Frédéric Rouvillois : « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les conservateurs ! »
Il n’est pas en France de famille de pensée et de sensibilité plus méconnue et caricaturée que celle des conservateurs. Pour combattre cette irritante exception française, Frédéric Rouvillois (photo), Olivier Dard et Christophe Boutin, universitaires, publient un imposant
Dictionnaire du conservatisme (Editions du Cerf), nourri par une pléiade de contributeurs de qualité. Valeurs, grands hommes, penseurs et écrivains : bienvenue dans l’univers des conservateurs !
Le Figaro Magazine publie en exclusivité de larges extraits de cet ouvrage qui fera date.
EXTRAITS CHOISIS ET PRÉSENTÉS PAR GUILLAUME PERRAULT L’AUTORITÉ DOIT ÊTRE UNE CHARGE, PAS UNE FONCTION
L’homme qui exerce une fonction se prête ou plutôt il prête une partie de lui-même, il n’a d’autre responsabilité que celle d’un agent dans un système ; l’homme qui assume une charge s’engage, il endosse une responsabilité qui l’oblige en tant qu’homme. Exercer une charge, c’est adhérer à une institution, se mettre au service d’une idée supérieure, incarner une mission. Les maîtres d’école dont parle Péguy avec tant de reconnaissance exerçaient une charge, ils devaient leur autorité à ce qu’ils incarnaient, à ce qu’ils s’appliquaient à incarner : l’école et sa mission éducative. De la même manière, le métier d’homme d’Etat, de magistrat, d’officier, de médecin, de mère de famille… ne confèrent de l’autorité que dans la mesure où ils sont exercés comme des charges, dans la mesure où les acteurs s’effacent derrière ce qu’ils incarnent – l’intérêt commun, la justice, le service des armes… L’autorité ne travaille pas pour celui qui l’exerce, elle est un service (selon une formule souvent utilisée dans la littérature conservatrice).
Les hommes, bien entendu, ne sont pas toujours à la mesure de ce qu’ils incarnent. Mais les charges portent et soutiennent les hommes, en particulier grâce aux formes qui leur sont attachées. Les formes, à la différence des procédures, ont une dimension symbolique ; pourvu qu’elles soient vivantes et authentiques, elles disent la dignité des charges, les devoirs qu’elles comportent, elles disent aussi que l’autorité n’est pas l’attribut d’un homme, qu’elle tient à ce qu’il représente. (…)
D’un point de vue conservateur ou libéral-conservateur, cette crise [de l’autorité] est la conséquence directe du processus « démocratique » ou égalitaire analysé par Tocqueville. Depuis la rupture des années 1960, cette crise a pris une forme extrême. Elle se traduit ainsi : (…) les charges ont laissé place à des fonctions. En conséquence, les obligations attachées aux positions supérieures ne sont plus que des obligations fonctionnelles, la hiérarchie devient sèche et nue.
La « religion » des droits individuels sape l’autorité des deux côtés : elle entraîne le refus de reconnaître l’autorité parce que cette reconnaissance est ressentie comme une aliénation de son autonomie, elle entraîne aussi le refus d’exercer l’autorité parce que cet exercice est ressenti également comme amputant l’autonomie individuelle. Celui qui abandonne une charge pour une fonction, se dégage, s’affranchit des obligations traditionnelles. (…) D’un point de vue conservateur, la société où règne l’égalité moderne n’est pas une société sans élites mais une société où les élites n’assument pas de charges, où les élites déclinent toute responsabilité morale.
LA POLITESSE, UNE ARME CONTRE LA VIOLENCE
L’offensive menée en Occident contre la bienséance bourgeoise dans les années 1960-1970, se réclame d’une même hostilité au conservatisme sous toutes ses formes. C’est ainsi qu’au respect dû aux personnes âgées, aux parents, à l’autorité, aux institutions, aux hiérarchies, aux traditions, qui structure le continu même d’une politique classique, on oppose le plaisir hédoniste d’un individualisme libertaire, délié de toute contrainte sociale, et libéré du poids de l’histoire. (…) La politesse peut elle-même être définie comme un ensemble de coutumes héritées du passé, sans la moindre prétention à la scientificité ni même à la rationalité, et auxquelles on se conforme, non point à cause de leur auteur, ou de leur caractère démocratique, mais par habitude, afin de pacifier les rapports sociaux. Bref, par souci d’éviter les dérapages, les frictions, les violences, et en vue de conserver l’ordre commun. (…) →
→ [L’ancienneté des règles de politesse] non seulement n’est pas perçue comme un défaut mais, au contraire, semble fonder ou augmenter leur prestige. (…) Contrairement à la « Loi », elles ont été lentement secrétées par le corps social en fonction de ses besoins, et non établies d’un trait de plume par une volonté prétendue rationnelle, qui pourrait les modifier à sa guise et tout aussi rapidement. Leur évolution est permanente, mais graduelle, lente, déterminée par les réalités sociales : la politesse réprouve l’abstraction. Enfin, ces règles prennent acte, au sein des sociétés, des différences, des hiérarchies et même, des inégalités : on ne saluera pas de la même manière un enfant et son père, un homme et une femme, un adolescent et un patriarche.
