Gauguin, peintre de l’âme
Rendre visible l’invisible : tel fut le destin artistique et spirituel de l’artiste exilé à Papeete. Au Grand Palais, une spectaculaire exposition rend hommage à ce génial alchimiste des couleurs et des sentiments.
Si le coeur de l’alchimie est la transformation d’une substance vulgaire – qu’elle soit humaine ou métallique – en une autre, aristocratique et relevée, alors, l’art de Paul Gauguin en est une parfaite illustration. « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », aurait pu être la devise de ce peintre quasi contemporain de Baudelaire. Dans ses notes sur l’art à l’Exposition universelle de 1889, le peintre écrit : « Dieu fit l’homme avec un peu de boue. Avec un peu de boue, on peut faire du métal, des pierres précieuses, avec un peu de boue et aussi un peu de génie ! »
D’où la pertinence du titre de la complexe et complète exposition que le Grand Palais consacre à l’artiste : « Gauguin l’alchimiste ». Les différents aspects de sa création y sont présentés, analysés, synthétisés : peintures, dessins, gravures, sculptures, céramiques. Plus de 230 oeuvres qui illustrent le génie démiurgique d’un artiste s’appropriant toutes les matières possibles afin de les fondre dans le creuset des formes nouvelles issues de son imagination, de ses pensées, de ses rêveries. De ces matières on ne peut exclure l’existence tumultueuse de l’artiste. Avec Gauguin moins qu’avec tout autre, on peut ni ne doit séparer l’oeuvre de la vie tant elles semblent obéir à la même nécessité intérieure, au même questionnement radical, à la même soif de renouvellement : « Ce que je désire, c’est un coin de moi-même encore inconnu », écrira-t-il. « Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel qu’importe ?/Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ! » : ces deux vers de Baudelaire semblent avoir été écrits pour ce petit-fils de Flora Tristan, descendant d’un vice-roi du Pérou.
Né en 1848, Gauguin passe les premières années de sa vie en Amérique du Sud où son père s’est exilé après le coup →
UN MONDE OÙ TERRE, EAU ET FEU SE MÊLENT SUBTILEMENT
→ d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III. A son retour en France, il entre au petit séminaire à La Chapelle-Saint-Mesmin, ou il étudie de 1859 à 1862, puis s’engage dans la marine marchande et sillonne le globe. De retour à Paris en 1872, il devient agent de change. Il se marie l’année suivante et mène une existence respectable de bourgeois amateur d’art taquinant le pinceau. Cette parenthèse désenchantée durera dix ans. En 1882, il bascule et décide de se consacrer uniquement à la peinture. Petit séminaire, marine marchande, « trader », époux et père de famille, peintre et bientôt maudit, quel parcours ! Les étapes et tribulations de l’artiste sont connues : Paris, la Bretagne, le sud de la France, la Martinique, Paris à nouveau, la Belgique, le Danemark, la Polynésie enfin, puis la mort. A chacune de ces escales, son travail évolue : La Ronde des petites bretonnes, Laveuses à Arles, Portrait de l’artiste au Christ jaune, Eh quoi ! Tu es jalouse ?, Le Jour de Dieu, L’Esprit des morts veille… Autant d’oeuvres, autant de paliers, autant d’échecs, autant de ruptures, autant de souffrances. Son ménage est un désastre, tout comme ses relations humaines. Il est éprouvé par la mort de sa fille Aline (1897), de son fil Clovis (1900). Il vit d’expédients et exerce d’improbables métiers (représentant en toiles imperméables à Copenhague, employé du cadastre à Papeete, rédacteur en chef d’un journal satirique, Les Guêpes). En 1897, il tente un suicide à l’arsenic, mais le Ciel le refuse. Ses oeuvres ne rencontrent aucun succès. La critique l’éreinte ou l’ignore. Sa peinture n’est pas de son temps et lui non plus : « [Il y a] un choc entre votre civilisation et ma barbarie. Civilisation dont vous souffrez. Barbarie qui est pour moi un rajeunissement », écrit-il à Strindberg.
