Le Figaro Magazine

La bande à Jean d’O

Jean-Marie Rouart, Michel Mohrt, Maurice Rheims, Jacques Laurent, Michel Déon, Marc Fumaroli ou Félicien Marceau… Ils appartenai­ent au cercle des intimes d’un homme qui avait, plus que tout, la passion de l’amitié.

- PAR ÉRIC NEUHOFF

D’accord, dans ses titres, il y avait plutôt le mot « amour ». Cela n’a pas empêché sa vie d’être pleine d’amitiés. Il a existé une bande à Jean d’O. Il suffit de consulter la liste de ceux qu’il a aidés à entrer à l’Académie française. Elle est longue, de Michel Déon à Maurice Rheims en passant par Michel Mohrt, Jacques Laurent, Jean-François Deniau ou Jean-Marie Rouart, sans oublier Félicien Marceau. Mohrt, tenez, avec sa moustache de major Thompson et ses costumes à rayures de Savile Row, voyez avec quel humour il le reçut sous la Coupole : « Je ne voudrais choquer personne, mais nous avons poussé l’audace jusqu’à choisir une femme. Avec vous, Monsieur, nous recevons un Breton. » Un Breton « catholique et sauvage », ajoutait-il. Souvent, les deux hommes déjeunaien­t ensemble au Voltaire, dans le box du fond. Jean d’Ormesson commandait invariable­ment des oeufs pochés et un filet de boeuf. Mohrt ne manquait pas de rappeler qu’à cette même table, Montherlan­t roulait des boulettes de mie de pain entre ses doigts. D’Ormesson ne ratait pas un de ces vernissage­s où l’auteur de Deux Indiennes à Paris présentait ses aquarelles. Il n’avait pas de montre au poignet, mais il n’était jamais en retard pour témoigner son affection. Il n’avait même pas réussi à se fâcher vraiment avec son frère ennemi Bernard Frank, qui le suivait à la trace depuis les années 1960. Frank l’éreintait avec une belle régularité. D’Ormesson en riait. Un jour, il se vengea sur trois pages dans Le Nouvel Observateu­r, le journal où officiait Frank, qui trouva ça moins drôle. Oui, mais pour son soixantièm­e anniversai­re, d’Ormesson avait prononcé à brûlepourp­oint un discours émouvant et juste. « Les femmes m’ennuient vite », confiait ce séducteur dans Du côté de chez Jean. Les hommes le lassaient sans doute un peu moins. Son meilleur ami était Philippe Baer, le père d’Edouard, qui fut témoin à son mariage, un des types les plus drôles de Paris, ce que ne laissait guère supposer son poste à la Cour des comptes. Ils se téléphonai­ent tous les jours. Les amis étaient conviés dans la maison de Neuilly. Félicien Marceau venait en voisin. Quand il n’était pas en Irlande, Déon faisait le détour par les Hauts-de-Seine. Un week-end de 1991 où ils étaient réunis à La Baule, ces trois-là apprirent la mort d’Antoine Blondin. Un silence tomba. Il ne dura pas. Les anecdotes s’enchaînère­nt. Déon rappela qu’il avait écrit ses premiers livres dans l’appartemen­t de Mme Blondin sur les quais. D’Ormesson raconta ce dîner où il avait attendu Blondin en vain. Le lendemain, ce dernier s’excusa ainsi :

« Tu comprends, entre chez moi et chez toi, je n’ai trouvé aucun bistrot fermé. » Pour appartenir à son cercle, il fallait aimer l’Italie. Un vendredi soir, après un cocktail chez Gallimard, Deniau et lui décidèrent de partir pour Rome. Ils sautèrent aussitôt dans une voiture et roulèrent toute la nuit. Le matin, ils prenaient le petit déjeuner piazza Navona. L’amitié, en ce temps-là, n’avait pas besoin de mots. Elle se contentait de deux tasses de cappuccino en train de fumer sur une table au soleil. En Corse, son voisin s’appelait Maurice Rheims. La baie de Saint-Florent s’étendait au pied des maisons. On refaisait le monde dans l’eau, avec ou sans maillot de bain. On bronzait en bonne compagnie. Jean-Marie Rouart s’était offert une villégiatu­re dans l’île. Comme il ne conduisait pas, il lui fallait trouver une dame pour tenir le volant. Jadis, →

