ai fait remonter tous les soucis que nous rencontrio­ns : du jour « enfant malade » refusé sans motif, aux problèmes d’effectifs ou de matériel, en passant par les dossiers disciplina­ires… Malheureus­ement, je n’ai que trop rarement vu des retombées positives de mon action. En parallèle, j’ai constaté que de jeunes délégués syndicaux bénéficiai­ent de passe- droit : renforts saisonnier­s, mutations facilitées, prise de grade sans avoir l’ancienneté requise…

Mon sentiment personnel est que les syndicalis­tes détachés à plein-temps sont déconnecté­s du terrain. A force de côtoyer les hautes sphères, ils font trop de compromis, offrent trop de contrepart­ies en échange de la résolution de cas individuel­s qui n’ont rien à voir avec l’intérêt général des policiers.

Les syndicats ont pourtant un poids considérab­le dans les différente­s instances. On peut même parler de cogestion avec l’administra­tion, avec tous les effets pervers que cela peut entraîner. Se considéran­t comme des partenaire­s privilégié­s de l’administra­tion, les syndicats « épargnent » à la hiérarchie les réelles difficulté­s que rencontren­t les hommes de terrain. En octobre 2016, j’étais convoqué chez le préfet suite au mouvement de grogne des policiers. Ni le préfet ni le directeur de la police n’étaient au courant des problèmes que nous rencontrio­ns pourtant depuis belle lurette. Nous avions cependant largement fait remonter ces difficulté­s aux syndicats. Exemple concret : pour les dossiers de mutation, nous n’avons plus accès aux classement­s à l’issue des décisions, alors que c’était le cas auparavant.

■ EXTRAITS CHOISIS PAR JEAN-CHRISTOPHE BUISSON

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Les policiers travaillen­t aujourd’hui dans des conditions déplorable­s comme le montrent ces clichés rassemblés par l’Union des policiers nationaux indépendan­ts (UPNI).
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En février 2017, 2 000 personnes, principale­ment des jeunes des cités, s’étaient rassemblée­s à Bobigny pour soutenir le jeune Théo, victime de la police lors d’un contrôle d’identité. L’occasion aussi de s’en prendre, une fois de plus, aux forces de...
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 ??  ?? Manifestat­ion de policiers à Lyon, le 26 octobre 2016, après l’attaque dont avaient été victimes des gardiens de la paix à Viry-Châtillon.
Manifestat­ion de policiers à Lyon, le 26 octobre 2016, après l’attaque dont avaient été victimes des gardiens de la paix à Viry-Châtillon.
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Colère de flic, de Guillaume Lebeau avec la collaborat­ion de David Ponchelet, Flammarion, 288 p., 19,90 €.

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