L’HÉRITAGE, INDISPENSABLE ET MENACE
Qu’est-ce donc que conserver, et pourquoi le faire, si tout est aboli et supprimé dès que l’on disparaît ? Pourquoi s’acharner à construire, à maintenir, à préserver ce qui sera très bientôt perdu, ou confisqué par l’Etat, sans que ses descendants, ses amis, ses disciples puissent obtenir la moindre parcelle de ce qui a été patiemment amassé ? Pourquoi, en ce cas, se projeter dans la durée et s’empêcher de tout dépenser au plus vite, en égoïste, sans limite ni discernement ? Historiquement, c’est d’ailleurs au moment où l’on s’interroge sur la légitimité de l’héritage que naît aussi la notion de conservatisme au sens actuel du terme. [Même dans le Dictionnaire politique patronné par le républicain Garnier-Pagès paru en 1842, le saint-simonien Elias Regnault] quoi qu’il en pense au fond, ne peut se permettre d’attaquer bille en tête. Il commence donc par reconnaître, en des termes que pourraient reprendre ses ennemis conservateurs, que « le sentiment de la sociabilité humaine ne serait qu’une vaine abstraction, un fait impuissant s’il n’était complété par le sentiment de la perpétuité. Il faut que le lien qui unit entre eux les hommes contemporains d’une époque unisse aussi entre elles toutes les époques ; il faut que l’homme soit en communion d’esprit et de pensée non seulement avec les choses du présent, mais avec celles du passé et de l’avenir ; qu’il reçoive en naissant la somme des richesses intellectuelles et matérielles qui l’entourent et, qu’en mourant, il lègue à ceux qui viennent après lui ses richesses accrues et développées (…). »
FAMILLE, JE VOUS AIME !
La famille est une institution imparfaite, comme tout ce que produit cette humanité finie, mais elle porte en elle toutes les ressources dont le petit d’homme ressent un impérieux besoin. Elle éduque et fait grandir à travers l’affection et l’amour. Elle ressortit à l’alliance plus qu’au contrat, parce qu’elle engage des personnes avec leur mystère et leurs incertitudes. Elle appartient à l’espace si inquiétant de la dette à la fois héritée et impayable. En bref, tout ce que détestent les idéologues modernes. (…)
Pourquoi la famille traditionnelle (monogame nantie d’un père) est-elle devenue le chiffon rouge des sociétés occidentales contemporaines ? Parce que celles-ci désirent choisir, dans la panoplie des types de famille existant au monde, celles qui conviennent le mieux à l’individu-roi. Les conservateurs ont tendance à penser que si nous voulons être des personnes libres, nous ne pouvons pas le devenir sans apprentissage. La transmission de l’autonomie personnelle requiert deux personnes attentives qui jouent deux rôles distincts, et généralement suppose un couple monogame stable. Ce n’est pas un hasard si, en Occident, ce type de famille coïncide avec la propriété privée et le développement de la démocratie, entre autres expressions de la liberté. L’institution familiale n’est pas une carte qu’on tire dans un jeu. Elle appartient à un monde culturel.
