Le Figaro Magazine

Et l’immortel entra dans la postérité...

En vacances avec femme et enfants à l’autre bout du monde, le chroniqueu­r littéraire du « Figaro Magazine » rend un hommage très personnel à l’écrivain qu’il aimait et admirait.

- PAR FRÉDÉRIC BEIGBEDER

Jean d’Ormesson a gâché mes vacances. Je viens d’apprendre sa mort alors que je me dorais la pilule sur une plage de sable fin. Faute grave : je ne suis ni en Corse ni en Grèce, mais un peu plus au sud, sur une île qui plairait davantage à Le Clézio, si vous voyez où je veux dire. Qu’importe : une plage reste l’endroit idéal pour tenter d’évoquer sa mémoire. Pardon, je vais ici vous livrer mes pensées comme elles viennent, en vrac (telle fut souvent la méthode Jean d’O, empruntée à Montaigne : « à sauts et à gambades »). J’ai un bon début avec l’océan, le soleil, le ciel, ses thèmes principaux. Il a tellement raconté ses bains de mer, le plaisir d’aimer, le bonheur de vivre. Un bon mot de lui me revient sans prévenir. Alors qu’ils nageaient à poil dans l’eau translucid­e d’une crique délicieuse, il confia à un ami : « Mourir quand on a eu une vie de merde, c’est un soulagemen­t ; mourir quand on a eu ma vie, franchemen­t, c’est la double peine ! » Je ne sais pas pourquoi mais j’ai souvent imaginé la mort de Jean d’O et je ne pensais pas qu’elle me ferait autant souffrir. Après tout, à 92 ans, il ne nous prend pas par surprise. On croyait s’être fait à cette idée, mais non : cette disparitio­n est une catastroph­e. Elle tombe mal. On a tant besoin de gens élégants, beaux, érudits, bien élevés, dans cette époque grossière, laide, amnésique et agressive.

Les voiliers passent au loin devant l’horizon,

découpant le bleu en deux portions d’orange. Jean nous en a parlé souvent, de sa mort : c’était même son principal sujet. Maintenant, enfin, il sait. Il sait s’il y a quelque chose après, ou le néant effrayant, le silence vain, le Rien tant redouté. Le voilà fixé, pour l’éternité – on l’envierait presque. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit qu’il serait heureux s’il avait un lecteur, un seul, trente ans après sa mort. Je pense qu’il va en avoir beaucoup plus, et que dans les jours, les semaines, les mois, les années à venir, des centaines de milliers de Français vont se précipiter sur ses livres pour demeurer en sa compagnie. Sa véritable carrière d’écrivain commence maintenant. On ne pourra plus lire d’Ormesson comme auparavant. Il ne sera plus là pour nous embobiner avec ses yeux bleus, ses citations, ses espadrille­s et ses traits d’esprit. Ses livres vont devoir apprendre à se défendre tout seuls. Je pense que ce sont les récits ses plus intimes qui ne vieilliron­t jamais. C’est tout l’intérêt de la littératur­e : contrairem­ent à l’Académie, elle peut vraiment vous rendre immortel. On pourra toujours entendre la voix espiègle de Jean d’O murmurer dans notre tête en feuilletan­t Au revoir et merci, Le Vagabond qui passe sous une ombrelle trouée, C’était bien, Une fête en larmes. Ses livres de souvenirs épars, de digression­s pudiques, de billevesée­s aristocrat­iques, ses recueils de joies et d’épiphanies fugaces : bien sûr qu’ils se répètent. Oui, c’est toujours le même livre parce que c’est toujours la même personne qui aime, qui rit, qui regrette et qui meurt. Qui ne bougera plus de ces pages. Cela va être miraculeux de passer des moments aussi gais avec un mort nouveau. Désormais on relira d’Ormesson avec une gourmandis­e décuplée par l’émotion et la profondeur. Tout ce qui semblait léger, frivole, est soudain important, gravé dans le marbre. Les plages, Homère, Chateaubri­and, un petit escalier blanc et bleu dans les Pouilles, une cousine aimée, Baudelaire, Roger Caillois, l’île de Kastellori­zo, le coucher du soleil sur la Méditerran­ée, Racine, Corneille, un château familial disparu, la guerre et l’ENS ; à l’époque où il les publiait, on se disait : « C’est facile, c’est joli, c’est charmant. » A partir d’aujourd’hui, on se dira : « C’est grand, c’est beau, c’est bouleversa­nt. »

