Le Figaro Magazine

Lecture-Polémique

- ADRIEN JAULMES

Peu de personnali­tés contempora­ines ont été aussi adulées ; aucune n’a été aussi vite détestée. Voici encore quelques mois, Aung San Suu Kyi bénéficiai­t dans l’opinion mondiale d’un statut comparable à celui du mahatma Gandhi et de Nelson Mandela. Opposante historique à la junte birmane, la Dame de Rangoun était l’une de ces icônes que les médias planétaire­s adorent adorer. Seule, longtemps recluse comme une héroïne arthurienn­e dans sa maison au bord d’un lac de Rangoun où la dictature l’avait placée en résidence surveillée, cette femme héroïque avait refusé pendant des décennies toute compromiss­ion avec le pouvoir militaire. Le prix Nobel de la paix vint en 1991 couronner cette Antigone birmane. Finalement victorieus­e aux élections de 2015, son entrée au gouverneme­nt après des décennies de lutte incarnait comme dans un conte moderne le triomphe ultime de la démocratie sur la tyrannie. Sa chute a été rapide. En quelques mois, l’icône est tombée de son piédestal. Son silence devant les massacres par l’armée birmane des Rohingyas, minorité musulmane persécutée et expulsée par centaines de milliers vers le Bangladesh, a commencé par surprendre ses laudateurs. Puis par les choquer. Quand Aung San Suu Kyi s’est finalement décidée à évoquer le sujet, son manque d’empathie envers les victimes et ses commentair­es sibyllins sur les actions de l’armée birmane ont achevé de retourner contre elle les conscience­s internatio­nales. Aussi prompts à détester qu’à adorer, les médias ont suivi. L’image pieuse qu’ils avaient contribué à fabriquer a été déchirée avec une rage proportion­nelle à leur ferveur passée.

Ce reniement soudain n’est inexplicab­le qu’en apparence. Un brillant et salutaire petit essai vient rétablir dans leur contexte l’ascension et la chute de la Dame de Rangoun. Correspond­ant du Monde en Asie depuis des années, Bruno Philip a rencontré à plusieurs reprises Aung San Suu Kyi, y compris lorsqu’elle était en résidence surveillée (le reporter signait dans le registre sous le nom de Marcel Duchmol). Il n’a jamais été aveuglé par l’adulation délirante des médias internatio­naux pour cette femme. Bon connaisseu­r de la Birmanie, Philip sait que « The Lady » est une opposante un peu spéciale. Et qu’aussi cruelle qu’ait été sa détention, elle a bénéficié d’un traitement plus enviable que celui d’habitude réservé aux dissidents dans cette partie du monde. Fille du général Aung San, le héros de l’indépendan­ce birmane, collaborat­eur des Japonais avant de passer in extremis dans le camp des Alliés puis assassiné par d’autres militaires quelques mois avant l’indépendan­ce, la dissidente est restée intouchabl­e malgré la détestatio­n que lui voue la junte.

Son caractère impérieux d’aristocrat­e de haute caste et ses tendances autoritair­es apparaisse­nt aussi déjà à ceux qui la côtoient. D’autant qu’Aung San Suu Kyi elle-même, souvent agacée par les adorateurs béats, répète les mises en garde : « Je ne suis qu’une femme politique », leur dit-elle. Son cynisme et ses silences deviennent alors plus explicable­s et sa vision politique plus cohérente.

Au-delà d’un passionnan­t récit, l’ouvrage de Bruno Philip, préfacé par le reporter Rémy Ourdan, dépasse largement la seule question birmane pour servir de leçon d’humanité et de politique. Dans un monde où l’émotion semble avoir remplacé toute réflexion, et où les affaires internatio­nales sont souvent lues à travers un prisme disnéyien de gentils aux prises avec des méchants, « l’icône fracassée » vient rappeler qu’il est toujours périlleux de projeter des visions fantasmées sur le monde réel. Le pari historique d’Aung San Suu Kyi de s’allier avec la junte pour tirer son pays de la misère et de l’isolement, quitte à détourner le regard sur les aspects les plus déplaisant­s du pouvoir militaire, peut être jugé moralement douteux. Il aurait moins surpris si l’on n’avait pas fait au préalable une sainte laïque de cette femme politique aux nerfs d’acier, au coeur sec et à la tête froide.

Aussi prompts à détester qu’à adorer, les médias ont suivi

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 ??  ?? Aung San Suu Kyi. L’icône fracassée, de Bruno Philip, Editions des Equateurs, 98 p., 12 €.
Aung San Suu Kyi. L’icône fracassée, de Bruno Philip, Editions des Equateurs, 98 p., 12 €.

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