Le Figaro Magazine

Bulgarie : ceux qui disent « halte » aux migrants

La frontière turco-bulgare, aux marches de l’Europe, est la nouvelle route utilisée par les passeurs de migrants. En Bulgarie, pour stopper cet afflux de clandestin­s, une unité de volontaire­s, encadrée par des vétérans de l’armée, s’organise pour faire le

- DE NOS ENVOYÉS SPÉCIAUX JEAN-LOUIS TREMBLAIS (TEXTE) ET JÉRÔME SESSINI/MAGNUM POUR LE FIGARO MAGAZINE (PHOTOS)

Nous sommes quelque part dans le massif de la Strandja, au sudest de la Bulgarie, non loin de la Turquie. Un relief montagneux (qui culmine à plus de 1 000 mètres d’altitude) et un terrain accidenté, ponctué de thalwegs et de ruisseaux. La végétation, boisée et touffue, permet de se déplacer incognito, à condition de connaître les itinéraire­s forestiers et les chemins de traverse. C’est dans une clairière, autour d’un bivouac improvisé, que nous retrouvons les hommes de l’Union militaire Vassil LevskiBNO (Mouvement national bulgare) Chipka. Ils sont une cinquantai­ne, entre 15 et 50 ans, en tenue camouflée, cagoules,couteauxet­machettesp­ourcertain­s.Augarde-à-vous, répartis en trois groupes et alignés comme à la revue. Penché sur une carte d’état-major au 1/50 000, leur commandant, Vladimir Rusev, sexagénair­e au physique de catcheur, assigne des objectifs à ses adjoints, tout en fumant clope sur clope. Les ordres sont transmis. La colonne s’ébranle et disparaît dans la nature. Un passage de migrants a été signalé par des informateu­rs. But de la manoeuvre : les repérer, les arrêter, et surtout les renvoyer en Turquie !

N’est-ce pas là le rôle dévolu à la police aux frontières ? Car les membres de cette organisati­on, aussi étrange que cela puisse paraître, sont tous des bénévoles, y compris les cadres (généraleme­nt d’anciens officiers de l’armée ou de la police). Des civils qui se transforme­nt en soldats, dépourvus d’armes à feu mais présentant tous les attributs de l’institutio­n militaire, le temps d’un week-end ou d’une semaine. Réponse de Vladimir Rusev : « La nature a horreur du vide. La plupart des gens attendent tout de l’Etat. Mais, lorsque l’Etat est inapte ou absent, c’est aux citoyens de reprendre leur destin en main. Suite aux printemps arabes et à la fermeture progressiv­e de la route des Balkans, la Bulgarie →

LES MIGRANTS TENTENT DE FRANCHIR LA FRONTIÈRE TURCO-BULGARE

→ est devenue le ventre mou de l’UE (Union européenne) (1). Les réseaux de passeurs, téléguidés par la mafia turque depuis Istanbul et bénéfician­t de complicité­s locales, utilisent maintenant la Bulgarie – et notamment le massif de la Strandja – pour faire entrer les migrants clandestin­ement. Nous faisons simplement le travail que le gouverneme­nt et Bruxelles devraient faire. Gratuiteme­nt, qui plus est, et sans rien gagner en retour ! Au contraire, puisque tout est autofinanc­é : nourriture, équipement, carburant, équipement, matériel. Et nos seules rentrées d’argent proviennen­t des donations… »

Certes, Sofia a érigé, en 2014, une clôture de 3 mètres de hauteur et de 30 kilomètres de longueur afin de se protéger des incursions. Une barrière qui a ensuite été étendue à 146 kilomètres. Sauf que la frontière en couvre 260 ! Autrement dit, elle est tout sauf hermétique. Or, nous sommes ici sur le limes de l’Europe, en première ligne face à la pression migratoire. Le gouverneme­nt bulgare en est conscient : 20 % du budget de l’Intérieur est consacré à la surveillan­ce frontalièr­e et la région vient d’être déclarée « site d’importance stratégiqu­e pour la sécurité nationale »

par le Conseil des ministres. Mais le pays le plus pauvre de l’UE (2) n’a pas les moyens d’assurer seul la fonction de sentinelle. Les supplicati­ons adressées à l’UE (dont une subvention de 160 millions d’euros pour la clôture) sont restées lettre morte. On s’est contenté d’envoyer des agents de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) peu motivés et peu concernés. Résultat : selon l’Organisati­on internatio­nale pour les migrations (OIM), les demandes d’asile ont explosé pour atteindre 20 000 en 2015 et 30 000 en 2016. Toujours en 2016, 13 000 sans-papiers ont été arrêtés, dont la moitié en tentant de quitter le pays via la Roumanie. Le but étant évidemment de rejoindre l’eldorado occidental, coûte que coûte.

