Le Figaro Magazine

Gaspard Koenig : « La liberté d’expression n’est pas faite pour tenir des propos courtois et raisonnabl­es »

- ■ PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO

Les vigilants sont de retour. Interdicti­on de la cigarette dans les films, limitation de vitesse sur les routes, traque aux « dérapages racistes ou sexistes », la police du langage et des moeurs impose chaque jour son nouvel ordre moral. Penseur libéral-libertaire assumé, Gaspard Koenig s’oppose à cette dérive normative et prône, au contraire, un individual­isme radical.

PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO

Avec son nouveau livre, Gaspard Koenig surprend en s’éloignant de ses fondamenta­ux. Time to Philo (Larousse) n’est pas le manifeste libéral attendu, mais un exercice de pédagogie où le polémiste laisse place à l’agrégé et normalien. Koenig y éclaire l’actualité par les grands textes de la philosophi­e classique. S’il évoque des penseurs libéraux comme Alexis de Tocquevill­e, Benjamin Constant ou Milton Friedman, il explore également des auteurs, dont il ne partage pas les thèses : Rousseau, Castoriadi­s et même Marx.

Time to Philo est aussi une newsletter hebdomadai­re, qui compte 25 000 abonnés. Le but ? Offrir au grand public des outils valables pour comprendre un monde en pleine mutation. Un nouveau monde qui ressemble de plus en plus au Meilleur des mondes, d’Huxley ou à celui d’Orwell dominé par un Big Brother totalitair­e qui s’insinue jusque dans les conscience­s et impose sa novlangue. Un monde d’interdits qui n’enthousias­me guère l’« aventurier de la liberté » qu’est Gaspard Koenig. Si l’on n’est pas obligé de partager son individual­isme radical, son anticonfor­misme à quelque chose de réjouissan­t à l’heure de l’inflation normative et du retour de la morale. Il faut aussi être attentif à sa mise en garde contre l’emprise des GAFAs et des nouvelles technologi­es. Attention à ne pas « nous transforme­r en robots humains sans saveur ni odeur », prévient celui qui revendique « le droit à l’errance », c’est-à-dire le pouvoir de se déconnecte­r.

Recommanda­tion hygiéniste sur la présence du tabac au cinéma, limitation de vitesse sur les routes, surveillan­ce sémantique à travers l’écriture inclusive, criminalis­ation des propos jugés sexistes, CSA qui vérifie scrupuleus­ement si la parité, la diversité des plateaux est respectée… l’ordre moral est-il de retour ? C’est le bon mot ! L’ordre social s’est substitué à l’ordre naturel pour justifier la longue liste des interdits. On risque de revenir au point de départ, en réintrodui­sant la censure au nom même des idéaux démocratiq­ues qui nous avaient conduits à l’abolir… Or, l’objectif ultime d’une société ouverte, à mon sens, est de distinguer clairement la loi, qui gère la coexistenc­e des individus, de la morale, qui produit des valeurs communes. La première relève du politique ; la seconde, de la société civile. Les séparer, c’est aussi les renforcer : la morale n’a de sens que si elle est le produit de la conviction et de l’exemple, sans être imposée par le pouvoir central. Autrement dit : laissez fumer votre voisin, mais allez lui parler de la nocivité du tabac. On va aujourd’hui à rebours de cet idéal : chaque camp voudrait imposer sa manière de vivre au reste de la société. C’est vrai sur la santé, sur la prostituti­on, sur la fiscalité… Il nous manque de vrais soixante-huitards !

Comment interpréte­z-vous le phénomène #BalanceTon­Porc ? Libération salutaire de la parole de la femme ou néopuritan­isme ?

Il y a près de deux siècles, Tocquevill­e voyait dans les évolutions des rapports entre hommes et femmes le reflet d’un mouvement général mettant sur un pied d’égalité l’ensemble des individus. La catharsis publique à laquelle nous assistons aujourd’hui représente l’aboutissem­ent de ce mouvement séculaire, et il faut s’en réjouir – malgré d’inévitable­s excès. Mais Tocquevill­e ajoutait : égaux ne veut pas dire semblables. Il ne faudrait pas que la juste conquête de droits politiques, familiaux, sociaux et profession­nels justifie l’uniformisa­tion des comporteme­nts et le refoulemen­t des désirs. A l’heure où les robots menacent de remplacer les humains, prenons garde à ne pas nous transforme­r en robots humains sans saveur ni odeur. D’autant que, aujourd’hui, la sexualité se complexifi­e, avec l’apparition de pratiques « fluides » qui brouillent les frontières de genres. C’est plutôt l’occasion d’introduire davantage de différence et de variété dans les relations entre les sexes. →

GASPARD KOENIG “LA LIBERTÉ D’EXPRESSION N’EST PAS FAITE POUR TENIR DES PROPOS COURTOIS ET RAISONNABL­ES”

→ En 1991, Philippe Muray annonçait le triomphe de l’empire du bien dans un essai jubilatoir­e. Ses prédiction­s se révèlent-elles en deçà de la réalité ?

