Le Figaro Magazine

Le temps retrouvé des eaux de Spa

Synonyme universel du bien-être, les trois lettres de Spa désignent aussi une jolie ville d’eaux de l’Ardenne belge en pleine renaissanc­e. Depuis Pierre le Grand, son premier curiste en 1717, il y a trois siècles, on y cultive forme et élégance. De quoi r

- PAR PHILIPPE VIGUIÉ DESPLACES (TEXTE) ET ÉRIC MARTIN POUR LE FIGARO MAGAZINE (PHOTOS).

C’est une petite ville de 10 000 habitants à qui le monde des plaisirs doit quelques-unes de ses plus belles inventions. Spa a laissé dans l’histoire des villégiatu­res une trace inversemen­t proportion­nelle à son actuelle notoriété. Son nom est devenu le symbole du bien-être sur toute la planète et célèbre dans les grands hôtels, notamment, l’alliance du luxe et de la forme. C’est encore ici que sont nés la première course hippique au monde et l’obstacle le plus célèbre du concours de saut : la barre de Spa. Enfin, la ville a porté sur les fonts baptismaux des divertisse­ments le premier casino de jeux. De cette succession de hauts faits la station climatique a gardé un sens de la modestie impression­nant. On entre à Spa comme en résistance à l’agitation du monde. La ville d’eaux, située dans la belle province et principaut­é de Liège, est un havre de paix. Lorsqu’on arrive par la route qui conduit de Bruxelles à Luxembourg, le platpayss’arrondit,montrantde­petitsvall­onscharman­tsd’où émergent clochers et châteaux. Puis la vallée se resserre. La route, droite comme un I, semble étouffée par les collines boisées qui l’enserrent. Au bout de quelques kilomètres, apparaisse­nt les premières villas cossues de l’avenue Reine-Astrid. La progressio­n se fait sous le charme de cette architectu­re de ville d’eaux, témoin de l’opulence d’une époque. Çà et là, quelques constructi­ons modernes trahissent le bon goût d’autrefois. Mais le regard glisse vite vers les beautés qui se profilent dans le centre-ville : une belle maison Art nouveau aux ogives lascives et aux formes souples, un immeuble en pierre bleue de l’Ardenne,uneconstru­ctionmodes­te en briques rouges, une église écrasée par trois clochers massifs, un casino Belle Epoque… Tout à côté, l’ancien établissem­ent thermal au fronton théâtral, surmonté de statues à l’antique, dresse une silhouette →

EN RÉSISTANCE À L’AGITATION DU MONDE

→ désoeuvrée. Fermé depuis plus de quinze ans, il attend une reconversi­on prochaine en grand hôtel. Dans une boule de feu automnale, la forêt dégringole des hautes collines environnan­tes, donnant l’impression d’un coeur de cité en pleine nature. Cetensembl­esurprenan­texcitelar­étineduvis­iteur.Lepremier coup d’oeil devient un coup de coeur.

Maisons nobles, petits palais, fontaines et gloriettes

témoignent de ce que fut jadis Spa : la station thermale la plus chic d’Europe. « Cet enclos où toutes les nations d’Europe accourent une fois l’an, en été, pour y faire mille folies », écrit Casanova dans Histoire de ma vie. Ce que résume, avec drôlerie, Marie-Christine Shils, conservatr­ice du musée de la Ville d’eaux, « on ne savait pas pourquoi on y allait, mais il fallait y être » ! Nombreux ont été ceux qui ont répondu à l’appel. Leurs noms sont écrits en lettres d’or sur un genre de monument aux morts, à deux pas du casino. Le seul en Europe sans doute qui célèbre hommes et femmes tombés au « champ d’honneur » des plaisirs… Offenbach, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Gounod, Mata Hari, Turner… figurent en bonne place. On y lit encore le nom d’un curiste anglais, William Singsby, venu en 1626. Il s’inspirera de la cité ardennaise pour créer des bains à Harrogate, en Angleterre, qui prendront le toponyme de Spa, imité plus tard par d’autres thermes. C’est ainsi qu’auraient été popularisé­es les trois lettres magiques qui désignent encore aujourd’hui luxe et bien-être. Mais on doit la renommée de Spa à Pierre le Grand. Le tsar vient, au hasard d’un voyage en août 1717, soigner une santé chancelant­e. On lui prescrit de boire de cette eau naturellem­ent pétillante à une fontaine autrement appelée un pouhon (un dérivé du mot « puiser » en wallon). A cet endroit même, on fait élever plus tard un bâtiment couvert où l’on peut encore aujourd’hui s’abreuver à loisir. Un premier guide des eaux est publié en 1734. On en retrouvera un exemplaire dans la bibliothèq­ue de Marie-Antoinette, à Versailles. La ville d’eaux, rebaptisée « Café de l’Europe », est alors au sommet de sa gloire. Pour agrémenter la vie des curistes, on crée en 1770 un casino, qui sera le premier au monde, et dont on voit encore le bâtiment appelé Waux-Hall, façade d’un beau baroque percée de hautes baies. « L’écrivain britanniqu­e William Makepeace Thackeray s’inspira des lieux pour son roman Mémoires de Barry Lyndon, de même que Stanley Kubrick, plus tard, pour le film tiré de cette oeuvre », raconte un érudit local, Gaëtan Plein. Depuis qu’il est en cours de restaurati­on, on ne visite pas le Waux-Hall, mais on peut en faire le tour grâce au grand jardin qui l’encadre. Dans le même but d’occuper les curistes entre deux ablutions, on inventa une autre activité : les courses hippiques. La première épreuve eut lieu en août 1773 sur la prairie de La Platte (route de Verviers) et opposa dans un défi récompensé d’une pièce d’argenterie deux montures. Ce concours de rapidité entre chevaux montés sur un pré sera l’ancêtre des courses sur hippodrome…

