Quand Jean raconte d’Ormesson
Au fil des décennies, l’académicien s’est régulièrement confié au « Figaro Magazine ». Ses interviews savoureuses faisaient le bonheur des journalistes, qu’il savait flatter avec subtilité, vins fins et force lettres de remerciements à l’encre bleue. Flor
Le Figaro Magazine Vous êtes entré tard en littérature… Jean D’Ormesson – J’ai très vite compris que, si je voulais ne rien faire, la meilleure façon, c’étaient les études, et je les ai fait durer…
Pourquoi vous êtes-vous mis à écrire ?
Si j’ai écrit un roman, pour la première fois, c’était pour plaire à une fille. Inutile de vous dire que cela n’a pas du tout marché !
Que lisiez-vous dans votre jeunesse ?
Vous savez, mes parents étaient des gens cultivés qui aimaient la politique, l’histoire et la musique, mais qui ne lisaient pas ou peu de romans. J’avais lu, jeune, Arsène Lupin, Les Thibault de Roger Martin du Gard, Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains, Augustin ou Le maître est là, de Joseph Malègue, et Brasillach (il prononce Brasil-lach), en particulier Notre avant-guerre,
qui est un livre magnifique, et qui m’a donné envie de faire Normale, comme lui. J’ai beaucoup d’admiration pour Brasillach. On ne lui pardonne rien alors qu’on pardonne tout à Céline. C’était pourtant un très grand écrivain.
Plus tard, il y a eu le « nouveau roman », après « l’existentialisme ». Qu’en pensiez-vous ?
Je vomissais tout cela. J’exécrais Sartre. Je l’ai toujours détesté. Cet homme « de gauche » qui disait
« l’enfer, c’est les autres »,
non mais quoi ? ! Il disait aussi « dans les cinq ou six ans qui viennent, l’URSS va dépasser les Etats-Unis »,
puis affirmait : « Le vrai dictateur, c’est de Gaulle et non Staline. » Un visionnaire ! Quant au nouveau roman, je l’ai toujours trouvé illisible. J’ai bien connu Alain Robbe-Grillet, un type délicieux. Un soir, nous avions bu ensemble, et il m’avait dit : « Le nouveau roman, mais c’était une blague ! Quand on a vu que ça prenait, on a poussé le machin, mais c’était une plaisanterie ! »
Cela vous a-t-il gêné d’être catalogué comme « écrivain de droite » ?
Pas du tout, et ces catégories m’amusent. Il y a de grands écrivains de gauche, comme Diderot ou Aragon, et de grands écrivains de droite, qui ont été maltraités durant la seconde moitié du XXe siècle. Pour un Michel Déon reconnu, combien de grands écrivains comme Jean Raspail ont été vilipendés ? Il est intéressant de constater que celui qu’on a sauvé, Céline, n’était pas de droite. On sait bien, d’ailleurs, que l’antisémitisme n’est pas le monopole de la droite.
Vous êtes un homme de droite qui croit au progrès ?
Je crois à l’égalité des gens. Je crois aussi à une forme de progrès que la gauche a complètement abandonnée sous l’effet notamment des écologistes – je n’aime pas les socialistes, j’aime encore moins les écologistes. La science présente beaucoup de dangers, mais il faut lutter contre ces dangers, non pas par moins de science mais par davantage de science, une science qui puisse aussi créer sa propre éthique.
Et ce Dieu dont vous parlez tant, êtes-vous sûr qu’il existe ?
Je ne pense pas que la
science puisse prouver quoi que ce soit au sujet de Dieu. Personne ne peut dire que Dieu n’existe pas. Et personne ne peut prouver qu’il existe. J’aime beaucoup la formule juive : « Ce qui est important c’est Dieu, qu’il existe ou pas. » Ne pas croire en Dieu et être optimiste, cela me paraît vraiment illusoire. Peut-être peut-on être optimiste, parce qu’on a le droit d’espérer que Dieu existe. C’est un peu brutal comme formule, mais c’est véritablement ce que je ressens. Et s’Il n’existe pas ?
Vous connaissez l’histoire de cette petite religieuse qui a une foi ardente et à qui l’on dit : « Que ferez-vous si, en mourant, vous découvrez que Dieu n’existe pas ? » Et elle répond : « Eh bien, si Dieu n’existe pas, je dirai qu’il a tort et que je l’aime tout de même. »
Et les athées, vous en pensez quoi ?