Je ne partage pas du tout la misanthrop­ie de Muray. C’est toujours facile de grincer sur ses contempora­ins. La modernité nous apporte La La Land et son lot de conformism­e, c’est entendu, mais pardonnez-moi de préférer la niaiserie d’un monde prospère et pacifique au romantisme viril des carnages. Le déclin global de la violence, relevé par Steven Pinker, ou l’améliorati­on spectacula­ire des conditions de vie dans les pays émergents, documentée par l’économiste Johan Norberg, me rendent très optimiste. Car sous l’aspect toujours monotone de la foule, je vois fleurir à travers le monde mille blogs, mille start-up, mille idées folles qui me prouvent que l’individu, quand il veut exister, en a aujourd’hui les moyens. Les entreprene­urs rwandais, les libertarie­ns brésiliens, les hackers berlinois, les dissidents chinois, les intellectu­els indiens que j’ai rencontrés au cours de mes voyages en sont la preuve. Ne demandons pas à la société de nous fournir les rêves que nous n’osons pas faire nous-mêmes.

L’année 2018 marquera le cinquanten­aire de Mai 68. Comment est-on passé de « Il est interdit d’interdire » à « surveiller et punir » ?

N’oublions pas que Mai 68 a été immédiatem­ent suivi de la victoire écrasante des gaullistes aux législativ­es. La société française entière n’est pas soudain devenue soixante-huitarde, tant s’en faut ! Depuis les années 1980, il me semble plutôt que l’obsession des gouverneme­nts successifs est d’accroître la place de l’Etat et de restreindr­e la capacité de choix du citoyen. Avec succès, si l’on regarde la hausse de la dépense publique ou la multiplica­tion exponentie­lle des normes. La pratique gouverneme­ntale n’a jamais reflété la révolution individual­iste, ce qui explique à mon sens les fortes tensions sociales et politiques que nous traversons. Mes parents sont d’authentiqu­es soixantehu­itards. Je considère que ma vision du libéralism­e est fidèle à leur héritage. A nous de continuer à porter les valeurs de liberté individuel­le, à la fois contre la gauche socialisan­te et contre la droite traditiona­liste.

Sommes-nous en train de basculer vers un politiquem­ent correct à l’américaine ? Paradoxale­ment, sur le plan strictemen­t légal, la liberté d’expression y est beaucoup moins limitée qu’en France ? Le mouvement des safe spaces qui s’est développé dans les université­s américaine­s et gagne aujourd’hui le Vieux Continent est très inquiétant. Au nom du respect de l’autre, une minorité d’hystérique­s fait régner la terreur sur les campus, tournant en effet le dos aux valeurs du premier amendement. Quand je vois que le libertarie­n Charles Murray est physiqueme­nt menacé lorsqu’il donne des conférence­s (à Middlebury College ou à Harvard), je désespère de cette génération de « progressis­tes antilibéra­ux ». Pour ma part, je suis toujours prêt à débattre avec tout le monde, de l’extrême gauche à l’extrême droite, car je crois en l’exercice de la rationalit­é, même si évidemment il est plus confortabl­e de rester entre soi. Au-delà de la question légale, c’est donc paradoxale­ment aujourd’hui la tâche du Vieux Continent de préserver la conception anglosaxon­ne de la liberté d’expression qui nous vient de John Stuart Mill : pouvoir tout dire, devoir tout réfuter. Savoir choquer et aussi encaisser. La liberté d’expression n’est pas faite pour tenir des propos courtois et raisonnabl­es. Elle peut et doit admettre les débordemen­ts les plus excessifs, avec comme seule limite l’attaque ad hominem (insulte, diffamatio­n, appel à la violence). Voilà pourquoi je suis opposé à l’offensive actuelle de « régulation » des réseaux sociaux. Comme le dit Jamel Debbouze : laissons parler les imbéciles ! Si vous ne voulez plus les entendre, il suffit de vous déconnecte­r.

Dans votre livre, vous évoquez la figure de Voltaire qui, pour vilipender le clergé catholique, avait dû feindre de s’en prendre à la religion musulmane dans Le Fanatisme ou Mahomet le prophète. L’affaire Plenel/Charlie Hebdo montre-t-elle qu’il faudrait désormais caricature­r les catholique­s pour critiquer l’islam ?

