IL SUFFIT PARFOIS DE POUSSER LES BONNES PORTES
Le matin, je m’éveille aux grelots du départ (…) Et je vais, fier de n’être attendu nulle part. » Pourquoi les vers de Charles Cros résonnaient-ils dans nos coeurs d’urbains ? Le poème s’appelait Tsigane et je n’avais rien de tsigane. J’étais né en France, produit d’aucun mélange. Depuis des siècles, ma famille était encalminée dans le territoire. Elle labourait le même sol, ne méritait même pas une place dans une note de bas de page d’un livre de Patrick Boucheron. Songez ! ma généalogie n’exprimait aucune ouverture à l’Autre : Tesson, Millet, Mounier ! Rien pour me donner le droit de me prétendre « issu de la diversité ». D’où étais-je issu alors ? De la monotonie ? Et pourtant avec des camarades du même ciment, aussi peu bohémiens que moi, nous avions circulé sans répit pendant trois décennies et, de bivouacs en embarquements, avions fini par nous demander si ce frénétique abattage de kilomètres n’était pas une malédiction. Mais cela, je ne l’avouais pas. Il était plus noble de prétendre qu’une vie de voyages exprimait une « esthétique personnelle », que la fuite avait ses propres grâces, et que « vivre était un verbe de mouvement ». Ah ça, j’aimais les formules ! Je faisais comme les calamars : un panache d’encre et hop ! d’une glissade, je disparaissais à reculons derrière le nuage. Mais je savais que nous tenions en réalité de ces requins, contraints d’avancer toujours pour pulser l’eau dans leurs branchies inarticulées. La logique aurait pourtant voulu que nous nous arrêtions un jour. C’est à cela que sert de grandir : on voyage, on tombe de haut et on se range. Nous, nous ne nous étions pas rangés. Nous circulions. Quand s’arrêterait cette valse ? Parfois, nous étions fatigués.
Souvent nous entendions que voyager ne valait plus un clou. C’était une antienne. Elle était ânonnée par de vieux briscards. Ils avaient descendu les fleuves impassibles, et conquis des montagnes où la main de Tartarin de Tarascon n’avait encore jamais mis le pied, bref ils avaient tout vu, à une époque où le monde était encore regardable. Ils ne comprenaient pas pourquoi nous nous obstinions à partir : « Le monde est lessivé, disaient-ils, Saïgon s’appelle Hô Chi Minh, et il n’y a plus de tigres en Mandchourie ! » Il y avait du vrai là-dedans. Quand Pierre Benoit, en 1941, précipitait ses héros à la poursuite du tigre mongol, il ne se doutait pas que soixante ans plus tard, on irait dans le désert de Gobi aussi facilement qu’à Palavas-les-Flots. →
→ Mais alors, quoi ? Fallait-il renoncer ? Nous étions conscients que le monde s’était uniformisé et pire ! enlaidi. « Nous sommes les enfants de notre paysage » , disait Lawrence Durrell. Que penserait-il aujourd’hui devant les campagnes ravagées et les villes métastasées ? Même dans la France que l’auteur du Quatuor d’Alexandrie avait chanté, il y avait davantage de ronds-points que dans tout autre pays du monde. Et le bousillage continuait allègrement. Les vandales gouvernementaux de « l’aménagement du territoire » poursuivaient leur travail de termites. Je les soupçonnais de rêver, la nuit, d’incruster des décalcomanies d’éoliennes dans les paysages de Courbet et de rajouter des hangars dans les toiles de Bonnard ! Nous souffrions plus que tout autre de la hideur du monde, et nous haïssions les nouvelles technologies qui délocalisent la mémoire et terrassent la gaieté. Quant à accepter de nous faire palper les poches dans les aéroports par des agents de sécurité à tête de repris de justice, cela nous consternait ! Où était passé le charme des voyages, le je-ne-sais-quoi des vols en Caravelle ? Pourquoi n’était-ce jamais Audrey Hepburn qui s’asseyait à côté de nous dans l’avion, mais toujours le même type qui tripotait frénétiquement son écran pendant douze heures de vol ? En termes de nostalgie, nous n’étions pas en reste. Mais nous avions fini par nous convaincre que si l’on s’en donnait la peine, il restait d’étranges royaumes où s’enfoncer encore. Il suffisait de pousser les bonnes portes, d’écarter les justes rideaux. Le monde avait encore ses coulisses. Nous étions devenus des spécialistes des portes dérobées.