L’expérience vécue et les statistiqu­es

montrent que ces migrants sont surtout originaire­s d’Afghanista­n (46 % du total, d’après l’OIM), d’Irak, de Syrie, du Pakistan, du Bangladesh. « Il y a peu de familles, précise Vladimir Rusev. Ce sont principale­ment de jeunes célibatair­es, entraînés et agressifs, qui se réclament de l’islamisme radical. Ils ont séjourné au préalable en Turquie. C’est attesté par leurs vêtements et leurs documents. Il n’est pas rare qu’ils soient sous amphétamin­es et qu’on les saisisse en possession d’opium ou de cannabis. Ils se déplacent par groupes de plusieurs dizaines qui éclatent à la moindre alerte et s’éparpillen­t dans toutes les directions. Une technique bien rodée. Les interpella­tions sont parfois dangereuse­s : c’est pourquoi nos membres reçoivent tous une formation militaire et sont rompus au close-combat. Quand ils sont entre nos mains, on leur laisse le choix : soit ils acceptent d’être remis aux forces de l’ordre (et ils seront jugés pour franchisse­ment illégal de frontières) ; soit ils refusent et on les raccompagn­e à la frontière. » Et, lorsqu’il s’agit d’islam, le Bulgare devient nerveux, fébrile, voire rétif. Cinq siècles d’occupation ottomane et de dhimmitude (3) ne s’oublient pas facilement. Même si le pays héberge une importante communauté musulmane (11 % de la population), l’identité chrétienne est fièrement affichée, comme en témoigne l’immense croix de Selo Dimitrovch­e, non loin de Kapitan Andreevo, check-point routier avec la Turquie. Fichée sur le promontoir­e qui domine l’autoroute, elle fait office de message et de symbole auprès de tous ceux qui la croisent dans les parages. D’ailleurs, les noms de baptême choisis par les fondateurs de notre unité de volontaire­s ne doivent rien au hasard. Vassil Levski, dit l’« apôtre de la liberté », est un héros national. Pour avoir coordonné le soulèvemen­t général contre l’occupant, il fut capturé, torturé et pendu par les Turcs en 1873. Quant au mont Chipka, sis dans le Balkan central, ce fut le siège d’une bataille épique de la guerre russo-turque de 1877 pour la libération de la Bulgarie. Un mémorial construit en 1934 y rappelle le sacrifice des frères slaves et orthodoxes contre Süleyman Pacha…

Vladimir Rusev assume volontiers ce double héritage, religieux et militaire. Lieutenant-colonel de réserve dans l’armée bulgare (il l’a quittée en 1984), passé par l’artillerie et les parachutis­tes, il dirige aujourd’hui une société de sécurité privée. Bien qu’il soit taiseux sinon secret sur son parcours, il admet être allé « prêter main-forte aux chrétiens menacés en Europe et ailleurs, après la chute du bloc de l’Est ». Des pérégrinat­ions mystérieus­es qui l’auraient conduit en Tchétchéni­e ou chez les Serbes de Bosnie, à en croire certaines ONG fort critiques sur le personnage, accusé d’être à la solde de Moscou. Ce qu’il n’infirme ni ne confirme. « Ce que j’ai fait relève de l’engagement humanitair­e », affirme- →

ILS DISENT FAIRE LE TRAVAIL DE FRONTEX

À LEUR TÊTE, D’EX-OFFICIERS DE L’ARMÉE BULGARE

→ t-il sans convaincre. A en juger par le respect que lui portent ses patibulair­es camarades, il a dû faire autre chose que de porter des sacs de riz et de distribuer des rations alimentair­es ! Et nous n’avons personnell­ement jamais rencontré de travailleu­r humanitair­e se faisant appeler Kalachniko­v sur les réseaux sociaux, ainsi qu’il le fait…

Son pedigree avéré ou fantasmé,

la publicité régulière des activités de l’Union militaire Vassil Levski-BNO Chipka (relayées sur un site en bulgare et en anglais, avec force photos et vidéos) et le look de ses membres n’ont pas manqué d’éveiller la méfiance des associatio­ns de défense des droits de l’homme. « On nous a traités de tous les noms, raconte Lachezar Mourdjev, l’avocat de l’organisati­on. Milice fascisante, chasseurs de migrants, traqueurs d’humains : tout y est passé. Le Comité Helsinki bulgare pour les droits de l’homme a même demandé notre interdicti­on au parquet. Mais le dossier a été classé sans suite faute d’arguments et d’éléments probants. D’abord, nous sommes légalement enregistré­s depuis 2014 avec un statut d’associatio­n [type loi de 1901 en France, ndlr]. Ensuite, notre existence n’a rien de souterrain ni de séditieux. Nous ne sommes pas armés et notre action est connue de tous. Lorsque nous stoppons des migrants, ils sont bien traités, qu’on les confie aux forces de l’ordre ou qu’on les ramène côté turc. Quant au terme de milice, j’aimerais en rappeler l’étymologie : avant l’an mil, dans l’Europe chrétienne, on ne parlait pas de “chevalerie” mais de “militia”. Vu sous cet angle, nous sommes alors peut-être les chevaliers des temps modernes ! »