Mais rien de tout cela n’arrête Gauguin. Inlassablement, il remet l’ouvrage sur le métier avec une énergie et une obstination sans bornes. S’il persévère ainsi, c’est qu’il n’a aucun doute sur son destin. Il est fait pour explorer un nouveau monde et l’art sera tout à la fois le moyen et la fin de cette plongée dans l’inconnu. De l’échec ou de la réussite de ce projet dépend l’échec ou la réussite de son existence : « Je suis un grand artiste et je le sais. C’est parce que je le suis que j’ai tellement enduré de souffrances pour poursuivre ma voie. Sinon, je me considérerais comme un brigand. » Ce lien entre vie et oeuvre, entre recréation du monde et recréation de soi, saute aux yeux dans l’autoportrait que Gauguin envoie à Van Gogh en 1888 et qu’il commente ainsi dans une lettre à Schuffenecker : « La couleur est une couleur assez loin de la nature ; figurez-vous un vague souvenir de ma poterie tordue par le grand feu […] Tous les rouges et les violets rayés par des éclats de feu comme une fournaise rayonnant aux yeux, siège des luttes de la pensée du peintre. » Décrivant ce même tableau à Van Gogh, il renchérit : « Le sang en rut inonde le visage et les tons en feu de forge qui enveloppent les yeux indiquent la lave de feu qui embrase notre âme de peintre. »
SA PEINTURE EST PLUS QU’UNE DÉFLAGRATION : UNE RÉVOLUTION
Une seule et même extravagante passion éclaire l’oeuvre et la vie de Gauguin : « Terrible démangeaison d’inconnu qui me fait faire des folies. » Mais cet « inconnu » exploré par l’artiste, qu’est-il exactement ? Quelle terra incognita a-t-il découvert qui justifie et légitime la radicalité d’un tel engagement ? Pour le saisir, aussi curieux que cela puisse paraître, un détour minimal par une théologie même sommaire s’impose. Dans Avant et après, texte que le peintre écrivit l’année de sa mort, on trouve ceci : « Ainsi par exemple, vous qui admettez que deux et deux font quatre comme une chose certaine qu’il aurait été impossible de faire autrement, pourquoi admettez-vous que c’est Dieu qui est le créateur de toutes choses. Ne serait-ce qu’un instant ! Dieu n’aurait pu faire autrement ? Drôle de Tout-Puissant. » Chacun entendra ici un écho lointain du passionnant débat sur la création des vérités éternelles (soit Dieu les crée et elles ne sont pas éternelles, soit il ne les crée pas et c’est Lui qui ne l’est pas). Gauguin s’y réfère pour justifier sa vision et sa pratique de l’art. Elles sont celles du démiurge pour qui la vérité ne se trouve pas dans un « réel » préexistant à l’âme, mais dans l’épreuve, l’expérience. Cette épreuve est une véritable révélation. Mais que révèle-t-elle, au juste ? L’âme, c’està-dire cette réalité invisible et supérieure manifestée dans la sensation, la perception, l’imagination, la pensée : « Si je suscite en vous le sentiment de l’au-delà, c’est peut-être par ce courant magnétique de la pensée, dont on ne connaît plus la marche absolue, mais qu’on devine… Pourquoi n’en viendrions-nous pas à créer des harmonies diverses correspondant à l’état de notre âme ? »
Réalité invisible, immatérielle, intangible, mais réalité supérieure. C’est cette terre inconnue que Gauguin met au jour en l’expérimentant et dont la découverte manque de le rendre fou. Car l’artiste n’est plus alors celui qui doit représenter le visible, mais celui qui doit rendre visible l’invisible. On peut alors comprendre la déflagration que constitue sa peinture pour son époque : « M. Gauguin, terroriste de la réalité, recrée lignes et teintes, annule l’élément profondeur il revendique toute licence de s’exprimer à son gré », écrit Félix Fénéon en 1891. Ce critique voit juste. Gauguin « recrée » en rendant l’invisible visible grâce aux moyens traditionnels de la peinture →
→ perçus en leur vérité : matières, couleurs et lignes ne sont plus d’abord et prioritairement des propriétés objectives des choses et du monde, mais des expressions de l’âme.