Une fois, dans les forêts du Primorié russe, à mille kilomètres au nord de Vladivostok, Ignat, jeune chasseur vieuxcroyant, nous avait guidés pendant cinq jours à travers la taïga. Arrivés au col que nous visions, il avait dit « mon chemin s’arrête là » et n’avait pas fait un pas de plus, ne voulant pas marcher sur la route. En somme, il nous avait accompagnés aux portes de son domaine et il se tenait là, avec son fusil et sa liberté. C’était cela que nous cherchions : des royaumes dignes des tigres, peuplés par des gens avec qui une conversation de plus de cent mots était possible sans qu’ils jettent un coup d’oeil à un écran. Il y avait des chemins noirs qui menaient à ces royaumes-là. En outre, une bonne nouvelle éclairait le ciel : les démographes prévoyaient que les 2/3 de l’humanité se replieraient dans les villes en 2050. Le débarrassage du plancher étendrait donc le théâtre des opérations pour les candidats à l’aventure. La possibilité d’une fuite progressait. Il y a bien longtemps, la Fairy Queen de Purcell avait clamé l’injonction : « Come let us leave the town ! » Il était temps d’écouter la fée. Nous en avions déniché quelques-uns, de ces royaumes : les lacs gelés de la haute Asie, les steppes centrales qui venaient de s’ouvrir après la chute de l’Union soviétique, certains postes de bergers du haut Wakhan afghan, les plateaux de l’Atlas peuplés par des tribus que l’islam avait dégagées des piémonts, des cols d’altitude où l’aménagement →
RETROUVER LE CHARME DES VOYAGES D’ANTAN
→ n’avait pas encore massacré le mystère, des toundras arctiques où les saxifrages invitaient à s’allonger après les marches somnambuliques. Et surtout, il y avait encore des falaises calcaires où rampaient les scolopendres dans l’odeur du marbre chaud. Il aurait fallu Blaise Cendrars pour dresser les litanies de cette géographie où le rêve accrochait ses brumes aux reliefs. C’étaient des lieux où il faisait bon vivre seul, dans la contemplation des paysages et le remâchement des lectures. Personne ne s’y aventurait pour établir la liste de ce qu’il était approprié de faire et de penser.
Au retour, nous entendions dire que les nations d’Europe avaient bradé leur souveraineté. Nous en convenions, mais nous ne voyions pas très bien comment la reconquérir. Nous préférions ficher le camp à nouveau car chacun de ces voyages nous offrait de disposer de notre propre souveraineté. L’empire sur soi-même est, certes, un pouvoir réduit, mais il est très appréciable.
On nous reprochait de nourrir une vision passéiste du monde. Les photos de Thomas Goisque n’arrangeaient rien. Il fallait toujours qu’on ôte de son champ les bidons de plastique. « Vous cherchez à faire coïncider le monde avec vos rêves ! Vous vous pensez dans un poème ! » Une dame dépressive nous avait dit un jour dans un centre culturel :
« Quand vous croisez un paysan, vous croyez que c’est un personnage de Giono ! » Ayant beaucoup puisé chez les Jésuites, nous savions comment faire pour que ces faces de carême nous fichent la paix. Nous disions aimablement :
« Oui, vous avez raison, il vaut mieux voyager avec les statistiques de l’Insee comme grille de lecture. » Puis, aussi sec, nous repartions sur un cheval karakalpak dans les sables ouzbeks, sur une motocyclette en Carélie ou à bord d’une goélette dans les glaçons de Baffin. C’était plus fort que nous, il nous fallait un pommeau, un gouvernail ou un guidon à empoigner pour maintenir un cap. En outre, nous aimions porter des coiffes - bicornes, bérets à insignes, chapkas d’Astrakhan, et casques de cuir. Décidément, rien de sérieux. Nous étions perdus pour faire des sciences humaines ou du reportage engagé.