→ Jean d’Ormesson avait demandé à Rouart de dénicher un stage pour sa fille, encore étudiante, au Quotidien de Paris. Ce fut chose faite. La demoiselle fut effarée de constater que le journalism­e consistait essentiell­ement à jouer avec des extincteur­s dans le couloir et à chercher une adresse de restaurant pour déjeuner. Par la suite, elle partit pour New York travailler dans l’édition. Elle avait eu chaud. Quand il était dans le Sud-Ouest, celui qui se définissai­t comme « un conformist­e fugueur » effectuait une halte chez Kléber Haedens, dans les environs de Toulouse. L’amateur de rugby devait être désemparé face à ce convive qui ne buvait rien. D’Ormesson – c’était peut-être son seul défaut – était incapable de s’apercevoir qu’un vin était bouchonné. Ce cosmopolit­e fréquentai­t Gianni Agnelli, qui le traitait d’« intellectu­el de nursery ». Il n’est pas interdit de relire à ce propos Les Illusions de la mer, où l’on reconnaîtr­a la figure du patron de la Fiat. L’hiver, c’était le ski. En Suisse, il y avait François Nourissier. Sur le télésiège, celui-ci évoquait avec des trémolos dans la voix d’autres vacances, le jour où ils étaient entrés dans la baie de Fethiye à bord d’un ketch de 22 mètres. Ah, la côte turque sur un caïque ! Sur le pont, Marc Fumaroli, avec son profil de médaille, enfilait un masque et des palmes. Jean d’Ormesson parlait d’actrices. Il avait un faible pour Sigourney Weaver et Keira Knightley. Il y avait eu cette fois, dans un restaurant de Venise, où il avait présenté François Mitterrand à Lauren Bacall. L’histoire ne dit pas qui était le plus comédien des deux.

Il allait visiter Emmanuel Berl au Palais-Royal, où il eut plus tard un pied-à-terre. Paul Morand, c’était au Crillon ou dans cet immense rez-de-chaussée du Champ-de-Mars. Dès qu’il s’ennuyait, le créateur de L’Homme pressé prenait la poudre d’escampette. Un déjeuner s’éternisait ? Il glissait sous la nappe et disparaiss­ait. On ne le revoyait plus. Toute une époque. D’Ormesson avait-il déjà sa Mercedes ? Il aimait les décapotabl­es et les cravates en tricot. On ne se refaisait pas. Les amis, il ne fallait pas en changer. C’était une perte de temps. Solidement brouillé avec Roger Hanin, il avait fini par se réconcilie­r avec lui. Il faut dire que la querelle était allée loin. Interrogé par Pivot sur son insulte favorite, il avait répondu : « Roger Hanin ! » Commentair­e de l’animateur d’« Apostrophe­s » : « La dernière fois, vous aviez dit : connard. » D’Ormesson : « Vous voyez, je n’ai pas changé. » Jeu, set et match.

La fidélité était son élégance. Une année, on lui remit le prix Audiberti à Antibes. Sur la terrasse de l’hôtel Belles Rives, le lauréat rendit hommage à l’un de ses prédécesse­urs, Patrick Leigh Fermor, dont il mettait au plus haut Le Temps des offrandes. Michel Déon, qui présidait le jury, opinait. Lui aussi avait une vénération pour « Paddy ». Le fantôme de Scott Fitzgerald rôdait sur la plage, en contrebas. Jean d’Ormesson, oui, aurait pu sympathise­r avec Gatsby.

Il ne détestait pas admirer. Découvrir l’amusait. Son enthousias­me après avoir refermé le premier Yann Moix n’était pas feint. Il trouvait sûrement des qualités aux ouvrages de Frédéric Beigbeder. Cela lui rappelait sa jeunesse. Beigbeder ne se fait pas prier pour évoquer cette nuit arrosée où il était allé chanter L’Internatio­nale sous les fenêtres de l’académicie­n. D’Ormesson avait ouvert en pyjama en entonnant les couplets suivants. C’était un homme qui fuyait le sérieux comme la peste. Les bons mots faisaient circuler le sang. La politesse simplifiai­t les rapports. Il pouffait en décrivant la scène de la cuisine dans Les Tontons flingueurs, n’avait pas honte de pleurer à la fin d’Out of Africa. Le dernier mot, s’il en faut un, reviendra à la mélancolie. A Jean-Marie Rouart, victime d’un accident de santé, il avait envoyé ce télégramme : « Ne pars pas avant moi. » Il regrettait l’ombre des chênes centenaire­s, ceux qu’on finit par abattre. L’adjectif « épatant » émaillait sa conversati­on. Pieds nus dans ses mocassins, il pouvait réciter des poèmes entiers de Paul-Jean Toulet dont le roman le plus connu s’intitulait, tiens, Mon amie Nane. Est-ce que Jean d’Ormesson aurait pu être ami avec une femme ? Les futurs candidats au baccalauré­at plancheron­t sur la question, en soulignant le rôle qu’il joua dans l’élection de Marguerite Yourcenar quai de Conti. « Toute mon existence n’a peut-être été qu’une indifféren­ce passionnée », affirmait-il. Il se vantait. Il nous dit au revoir. Nous lui disons merci. Un de ses souhaits était d’être enterré avec un crayon à papier. Cela devrait pouvoir s’arranger. Adieu, l’ami. ■

IL NE DÉTESTAIT PAS ADMIRER ; DÉCOUVRIR L’AMUSAIT

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A l’Académie française, où il a fait élire tant de ses amis, Jean d’Ormesson (en haut) savait aussi ne pas se prendre au sérieux.
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« Ne pars pas avant moi », avait-il dit à son ami Jean-Marie Rouart, alors à l’article de la mort. L’inverse s’est finalement produit.

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