C’est ce renversement des valeurs que l’oeuvre de Gauguin illustre de multiples manières. Ainsi, dans Nature morte au profil de Laval, ce sont les fruits, objets traditionnellement inanimés, qui vivent, et l’homme qui les regarde semble fasciné par cette réanimation venue du fond de l’âme du peintre. Enfant endormi va plus loin : c’est ici une simple chope dont Gauguin déforme la matière et le volume afin d’en exprimer la vie qui menace d’engloutir la psyché fragile du garçon. Dans Laveuses à Arles, aucun respect de la couleur locale et de la perspective. Le monde est senti, perçu et exprimé comme une continuité dans laquelle terre, eau, feu se mêlent subtilement. En leur sein, deux lavandières. L’une courbée par l’effort, semble glisser vers sa dissolution. L’autre, marmoréenne, paraît méditer en attendant son heure. La juxtaposition des espaces hétérogènes dans Portrait de l’artiste au Christ jaune ne trouve son unité que dans l’esprit de l’artiste qui se peint comme une transition ou un trait d’union entre monde chrétien et monde païen. Traduction visible des sentiments invisibles qui animaient le peintre. Enfin, Eh quoi ! Tu es jalouse ? résume l’esthétique nouvelle de l’artiste : une nature abstraite, dont les formes et couleurs ne sont que les sensations idéalisées du peintre (l’intensité et la pureté du rose de la plage ne sont pas naturelles mais surnaturelles, manifestant dans le visible l’expérience invisible de la couleur d’une âme). L’espace naturel et sa perspective sont abolis, interdisant toute identification mimétique. Deux femmes immobiles dont les corps sont fondus exprimant la perception d’une unité de la chair plus originelle que sa séparation. Le tout baignant dans une lumière qui éternise la scène, l’arrachant à toute temporalité naturelle. Rien de ce qui apparaît dans ce tableau n’est une « imitation servile de la nature », tout y est transposition d’une expérience décisive : l’épreuve invisible que l’âme fait d’elle-même en faisant celle du monde. Transposition qui est, au choix, création ou re-création.
Que cette révélation ait été une révolution, c’est peu de le dire. Gauguin en avait d’ailleurs conscience, lui dont l’oeuvre ne dit qu’une seule chose : il faut « se risquer à un art autrement abstrait que l’imitation servile de la nature ». Un art qui s’accomplit « au moment où des sentiments extrêmes sont en fusion au plus profond de l’être, au moment où ils éclatent, et que toute pensée sort comme la lave d’un volcan ». De cette révolution, il faut prendre la mesure, car Gauguin est celui qui a arraché la peinture à une histoire qui est celle de la représentation du visible par le visible. Autant dire à toute l’histoire de l’art si l’on excepte les arts premiers imbibés de paganisme et l’art médiéval imprégné de catholicisme. Si Gauguin s’oppose frontalement à l’impressionnisme – l’art de son temps –, c’est qu’il ne voit en lui que l’accomplissement d’un mouvement né avec la Renaissance : le naturalisme, c’est-à-dire in fine la soumission au visible. Les impressionnistes peignent ce qu’ils « voient avec un oeil sans cerveau », cherchant « autour de l’oeil et non au centre mystérieux de la pensée ». Mais c’est plus loin qu’il faut aller chercher l’origine de la soumission et Gauguin ne s’en prive pas. « La grande erreur, c’est le grec, aussi beau soit-il », écrira-t-il. Le grec, c’est-à-dire l’idolâtrie du visible. S’en libérer fut, pour le meilleur et pour le pire, le credo des révolutions plastiques du XXe siècle. En ce sens, on peut dire que Gauguin en fut le père.
IL S’OPPOSE AVEC FORCE À L’ART DE SON TEMPS : L’IMPRESSIONNISME
« Gauguin l’alchimiste », Grand Palais, Paris VIIIe, jusqu’au 22 janvier 2018.