En voyage, nous n’avions pas la fibre sociologue. Par exemple, notre paresse intellectuelle ne nous prédisposait pas à étudier les statistiques de la représentation LGBT dans les igloos eskimos. Nous préférions rencontrer des drôles de types, pas adaptés. Et même si c’étaient souvent des êtres en souffrance, leur ambition n’était pas de figurer dans les statistiques des minorités : il y avait eu des cancéreux de Sakhaline, des forestiers du peuple kachin, des himalayistes népalais amputés de partout, des miliciens chrétiens de la plaine de Ninive, des Golani qui surveillaient les canalisations des kibboutz, des Russes édentés qui mâchouillaient des racines, des fumeurs d’opium du Ferghana, des mineurs du Donbass, des pilotes ouzbeks d’Antonov 2, et même un éleveur de lamas installé sur les pentes du mont Ventoux. Le voyageur est-il un enfant égoïste ? Parfois, nous avions tenté d’agir un peu, comme nous pouvions. Un jour, par exemple, dans une vallée afghane, nous avions aidé à mettre en place des écoles de fillettes que des mahométans très pieux avaient aussitôt incendiées. Dès lors, un peu découragés, nous nourrîmes une admiration profonde pour nos amis humanitaires qui partaient au secours d’une humanité sous tension où huit milliards d’êtres humains →
→ possédaient désormais, grâce à internet, le moyen de s’envier les uns les autres et de se préparer à la guerre de tous contre tous. Nous préférâmes continuer le voyage, prendre la tangente, ne pas trop nous heurter au monde. Nous l’évitions soigneusement en multipliant les sorties dans les bois, les déserts, les grottes. Soyons lacanien : à trop s’enfuir, on finit par s’enfouir.
Nous avions fait nôtre cette pensée de Roger Caillois : le rêve est un facteur de légitimité. C’était une devise de voyageur. Elle avait conduit Segalen dans sa Chine fantasmée où il marcha sur la crête étroite qui sépare le réel de l’imaginaire. Quand nous enfourchions nos motocyclettes - Enfield Bullet 500, side-car Ural 650, attelages Dnepr 16 volts – nous vivions nos rêves de mômes avec des moyens d’adultes. La route était la serrure, la moto la clé, et derrière la porte s’ouvrait un arrière-plan. Nous avions mis notre âme d’enfant dans un bocal, l’avions arrosée de litres d’alcool (vodka biélorusse, vin de Crimée, bière belge), et elle n’était pas tout à fait morte. Parmi tous les vers de L’Arrière-pays d’Yves Bonnefoy, il y avait celui-ci qui nous frappait de plein knout : « Ici, dans cette promesse, est donc le lieu. » Comme Bonnefoy, nous ne distinguions pas le lieu et la promesse. Quand nous contemplions un paysage, naissait un rêve. Restait à trouver la formule pour accéder au lieu : la moto, le cheval, le bateau, la marche à pied ou l’escalade. Toute méthode de mouvement nous fascinait. Tout peuple de l’Asie nomade nous semblait fraternel. Si nous avions eu l’esprit scientifique,
NOUS VIVIONS NOS RÊVES DE MÔMES AVEC DES MOYENS D’ADULTES
c’est cela que nous aurions étudié : de la reptation à la défenestration, de la chorégraphie à l’infiltration commando, la manière de se déplacer. Un art de la danse, en somme. Le voyage constituait en outre notre profession de foi contre l’époque. En dix décennies, des phénomènes inédits avaient défiguré le visage de l’humanité. Une hypertrophie des systèmes d’organisation, une massification des sociétés, une standardisation des pensées, une domestication des comportements, une accélération des modes de vie, une mise en réseau de l’humanité, un effondrement du langage : tout était mûr pour la grande épilepsie planétaire. Ces mutations s’accomplissaient dans une atmosphère de triomphe de la technoscience, applaudie par quelques philosophes qui se félicitaient de l’incursion du dispositif digital dans le moindre repli de nos vies, sans voir que Frankenstein avait été, lui aussi, le produit d’un laboratoire. Tout cela ne nous enchantait guère. Or, le voyage sur les chemins noirs du
→ monde nous offrait de bâtir une critique vivante de ces basculements, un réquisitoire incarné contre les temps qui venaient. Sur la route, on partait couper le vent, on s’enfonçait dans la solitude, on renouait avec la lenteur, on redécouvrait l’intelligence naturelle et archaïque, on s’inventait son propre solfège, on retrouvait son autonomie, on vivait à nouveau dans l’amitié des bêtes, des arbres, des beaux objets. C’était une alchimie étrange : la liberté naissait du mouvement. C’était la vertu du voyage : offrir une issue de secours. L’aventure orchestrait la mise en scène de soi-même à rebours du flux.