J’ai beaucoup d’admiration pour les athées. Quand vous êtes croyant - catholique, orthodoxe, protestant, juif ou musulman -, vous vous dites que, si vous faites le bien, vous serez récompensé. Alors qu’un médecin athée, qui ne croit ni à Dieu ni à diable, qui donne tant de lui-même pour aider son prochain, le fait sans espoir de récompense. C’est pour cela que certains se retrouveront à la droite de Dieu : parce que les athées s’occupent des autres sans espérance. C’est formidable.
Vous dites que Dieu est tombé bien bas dans les sondages. Comment expliquez-vous le déclin du christianisme, tout du moins en Europe occidentale, et la bonne santé de l’islam ?
Je suis un grand admirateur de l’islam. Mais l’islam n’est pas le christianisme. Le christianisme, c’est l’amour :
« Tends l’autre joue. » Peutêtre est-ce plus difficile aujourd’hui de tendre l’autre joue. On y revient toujours : pour aimer Dieu, il faut aimer les hommes, et il semble qu’aujourd’hui les hommes s’aiment moins, donc ils aiment moins le dieu du christianisme. Ah, les hommes… Dans l’un de mes livres, je dis : « Entre les →
→ hommes et Dieu, je parierais plutôt sur Dieu. » Les hommes, vous savez, ne sont que très peu de chose. Quels souvenirs gardez-vous de votre expérience au Figaro ?
Quand je suis arrivé, en 1974, on m’a dit : « Les six premiers mois, surtout ne faites rien ! »
J’ai répondu : « D’accord, mais est-ce que j’aurai quelqu’un pour m’aider ? »
Et votre vieil ennemi François Mitterrand ?
Un jour, j’ai rencontré Mitterrand, qui avait eu la francisque et qui avait donc prêté serment à Pétain. Et donc, je venais de découvrir un article politique de lui paru en 1943 dans France, revue de l’Etat nouveau. Je lui ai lancé : « Vous avez mis trois ans à comprendre ce que mon père avait compris en une journée ! » Le 11 mai 1981, j’avais écrit un article sur plusieurs colonnes dans Le Figaro, qui était titré « J’appelle Mitterrand au tribunal de l’histoire. » Il est resté deux septennats, mais il a fini par partir ! Vous savez que c’est avec moi qu’il a eu son dernier rendezvous à l’Elysée avant la passation de pouvoir en 1995. Je me souviens qu’on avait demandé à Roger Hanin pourquoi Mitterrand m’avait convié. Il avait répondu : « Je connais bien mon beau-frère. Je crois qu’il voulait s’amuser, il a choisi le plus con ! » (rires)
Que pensez-vous d’Emmanuel Macron ?
Emmanuel Macron a commis plusieurs erreurs dans sa campagne. Quand il a parlé de crime contre l’humanité à propos de la colonisation de l’Algérie, quand il a expliqué qu’il n’y avait pas de culture française, évidemment. J’ai trouvé aussi assez ennuyeux qu’il prononce en anglais un discours quand il est allé en Allemagne. Pendant le Brexit ! C’est un détail, mais c’est un détail important, je trouve. D’une certaine façon, vous représentez une certaine continuité de l’histoire de France, quand Macron représente une continuité de la pensée hollandaise. Une histoire qui, comme disait Napoléon, est solidaire à la fois du Comité de salut public et de Jeanne d’Arc. Je me demande encore pourquoi il a dit qu’il n’y avait pas de culture française. Devons-nous absolument être les alliés de Mme Merkel ?
La relation entre la France et l’Allemagne est unique. Elle tient à la géographie, à l’histoire, à la culture, au poids des économies. Tous ceux qui ont voulu nier cette relation se sont cassé les dents sur ces réalités. Il n’y a pas de front possible des pays du sud de l’Europe contre ceux du nord, pas d’entente cordiale qui puisse permettre de contrebalancer cette réalité. Il y aura toujours la Manche entre l’Angleterre et nous. J’ai une grande attirance et une grande proximité avec l’Italie et l’Espagne. Mais c’est justement parce que je les connais bien que je sais qu’il n’y a aucune possibilité de front du Sud.