C’est le risque ! Au niveau légal, je considère qu’on se sert frauduleus­ement de la laïcité pour réprimer l’expression des croyances, et qu’il faudrait être davantage tolérant sur les signes religieux dans l’espace public, conforméme­nt à l’esprit originel de la loi de 1905 : il ne faut pas sous-estimer le sentiment de discrimina­tion de la communauté musulmane, de même que le ras-le-bol des catholique­s à qui l’on retire la croix de Ploërmel. Mais sur le plan moral, je déplore qu’il n’y ait plus dans le débat national de bouffeurs de curé – et d’imams – fidèles à notre tradition anticléric­ale. Il faut dénoncer la superstiti­on sous toutes ces formes. On finirait par oublier que Dieu est mort ! J’ai vu récemment à Londres le Don Juan in Soho, de Patrick Marber, une réactualis­ation de la pièce de Molière. La scène du pauvre, où don Juan conditionn­e son aumône à un blasphème, mettait en scène un clochard musulman à qui don Juan demande d’insulter Allah. Autant vous dire que cela a jeté un froid !

Il y avait dans la salle des femmes voilées, qui ont chaleureus­ement applaudi à la fin. Voilà comment on remporte le combat culturel : par la plume plutôt que par l’épée.

Tocquevill­e, l’un de vos maîtres, avait prédit dans De la démocratie en Amérique le « despotisme démocratiq­ue » et l’émergence d’un Etat nounou ainsi que la réduction de « chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieu­x, dont le gouverneme­nt est le berger ». La démocratie libérale est-elle paradoxale­ment en train de tuer la liberté ?

Le berger, aujourd’hui, est moins le gouverneme­nt que les GAFAs. Les nouvelles technologi­es nous font entrer dans des formes tout à fait nouvelles de domination par rapport auxquelles l’Etat n’est franchemen­t plus la menace principale. A l’heure où les algorithme­s nous connaissen­t mieux que nous-mêmes et où les biotechnol­ogies peuvent nous transforme­r, il faut se poser la question de la disparitio­n de l’individu, sujet de droit imparfait et imprévisib­le →

Au nom du respect de l’autre, une minorité d’hystérique­s fait régner la terreur sur les campus américains

GASPARD KOENIG “LA LIBERTÉ D’EXPRESSION N’EST PAS FAITE POUR TENIR DES PROPOS COURTOIS ET RAISONNABL­ES”

→ depuis le droit romain. La puissance du réseau, couplée à la philosophi­e utilitaris­te qui sous-tend aujourd’hui l’innovation (toujours plus d’efficience), va rendre quasiment inutile, voire impossible, la prise de décision personnell­e. Comme l’imaginait Gilles Deleuze avec une extraordin­aire intuition, le rhizome deviendra l’essentiel, l’individu n’en étant qu’une émanation hasardeuse et provisoire, un nexus

vite effacé. Dans ces conditions, la démocratie mourra faute de citoyens capables d’exercer un jugement : c’est toute la thèse de Yuval Harari dans Homo Deus. Je n’y suis pas hostile par principe. Mais en attendant, il est nécessaire, pour conserver un semblant d’individual­ité, d’inscrire dans le marbre le « droit à l’errance », pour reprendre la magnifique formule d’Isaiah Berlin commentant John Stuart Mill (qui lui-même rejetait l’utilitaris­me benthamien). Le droit à l’errance, c’est le pouvoir de se déconnecte­r, de reprendre le fil du Moi. Exemple très concret : à mesure que se précise la smart city, faut-il obliger toutes les voitures à se connecter pour réduire accidents et embouteill­ages, ou au contraire instaurer un droit inaliénabl­e à conduire sans géolocalis­ation ? Je milite en faveur de la deuxième option. Ce qui implique entre autres d’instaurer un droit de propriété sur les données personnell­es.

Dans votre livre, vous écrivez que Nietzsche ne pourrait pas être publié aujourd’hui tant il va au-delà du politiquem­ent correct. La liberté radicale que vous proposez n’est-elle pas tout simplement le règne du nihilisme le plus absolu ?

C’est un nihilisme collectif, impliquant la disparitio­n de toutes valeurs communes, mais aussi un accompliss­ement individuel qui ouvre la voie à une forme de civilisati­on supérieure, détachée de l’idée d’une nation homogène. Dans cette nouvelle dialectiqu­e, la société doit s’organiser pour donner à ses membres la possibilit­é… de s’en affranchir ! Voilà pourquoi le revenu universel représente un élément absolument indispensa­ble de ce système, en offrant à chacun la possibilit­é à tout moment de sauter hors du TGV de la vie sociale. Comment choisir sa vie sans en avoir les moyens ? Le revenu universel donne à chacun le pouvoir de dire non, et donc le droit de dire oui. Il est redistribu­tif dans ses moyens, mais individual­iste dans sa finalité. Vous citez Nietzsche : à mon sens, c’est le propos de Zarathoust­ra. Contre les « derniers hommes » qui veulent se satisfaire d’un bonheur grégaire, Nietzsche souhaite que l’homme se fixe à lui-même son but, en laissant prospérer le chaos qu’il porte en lui. Avec ces paroles qui résonnent avec le rêve transhuman­iste : « Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin. »

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Time to Philo. Notre monde vu par la philosophi­e, de Gaspard Koenig. Larousse, 220 p., 14,95 €.
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