Comme nous n’avions pas la mâle vigueur de René Coty (et des hommes politiques qui sont ses glorieux descendants), nous ne bâtissions pas des théories critiques ni n’élaborions des programmes. Il nous restait l’action. Après tout, l’action finit par tracer une pensée. Pour nous en prendre à l’époque, nous disions que nos aventures valaient autant que de longs discours. L’idéal, bien entendu, aurait été d’emmener Natacha Polony dans un side-car russe. On l’aurait habillée d’un manteau de zibeline comme dans une planche d’Hugo Pratt, on lui aurait fait voir du pays et tirer au Makarov sur les bouteilles qu’on aurait préalablement vidées, et elle aurait formulé ensuite, debout sur la nacelle, tout ce que nous étions incapables d’exprimer en termes structurés.
En plus de nous propulser dans des situations romanesques, le voyage nous offrait une oscillation perpétuelle entre le monde et la littérature. Il confirmait que le premier s’était tout entier blotti dans la deuxième. Le monde était le marque-page des livres. Le jour, nous regardions les choses et dévorions nos bibliothèques à la halte du soir. Nos bivouacs étaient nos salles de lecture. Pour cela, la motocyclette valait mieux que la bicyclette : on pouvait emporter des caisses de livres. Nous avions retenu l’enseignement de Giono : il racontait avoir passionnément lu Moby Dick à l’ombre des oliviers provençaux. Nous prenions les livres qui n’avaient rien de conforme avec les lieux où nous les ouvrions : Jean Genet dans le Gobi, Sophocle en Islande ou Sollers au Yémen. Magiquement, au bout de quelques jours, il nous semblait que ces textes avaient été faits pour qu’on les lise précisément là où l’on se trouvait.
Parfois, au coin d’un feu ou sur la table d’une cabane, nous racontions nos journées dans des petits carnets de notes. En lisant, en circulant, en griffonnant, nous métamorphosions nos voyages en pattes de mouche. Et puis venait l’heure des rituels de la nuit : on ouvrait les bouteilles, on roulait le tabac, et les longues conversations à la lueur des flammes commençaient. Il n’est nullement étonnant que les pouvoirs publics, qui martyrisent le Verbe et méprisent la poésie, s’en prennent avec tant de vigueur à la fumée et à l’alcool.
Que ressort-il de ces calepins noircis de souvenirs banals ? Que nous avons bien fait d’enfourcher nos motos. Que nous fûmes inspirés de ne pas les ranger. Que le voyage maintient la gaieté et entretient le corps : le muscle et la désinvolture. Et qu’il nous prémunit contre le découragement. Puisque nous ne parviendrons jamais à enrayer la tragédie de l’Histoire, nous pouvons, au moins, demander au voyage de faire défiler la splendeur de la géographie. En outre, en route, le monde devient amical et les autres cessent d’être l’enfer quand ils passent à cent à l’heure. Oui ! depuis vingt-cinq ans que nous trottons obstinément, les dents parfois serrées, les yeux parfois fermés, nous nous rendons compte que « d’ineffables vents » nous ont parfois aimés. ■ SYLVAIN TESSON
En librairie ce 3 novembre : En avant, calme et fou. Une esthétique de la bécane, par Sylvain Tesson et Thomas Goisque, Albin Michel, 274 p., 35 €.
En Inde, en Finlande, en Russie ou au Vietnam, toujours à moto, ce beau livre retrace, en texte et en images, vingtcinq ans de chevauchées autour du monde. Une rafale d’oxygène et de liberté.
SUR LA ROUTE, ON PARTAIT COUPER LE VENT