Avant d’y entrer, vous n’aviez pas un respect immense pour l’Académie française…
Je revendique une certaine liberté d’esprit. Quand j’étais candidat pour entrer à l’Académie française, je racontais cette plaisanterie mettant en scène deux académiciens. L’un demande à l’autre comment va un de leurs confrères. « Oh, il est à moitié gâteux. - Ah, il va mieux, alors »…
Vous avez largement contribué à faire entrer sous la Coupole Alain Finkielkraut…
Il y a eu des débats très vifs, jevousl’assure.Et d’ailleurs, je peux comprendre certains arguments de ses opposants, mais il y en a un que je réprouve fortement, c’est celui qui consiste à dire qu’on a fait « entrer le Front →
“JE REVENDIQUE MA LIBERTÉ D’ESPRIT”
→ national à l’Académie ». Je ne suis moi-même pas en accord avec tout ce que dit Finkielkraut : il est sioniste, je ne le suis pas. Mais voilà un homme qui ne pense pas « correctement ». Et je suis heureux que nous ayons un Juif polonais à l’Académie. En outre, je ne suis pas mécontent de cette « tempête », c’est une excellente opération pour l’Académie. Enfin, on parle d’elle ! Enfin, il y a des débats d’idées, des passions qui s’expriment, une certaine agitation ! Cela n’a pas toujours été le cas pour ceux qui y sont entrés… Tout cela m’évoque l’élection de Paul Morand, à laquelle le général de Gaulle était si hostile, qui a été si longue et qui a déclenché, elle aussi, de vifs débats. Quant à moi, je rêvais de faire entrer Raymond Aron - qui avait toute la gauche contre lui - et Aragon - qui n’avait plus beaucoup de soutien à droite ! - et n’y suis jamais parvenu… J’avais aussi ardemment défendu en 1980 l’élection de Marguerite Yourcenar, première académicienne, ce qui n’avait pas été facile, croyez-moi. L’arrivée d’Alain Finkielkraut montre que l’on peut désormais dépasser ces débats.
Que pensez-vous du roman aujourd’hui ?
J’ai moi-même longtemps aimé le roman à la folie : Le Rouge et le Noir, L’Education sentimentale, Proust, Cent ans de solitude, La Proie des flammes… Longtemps aussi, j’ai pensé que la littérature, c’était le roman. Or, je m’interroge : le roman n’est-il pas mort ? Etait-il lié à un stade de l’histoire, à une société ? Aujourd’hui, on met sous le mot de « roman » à peu près n’importe quoi ! Le meilleur ou le pire. Cela a d’ailleurs commencé ici même, chez Gallimard, avec Henri Matisse, roman,
de Louis Aragon… Désormais, à chaque rentrée littéraire, on annonce la mort du roman. Et les romans continuent à paraître, chaque année plus nombreux, ce qui n’est peut-être pas bon signe.
Qu’est-ce que la littérature pour vous ?
Pour moi, la littérature, c’est du chagrin voire du malheur, mais qui est transformé en bonheur par la syntaxe et l’orthographe.
Pensez-vous entrer au Panthéon ?
Je préfère aller au paradis. Vous connaissez la formule de Barbey d’Aurevilly ?
« Pour le climat, je préfère le ciel. Mais pour la compagnie, je préfère l’enfer. »
Vous êtes entré à la Pléiade de votre vivant. Quelles sont les Pléiade que vous emporteriez sur une île déserte ?
J’aime les livres totaux, ce que Hugo nomme les « livres océans ». Je choisirais donc L’Iliade et L’Odyssée, Les Mille et Une Nuits, Mémoires d’outre-tombe, A la recherche du temps perdu. Et puis, bien sûr, la Bible, qui existe en Pléiade. Avec ça, on est tranquille.
Quels seraient les premiers mots d’un Jean d’Ormesson président de la République ?
Moi président, voici ma première mesure : je démissionne.
C’est simple d’être Jean d’Ormesson ?
J’ai été un jeune con. J’ai gagné en âge, en sagesse, en expérience : je suis devenu un vieux con.
Comment résumeriez-vous votre vie ?
Toute mon existence n’aura peut-être été qu’une indifférence passionnée. ■
Extraits d’entretiens réalisés les 7 novembre 2009, 21 août 2010, 18 avril 2014, 6 juin 2014, 2 janvier 2015, 12 juin 2015 et 21 avril 2017.
“JE PRÉFÈRE LE PARADIS AU PANTHÉON”