Le Figaro Magazine

Le bloc-notes de Philippe Bouvard

-

J’ai renoncé à célébrer mes anniversai­res. Je ne fête désormais que ceux du passé, c’està-dire des âges que j’ai eus et que je n’aurai plus. Ainsi en est-il de mes 18 printemps qui remontent à sept décennies. Un grand jour où tout le monde m’a félicité d’être un homme alors que ma famille me traitait comme un enfant et que les pouvoirs publics me refusaient le droit de vote. A l’époque, j’allais de la cour du lycée Rollin où je participai­s sans conviction aux séances de gymnastiqu­e collective à la piste du Mikado où j’exécutais des pas de deux plus langoureux. Mon apparence obstinémen­t juvénile ne séduisait que les « tangotteus­es » nostalgiqu­es de la maternité. Ma seule chance résidait dans le slow quand on baissait les lumières et que je me hissais sur la pointe des pieds. 18 ans !

On en avait plein la tête mais pas le porte-monnaie. L’argent de poche n’existait pas davantage que le livre du même nom. Si l’on voulait de temps à autre « faire le jeune homme », il fallait avoir économisé la menue monnaie soustraite aux achats du marché et le billet reçu pour les étrennes. Lorsqu’il s’agissait de courir le guilledou pour la première fois, c’était une autre paire de manches gigot. Les jeunes filles méritant pleinement leur nom, on n’avait le choix qu’entre les amies de sa mère et les dames qu’on n’avait pas rayées du registre des métiers. Je ne sais plus trop à qui en cette occasion j’avais eu affaire mais je me souviens que mon initiatric­e avait murmuré une dizaine de fois « n’aie pas peur ! » assimilant une partie de plaisir à un sport à haut risque. Combien de fois à l’occasion de rencontres plus ou moins hasardeuse­s me suis-je répété « n’aie pas peur ! ». L’amour était plus romantique qu’aujourd’hui. Faute de partenaire osant sauter le pas et de structure d’accueil, il pouvait demeurer durant de longs mois une activité théorique trop liée à la perpétuati­on volontaire de l’espèce pour qu’on badinât avec lui.

Le dimanche était le jour le plus redoutable qui me contraigna­it à faire la tournée des grands-oncles à barbiche et des grands-tantes à moustache. Les plus méchants et les mieux informés me questionna­ient sur un livret scolaire qu’allaient confirmer trois échecs au bac. Après quoi venait en même temps que le kouglof arrosé de chocolat chaud une interrogat­ion s’adressant moins aux auteurs de mes jours qu’à moimême : « Et qu’est-ce qu’on va en faire de ce grand garçon ? » Je redressais alors ma petite taille pour avouer – c’était la vérité – que je rêvais d’être journalist­e. Les barbiches et les moustaches cachaient leurs dents en or sous une moue désapproba­trice. Tantôt on me mettait en garde contre un métier à la limite de l’honnêteté, tantôt on doutait que je fusse capable de l’exercer. Certes, je pouvais me vanter d’avoir remis à mon prof de français une copie de 64 feuillets en alexandrin­s. Las ! Personne ne connaissai­t de quotidien ou de magazine qui en eussent assuré la publicatio­n. Pour achever ma déroute, on me citait l’exemple de petits-cousins futés et pas feignants. A 15 ans, l’un avait déjà revêtu moralement la blouse blanche du médecin et l’autre la robe de l’avocat. On leur prédisait un brillant avenir. Ce n’était pas l’avis du copain de mon père qui, ayant servi à la Légion étrangère et pris sa retraite d’adjudant-chef à 35 ans, émettait sur ma carrière un jugement sans autre appel que la grâce présidenti­elle : « Il finira sur l’échafaud ! » Comme Robert Badinter tardait à faire abolir la peine capitale et que la presse bruissait du couperet de la Veuve s’abattant sur la nuque des assassins, je cauchemard­ais toutes les nuits. A l’aube, quand je descendais pour le petit déjeuner, j’étais tout surpris de ne pas trouver dans la cuisine le procureur qui avait requis contre moi, mon avocat pleurant à chaudes larmes et le prêtre qui allait m’accompagne­r. Je dois à une plaisanter­ie de garçon de bains turcs d’avoir dédramatis­é le châtiment suprême. Un condamné à mort, dont le dernier voeu était de manger des fraises et auquel on avait fait remarquer que ce n’était pas la saison, avait répondu : « Ce n’est pas grave. J’attendrai. »

18 ans ! Quand j’avais évité les zéros pointés, on m’accordait le droit d’assister à la boom d’une soeur plus jeune. Mon père qui surveillai­t la manoeuvre ne voyait jamais sa fille danser deux fois de suite avec le même adolescent sans prendre très sérieuseme­nt à partie l’odieux harceleur : « J’aimerais bien connaître vos intentions, monsieur. » Pour ce qui est de la culture, je n’avais pas à m’inquiéter. Les écrivains à lire étaient ceux qui charmaient mes parents et les chansons à fredonner sortaient des lèvres déjà un peu gercées de Fernandel lorsqu’il susurrait « Félicie aussi ! », un chef-d’oeuvre écrit par son beau-frère. Pas tout à fait remis d’avoir été exceptionn­ellement autorisé à changer en même temps de siècle et de millénaire, je ne suis plus ce que j’étais et je ne suis pas encore ce que je crains de devenir.

Le copain de mon père pronostiqu­ait « Il finira sur l’échafaud ! »

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France