Séparer le texte de son auteur est une tâche impossible, pardon Monsieur Proust, surtout quand l’artiste vient de tirer sa révérence. Certes, ses gros romans totaux auront aussi leurs

défenseurs, notamment les Editions Gallimard, qui ont rassemblé Au plaisir de Dieu, La Gloire de l’Empire et Histoire du Juif errant dans la Bibliothèq­ue de la Pléiade. Nul doute qu’un tome II réunira ses autres grandes oeuvres résumant l’univers et le temps : Dieu, sa vie, son oeuvre, La Douane de mer, Presque rien sur presque tout, Le Rapport Gabriel. C’est sans doute le chagrin qui me fait préférer les facéties autobiogra­phiques, les articles de journaux rassemblés par sa fille (Odeur du temps), ou récemment le beau volume de la collection « Bouquins » (Ces moments de bonheur, ces midis d’incendie), avec ses oraisons funèbres, ses chroniques politiques, ses dialogues avec Emmanuel Berl… Et Garçon, de quoi écrire, un dialogue virevoltan­t avec François Sureau, pour continuer d’écouter cette intelligen­ce française rebondir, au meilleur de sa forme. Ces livres donnent au lecteur l’impression d’une discussion brillante qui se poursuit avec un honnête homme sans prétention, amusant et cultivé (comme son frère ennemi Bernard Frank), qui savait tout en faisant mine de ne rien connaître. Tiens, une anecdote me revient : un soir, il y a une vingtaine d’années, après un dîner arrosé, nous sommes allés, avec quelques camarades germanopra­tins – BHL, Lambron, Enthoven… – chanter L’Internatio­nale devant la maison de Jean d’O, à Neuilly. Tandis que nous beuglions « C’est la luuuutteee­euuuu finale », l’académicie­n, qui n’était pas un couche-tard, ouvrit péniblemen­t sa fenêtre et interpréta les deux couplets suivants, dont nous ignorions les paroles. Ce soir-là, la droite Neuf-Deux cloua le bec de la gauche caviar. Aux détracteur­s d’avant-garde, aux snobs de gauche qui se sont moqués de lui toute sa vie, ou qui ne l’ont pas pris au sérieux parce que lui-même avait la politesse de ne pas le faire, j’ai trouvé la réplique. Voilà : imaginez que, comme moi, vous êtes en vacances au bord de la mer. Vous avez bien sûr emporté quelques romans concernés par la douleur du monde. Du lourd, comme on dit. Vous êtes quelqu’un de sérieux : vous lisez engagé, en fronçant les sourcils. Les fariboles de Jean d’O, même décédé, très peu pour vous. Mais je vous en prie, faites ce test, en toute honnêteté. Sur une étagère de l’hôtel, vous tombez sur un vieux d’Ormesson jauni, par exemple Je dirai malgré tout que cette vie fut belle où il revient une fois de plus sur sa vie, Le Figaro, l’Unesco, Bossuet, Colbert, Fouquet, ses passages chez Pivot, les jolies femmes, la mythologie, la ronde des planètes, Plutarque, une contrerime de Toulet, Paul Morand et Aragon, et ce Dieu qui n’en finit pas de se taire. Bizarremen­t, tout intellectu­el prétentieu­x que vous êtes, vous risquez de vous faire avoir. Vous lirez d’Ormesson plutôt que les romanciers concernés (qu’on pourrait d’ailleurs définir ainsi en deux mots), parce que son style est fluide, simple, allègre, parce qu’il saute du coq à l’âne avec simplicité, fraîcheur, drôlerie, mélancolie, parce qu’il ne vous prend pas la tête, parce qu’il transcrit la vie dans sa beauté et sa vérité, sans « se la péter », tout en vous permettant de réviser un peu votre inculture. C’est la stricte réalité : d’Ormesson, pour les snobinards, a toujours été l’écrivain qu’on lisait en cachette. Réjouissez-vous, les pisse-froid ! Grâce à sa mort, vous pouvez enfin assumer d’Ormesson dans les dîners en ville. J’ai souvent ressenti cette impression merveilleu­se : à quel point le style de Jean vous donne l’impression d’être en vacances. Sa mort vient de gâcher les miennes, mais son écriture m’en a donné tellement que je lui pardonne ce trépas malvenu. Les écrivains dont on finit réellement les livres, même en secret, SURTOUT en secret, sont les seuls qui durent. Les autres seront oubliés car seul le plaisir dure en art. Il est l’onction ultime. La mort va offrir à Jean d’Ormesson la dernière médaille qui lui manquait, son diplôme suprême : la postérité. ■

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« Désormais on relira Jean d’Ormesson avec une gourmandis­e décuplée par l’émotion et la profondeur. Tout ce qui semblait léger, frivole, est soudain important, gravé dans le marbre. »
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