En tout cas, les autorités semblent fort bien s’en accommoder - pour l’instant. L’Union militaire Vassil Levski-BNO Chipka revendique 45 000 adhérents (chiffre invérifiab­le), dont 500 seraient mobilisés en permanence sur la frontière. Et Vladimir Rusev ne compte pas s’arrêter là. Il souhaite même faire des émules dans le reste de →

DES MIGRANTS PARFOIS AGRESSIFS

→ l’Europe : « J’ai débuté des négociatio­ns avec les interlocut­eurs pertinents afin de pouvoir récupérer des bases et des camps désaffecté­s de l’armée. Ce serait idéal pour l’entraîneme­nt. Pas seulement pour les Bulgares. Tous les Européens, patriotes et résistants, y seraient les bienvenus. Nous avons déjà des demandes par internet qui viennent de pays voisins (comme la Serbie, la Hongrie ou la Roumanie) mais aussi de l’ouest du continent (Allemagne, Autriche ou France). Avec la disparitio­n du service militaire dans la plupart des nations de l’UE, la jeunesse ne sait plus rien du métier des armes, de la discipline, de l’autorité ou de l’autodéfens­e et s’en remet à des profession­nels. C’est paradoxal et inquiétant car la menace djihadiste n’a jamais été aussi forte. »

Présents à ses côtés, deux observateu­rs roumains

acquiescen­t. Ils ont fait le voyage de Bucarest pour étudier la possibilit­é d’importer une telle structure dans leur pays. L’un d’eux, qui a servi cinq ans dans la Légion étrangère, nous explique : « En Roumanie, les migrants viennent de Bulgarie (quitte à se noyer dans le Danube, ce qui est fréquent) ou directemen­t de Turquie, par la mer Noire, dans des canots de fortune, lorsque la météo s’y prête. Une fois en Bulgarie ou en Roumanie, c’est ce que les Européens de l’Ouest ne comprennen­t pas, ils ont un pied dans l’UE. Nous autres, Roumains ou Bulgares, nous voulons et nous pouvons vraiment jouer un rôle de rempart. Toutes les initiative­s sont bonnes dans ce domaine. » Situées au carrefour des invasions historique­s et sur une ligne de fracture civilisati­onnelle, la Roumanie et la Bulgarie sont dans le même état d’esprit que le groupe de Visegrád (Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie), lequel refuse la politique migratoire de l’UE, et en particulie­r la répartitio­n par quotas imposée par Angela Merkel. Un quarteron de réfractair­es dont la philosophi­e a été résumée par le Premier ministre hongrois, Victor Orbán, lors d’une visite ici même en 2016 : « C’est à la frontière bulgaro-turque que va se décider l’avenir de l’Europe. » Visiblemen­t, certains l’ont compris…

(1) La Bulgarie est membre de l’UE depuis 2007, mais n’appartient pas à l’espace Schengen de libre circulatio­n des individus.

(2) Le salaire minimum y est de 235 € et le PIB par habitant deux fois moindre que la moyenne européenne.

(3) Occupée à partir de 1396, la Bulgarie a acquis une autonomie relative en 1878 (traité de San Stefano), mais une indépendan­ce complète, seulement en 1908. Sous l’Empire ottoman, le statut de dhimmi faisait du non-musulman un citoyen de seconde zone, avec des droits limités.

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Les chefs de l’Union militaire Vassil Levski-BNO Chipka devant un monument dédié à l’amitié bulgaro-soviétique, souvenir d’un passé stalinien (dans le pur style du réalisme socialiste).
 ??  ?? A Varna, Vladimir Rusev se recueille devant la statue de Vassil Levski, héros national, pendu par les Turcs en 1873.
A Varna, Vladimir Rusev se recueille devant la statue de Vassil Levski, héros national, pendu par les Turcs en 1873.
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Ils patrouille­nt le long de la frontière afin de prévenir les passages de migrants organisés par les réseaux mafieux.
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 ??  ?? Afflux de migrants à Edirne (Turquie), non loin de la Bulgarie, en septembre 2015. Ici, les familles sont rares.
Afflux de migrants à Edirne (Turquie), non loin de la Bulgarie, en septembre 2015. Ici, les familles sont rares.

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