Lecture-Polémique
Peu de personnalités contemporaines ont été aussi adulées ; aucune n’a été aussi vite détestée. Voici encore quelques mois, Aung San Suu Kyi bénéficiait dans l’opinion mondiale d’un statut comparable à celui du mahatma Gandhi et de Nelson Mandela. Opposante historique à la junte birmane, la Dame de Rangoun était l’une de ces icônes que les médias planétaires adorent adorer. Seule, longtemps recluse comme une héroïne arthurienne dans sa maison au bord d’un lac de Rangoun où la dictature l’avait placée en résidence surveillée, cette femme héroïque avait refusé pendant des décennies toute compromission avec le pouvoir militaire. Le prix Nobel de la paix vint en 1991 couronner cette Antigone birmane. Finalement victorieuse aux élections de 2015, son entrée au gouvernement après des décennies de lutte incarnait comme dans un conte moderne le triomphe ultime de la démocratie sur la tyrannie. Sa chute a été rapide. En quelques mois, l’icône est tombée de son piédestal. Son silence devant les massacres par l’armée birmane des Rohingyas, minorité musulmane persécutée et expulsée par centaines de milliers vers le Bangladesh, a commencé par surprendre ses laudateurs. Puis par les choquer. Quand Aung San Suu Kyi s’est finalement décidée à évoquer le sujet, son manque d’empathie envers les victimes et ses commentaires sibyllins sur les actions de l’armée birmane ont achevé de retourner contre elle les consciences internationales. Aussi prompts à détester qu’à adorer, les médias ont suivi. L’image pieuse qu’ils avaient contribué à fabriquer a été déchirée avec une rage proportionnelle à leur ferveur passée.
Ce reniement soudain n’est inexplicable qu’en apparence. Un brillant et salutaire petit essai vient rétablir dans leur contexte l’ascension et la chute de la Dame de Rangoun. Correspondant du Monde en Asie depuis des années, Bruno Philip a rencontré à plusieurs reprises Aung San Suu Kyi, y compris lorsqu’elle était en résidence surveillée (le reporter signait dans le registre sous le nom de Marcel Duchmol). Il n’a jamais été aveuglé par l’adulation délirante des médias internationaux pour cette femme. Bon connaisseur de la Birmanie, Philip sait que « The Lady » est une opposante un peu spéciale. Et qu’aussi cruelle qu’ait été sa détention, elle a bénéficié d’un traitement plus enviable que celui d’habitude réservé aux dissidents dans cette partie du monde. Fille du général Aung San, le héros de l’indépendance birmane, collaborateur des Japonais avant de passer in extremis dans le camp des Alliés puis assassiné par d’autres militaires quelques mois avant l’indépendance, la dissidente est restée intouchable malgré la détestation que lui voue la junte.
Son caractère impérieux d’aristocrate de haute caste et ses tendances autoritaires apparaissent aussi déjà à ceux qui la côtoient. D’autant qu’Aung San Suu Kyi elle-même, souvent agacée par les adorateurs béats, répète les mises en garde : « Je ne suis qu’une femme politique », leur dit-elle. Son cynisme et ses silences deviennent alors plus explicables et sa vision politique plus cohérente.
Au-delà d’un passionnant récit, l’ouvrage de Bruno Philip, préfacé par le reporter Rémy Ourdan, dépasse largement la seule question birmane pour servir de leçon d’humanité et de politique. Dans un monde où l’émotion semble avoir remplacé toute réflexion, et où les affaires internationales sont souvent lues à travers un prisme disnéyien de gentils aux prises avec des méchants, « l’icône fracassée » vient rappeler qu’il est toujours périlleux de projeter des visions fantasmées sur le monde réel. Le pari historique d’Aung San Suu Kyi de s’allier avec la junte pour tirer son pays de la misère et de l’isolement, quitte à détourner le regard sur les aspects les plus déplaisants du pouvoir militaire, peut être jugé moralement douteux. Il aurait moins surpris si l’on n’avait pas fait au préalable une sainte laïque de cette femme politique aux nerfs d’acier, au coeur sec et à la tête froide.
Aussi prompts à détester qu’à adorer, les médias ont suivi