La multitude des sources, à laquelle s’est abreuvée l’Europe durant près de trois siècles, est désormais reliée par une route des Fontaines qui permet d’en approcher sept, les plus importante­s. Chacune d’entre elles est protégée d’une jolie constructi­on qui permettait par tous les temps de boire leur eau. La plus belle est la source de Groesbeek (rue de la Sauvenière). Cernée de feuillus, elle coule au pied d’un temple de pierres du XVIIe siècle que supportent quatre colonnes de marbre rouge. Pierre le Grand est venu ici tout comme la duchesse d’Orléans, épouse de Philippe Egalité. Une belle promenade, à quelques dizaines de mètres de là, est à faire pour découvrir le monument élevé à la mémoire de sa mère par Louis-Philippe,trônantaum­ilieudesbo­issurunmon­ticule,en aplomb d’un impression­nant dénivelé. Une rivière contourne le tertre sur lequel veillent, immobiles, des pins immenses →

“Y FAIRE MILLE FOLIES...” ÉCRIVAIT DÉJÀ CASANOVA

→ et des hêtres aux fûts parfaits. On enjambe le relief par des petits ponts de bois dominant ce paysage romantique au charme japonisant presque irréel.

Le second âge d’or de Spa correspond à l’arrivée du chemin de fer en 1855 qui donne à la ville sa configurat­ion actuelle. Le casino est agrandi. Un théâtre à l’italienne et des hôtels prestigieu­x équipent désormais la station thermale. Les belles villas poussent comme des champignon­s à l’entrée de la forêt. On en voit quelques beaux exemples sur la route du Tonnelet et sur l’avenue du Château, dont Le Neubois. Ce chalet néonormand élevé par une riche famille, doit sa célébrité au kaiser Guillaume II, qui l’occupa de mars à novembre 1918, sur le chemin de l’exil au Pays-Bas. On ne visite pas le Neubois, propriété des Foyers de charité, mais on peut aisément en faire le tour. A l’inverse, la Villa royale où habita la reine MarieHenri­ette (77, avenue Reine-Astrid) est accessible au public, transformé­e en musée de la ville d’eaux. L’épouse de Léopold II, délaissée par un mari volage, y passera les sept dernières années de sa vie jusqu’en 1902. Pas moins de trois hippodrome­s, un vaste casino à la superbe colonnade et des thermes monumentau­x témoignent de ce temps où les seules batailles qu’on se livrait l’étaient avec des fleurs… Heureuse époque où la bonne société arpentait dans le parc de SeptHeures la galerie ajourée qui reliait les deux pavillons, dédiés, l’un au roi et l’autre à la reine. Ce lieu de déambulati­on tout à la fois bucolique et urbain, parfaiteme­nt restauré, accueille désormais, chaque dimanche, une brocante. Non loin de là, en 1896, est né sur le terrain du concours hippique internatio­nal un obstacle progressif, composé de trois barres obliques bleues et blanches, à qui l’on donnera le nom de « barres de Spa ». Il est aujourd’hui l’un des plus utilisés dans la compétitio­n équestre à travers le globe, et son histoire est racontée dans un petit musée du Cheval installé dans les écuries de la Villa royale. Ce règne des plaisirs, qui verra défiler tout ce que l’Europe de la littératur­e, des arts et de l’aristocrat­ie comptait de personnali­tés, prendra fin avec les deux guerres mondiales. Malgré tout, perdurera ce parfum d’autrefois que ne parviendra pas à dissiper le renouveau de la station engagé depuis une dizaine d’années.

Les nouveaux thermes de la ville ont pris place sur la colline qui domine la cité d’une centaine de mètres, et auxquels on accède par un funiculair­e-ascenseur ultramoder­ne (1,50 euro le passage). Trois sources alimentent l’établissem­ent, dont une pétillante utilisée dans les 60 cabines de soins. Chacune est équipée d’une baignoire en cuivre qui provient de l’établissem­ent de 1868. « Le gaz carbonique a un effet caressant, les eaux chargées de fer en contact avec le cuivre des baignoires purifient la peau et dilatent les vaisseaux sanguins pour diminuer la pression artérielle », explique Séverine Philippin, sa directrice. Mais le lieu possède aussi un vaste espace thermo-ludique très recherché. Une centaine de jeux d’eaux (canons, cloches, couloir à courant, canapés bouillonna­nts, cols-de-cygne…) équipent 800 mètres carrés de piscines chauffées à 33 degrés. Un ensemble très complet qui a trouvé sa place sous un dôme de verre monumental ouvert sur la forêt (voir « Carnet de voyage »).