L’institution familiale n’est pas une carte qu’on tire dans un jeu. Elle appartient à un monde culturel
UN GRAND SUJET DE MÉFIANCE : LA MACHINE ET LES MUTATIONS TECHNOLOGIQUES
[A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, lors de la première révolution industrielle en Angleterre et en Ecosse] l’opposition ouvrière à la machine n’est pas la seule active et de petits patrons et artisans dénoncent un machinisme jugé attentatoire à la qualité de leurs produits et remettant en cause des savoir-faire professionnels hérités d’un long apprentissage. La machine s’oppose ici à l’identité sociale conférée au métier. Dans ce concert de critiques, les conservateurs occupent une place importante. En Grande-Bretagne, des revues conservatrices comme Fraser ou Blackwood dénoncent le machinisme, qui est aussi violemment remis en cause par Richard Oastler (1789-1861), un Conservative radical vent debout contre le « laisserfaire » des libéraux et le travail des enfants dans les usines. (…)
[Puis, dans l’entre-deux-guerres, certains auteurs critiquent le taylorisme et le fordisme. Emmanuel Berl écrit en 1923] : « Le capitalisme sent qu’il n’est rien que l’expression de la machine. La machine est son dieu et il se justifie par l’espérance qu’à propos de la machine il développe. » Mais pour Berl, la fin approche et est indispensable, quels que soient les risques d’un
« cataclysme » : « Nous devons les accepter plutôt que ce glissement de l’homme vers l’insecte. Je n’exige ni ce cataclysme comme tel ni le bris des machines pour la joie de les voir flamber. (…) Je crois qu’il faut que l’homme se défende. Sérieusement. » En 1928, Daniel-Rops pourfend →
→ l’avènement du « machinisme » et son « résultat » : « Faire disparaître tout ce qui, en l’homme, indique l’originalité, constitue la marque de l’individu. »
LA SENSIBILITÉ CONSERVATRICE AU CINÉMA, HIER ET AUJOURD’HUI
[Jean Gabin] « fut ce grand bourgeois irascible, prêt à châtier les déviants qui auraient l’outrecuidance d’empiéter sur ses zones de pouvoir ou de bafouer quelques règles de bienséance. A l’instar du futur inspecteur Harry Callahan popularisé par Clint Eastwood, il fut ce héros solitaire qui cherche avant tout à protéger la société. (…) Puissant fermier (La Horse, Pierre Granier-Deferre, 1970) réglant lui-même son compte à un gang, sans faire appel à la police, pour protéger ses acquis et ses proches ; riche vétérinaire (Le Tonnerre de Dieu, Denys de La Patellière, 1965) prenant une prostituée sous son aile pour la sortir de son milieu et finalement l’intégrer à la famille, l’acteur du
Pacha (Georges Lautner, 1968), ce commissaire détruisant le milieu vil et corrompu des truands parisiens, n’en joua pas moins les bandits d’honneur. (…) Gabin incarna tout autant les malfrats stupéfaits de voir les paroles données se reprendre, les paysages s’enlaidir, le don de soi passer de mode. Des malfrats emplis de colère mélancolique, et dont la noblesse de coeur ne pouvait qu’être incompréhensible à l’utilitarisme bourgeois. (…) Parmi les très rares cinéastes à oeuvrer dans une veine classique tout en délivrant un message absolument inactuel (…), [saluons] Pierre Schoendoerffer, dont toute l’oeuvre est à méditer, ode rigoureuse à la loyauté et à la bravoure, quel qu’en soit le prix à payer. (…) De plus en plus de films contemporains parviennent à faire passer un certain nombre de messages dénués de tout progressisme. Citons Cheyenne Carron, insistant dans Patries (2015) ou La Morsure des dieux (2017) sur l’impérieuse nécessité de ne pas renier ses attaches culturelles ; Sophie Letourneur, vantant avec un humour corrosif dans Gaby Baby Doll (2014), la complémentarité des sexes plutôt que leur fallacieuse égalité ou pire, leur mortifère indifférenciation ; Mia Hansen-Løve, brossant dans
L’Avenir (2016) le portrait d’une femme à l’individualisme désorienté, incarnée par Isabelle Huppert, qui découvre, comme ultime recours à sa fuite en avant, l’importance du foyer familial et l’art d’être grand-mère.
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EXTRAITS CHOISIS PAR GUILLAUME PERRAULT
* Le Dictionnaire du conservatisme, sous la direction de Frédéric Rouvillois, Olivier Dard et Christophe Boutin, Editions du Cerf, 1 072 p., 30 €. Les extraits du dictionnaire sélectionnés par Le Figaro Magazine ont respectivement pour auteurs Philippe Bénéton, Frédéric Rouvillois à deux reprises, Chantal Delsol, Olivier Dard et Ludovic Maubreuil.