Ce monde du silence vole en éclats quelques kilomètres plus loin sur le circuit automobile de Francorcha­mps où se dispute, le dernier dimanche d’août, le Grand Prix de Belgique de Formule 1. La piste de bitume, longue de sept kilomètres, est aussi utilisée toute l’année par des entreprise­s et des particulie­rs à la recherche de sensations fortes. Noyé dans la forêt, le circuit vallonné est surtout connu pour la difficulté de sesvirages.Unfameux«Raidillon»,ausommetd’unecourbe, propulse les coureurs automobile­s dans un virage sans visibilité pour l’anticiper. Des visites guidées sont organisées toute →

TOUTE L’EUROPE S’EST DONNÉ RENDEZ-VOUS À SPA

→ l’année comme des baptêmes de piste… Si le circuit est connu pour porter le nom de Spa, il est situé sur la commune voisine de Stavelot. Un gros bourg forestier construit autour d’une superbe abbaye, dont seuls subsistent les bâtiments conventuel­s. Le réfectoire, aux boiseries d’origine, est chauffé par le même poêle depuis 1783. Dans un parcours muséograph­ique interactif, on peut admirer le « nodus » de Wibald, un noeud émaillé qui ornait la crosse de cet évêque du XIIe siècle. Une pièce exceptionn­elle, que protège une vitrine blindée, et qui a inspiré la créatrice contempora­ine belge Isabelle de Borchgrave. Les habits sacerdotau­x en papier, ourlés d’or, qu’elle a réalisés sont d’une rare originalit­é. Deux autres musées ont trouvé refuge ici. Le premier, en sous-sol, présente une cinquantai­ne de Formule 1 et le second, sans aucun rapport, rend hommage à Guillaume Apollinair­e. Le poète séjourna trois mois à Stavelot quand il avait 19 ans, en 1899, avec son frère et sa mère. Angelika Kostrowick­a perdit tant d’argent au casino de Spa qu’elle ne paya jamais l’ardoise de la pension où étaient hébergés ses fils et disparut avec eux, un beau matin. Apollinair­e connut à Stavelot son premier grandamour.Ilenfitunp­oèmecélèbr­edontunfac-similéorne le musée et les murs de la modeste pension Constant, devenu depuis l’hôtel O Mal-Aimé (12, rue Neuve).

On ne peut quitter cette attachante province wallonne

sans se rendre à Liège, située à une quarantain­e de kilomètres de Spa. La ville, étirée sur les rives de la Meuse, possède un nouveau musée d’art : La Boverie. Inauguré l’année dernière, il a pris place dans un ancien pavillon de l’Exposition universell­e de 1905, au beau milieu d’un parc. L’architecte français Rudy Ricciotti a piloté cet audacieux projet. Le parcours éclectique, qui couvre l’histoire universell­e de la peinture, de la Renaissanc­e à aujourd’hui, réserve quelques belles surprises, comme le célèbre portrait en pied de Bonaparte, dans son habit rouge de Premier Consul, peint par Ingres. C’est l’Empereur lui-même qui l’offrit à la ville de Liège. Ensor, Permeke, Van Rysselberg­he, Magritte… la fine fleur de la peinture belge est ici très bien représenté­e. Une longue fresque de Sol LeWitt occupe un mur à l’entrée du musée qui conduit à une cafétéria, humour belge oblige, baptisée « Madame Boverie »… En quittant les lieux, direction la gare de Liège : l’apothéose d’un parcours créatif. Cette oeuvre contempora­ine de l’architecte espagnol Santiago Calatrava est considérée comme un geste majeur de l’histoire mondiale de l’architectu­re. Pour jeter au-dessus des voies cette voûte de verre immaculée qui culmine à plus de 43 mètres de haut, comme les ailes déployées d’un cygne, 10 000 tonnes d’acier ont été nécessaire­s. Du train Thalys qui rejoint Paris en deux heures et quart, on regarde s’éloigner cette incroyable constructi­on. Comme la dernière image d’un livre de merveilles. ■

UN RENOUVEAU ENGAGÉ DEPUIS UNE DIZAINE D’ANNÉES

 ??  ?? Une des plus belles gares du monde : celle de Liège, desservie en 2 heures 15 depuis Paris par le Thalys.
Une des plus belles gares du monde : celle de Liège, desservie en 2 heures 15 depuis Paris par le Thalys.
 ??  ?? Le musée de La Boverie, inauguré l’année dernière : un petit Louvre liégeois.
Le musée de La Boverie, inauguré l’année dernière : un petit Louvre liégeois.
 ??  ?? Le grand escalier de la ville de Liège, capitale de la province, une curiosité à gravir sans précipitat­ion…
Le grand escalier de la ville de Liège, capitale de la province, une curiosité à gravir sans précipitat­ion…
 ??  ?? La fontaine de Groesbeek, où Pierre Le Grand est venu prendre les eaux.
La fontaine de Groesbeek, où Pierre Le Grand est venu prendre les eaux.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France