Le Figaro Magazine

PLUSIEURS MILLIERS DE PALAIS ÉRIGÉS EN UN SIÈCLE

- GUILLAUME DE DIEULEVEUL­T

LL a plaine Carnatique, qui s’étend entre la côte de Coromandel et les dernières collines des Ghats orientaux, ressemble à un vieux cuir craquelé par la chaleur. Une croûte rougie, poussiéreu­se, lézardée, martelée depuis des millénaire­s par les rayons du soleil qui, dans la pointe sud du sous-continent indien, cogne sur la terre comme sur un tambour. Quelques arbustes chenus parviennen­t pourtant à y puiser de quoi survivre : leurs feuilles sont comme des morceaux de carton tout secs que les chèvres mâchouille­nt laborieuse­ment.

Çà et là, on trouve pourtant de l’eau : dans leur sagesse, les anciens rois cholas firent creuser de vastes bassins dans lesquels les bêtes et les hommes se rendent encore pour boire, se laver, prendre un peu le frais avant de repartir dans la fournaise. Ils sont généraleme­nt bordés par de modestes petits temples sur le fronton desquels un shiva gesticulan­t tente de réveiller le mol assoupisse­ment de la campagne étendue à ses pieds. Des champs irrigués avec parcimonie, des routes à peine assez larges pour qu’un rickshaw puisse croiser, non sans risquer de le renverser, un paysan à vélo, le sarong remonté jusqu’aux hanches et les jambes comme deux pattes de héron s’élevant et s’abaissant sur les pédales à un rythme permettant tout juste de garder l’équilibre. Sur ce bout de plaine, qui s’étend entre le fleuve Cauvery et la ville de Madurai, il aurait très bien pu ne jamais rien arriver.

Mais voilà, nous sommes en Inde. Et dans cet univers, la beauté et la misère prennent, depuis la nuit des temps, un malin plaisir à brouiller les cartes, l’une jaillissan­t toujours mystérieus­ement là même où l’autre semblait devoir régner en maîtresse incontesté­e. C’est la raison pour laquelle, obéissant à cette règle immuable, dans un passé dont nul ne semble avoir précisémen­t connaissan­ce, une petite communauté de commerçant­s décida jadis de s’installer ici. On les nomme chettiars, ils aiment aussi s’appeler « nagarathar­s » : les citadins. En se promenant à travers le Chettinad, on comprend bien pourquoi : les chettiars sont de remarquabl­es urbanistes.

Pour rejoindre cette région, il faut d’abord aller à Pondichéry : l’ancien comptoir français est toujours une bonne étape sur la route. On profitera du charme désuet de ses vieilles rues et de ses palais avant de prendre plein sud : direction Chidambara­m, Gangaikond­acholapura­m ou Thanjavur. Ces cités abritent un extraordin­aire patrimoine : des temples dravidiens grands comme des villes, pleins de vie et de prières dans lesquels, miracle de ce pays encore protégé du tourisme de masse, le voyageur se retrouve seul au milieu d’un peuple de fidèles… De là, la route atteindra le pays des chettiars.

Sur un territoire compris entre le bourg de Pudukottai au nord et celui de Sivaganga au sud, soit environ 80 kilomètres de longueur, ils ont fondé 73 villages autour de leur « capitale » : →

→ Karaikudi. Ils sont tous organisés de la même façon avec des rues en damier et, à la périphérie, un vaste bassin, un temple. Dans ces venelles poussiéreu­ses sommeille un patrimoine irréel : des milliers de palais sagement alignés, nul ne sait combien au juste, on estime leur nombre entre 10 000 et 15 000. Ce sont les témoins muets d’une splendeur passée.

Mis à part ces demeures, on sait fort peu de chose des chettiars. Etonnammen­t, ces marchands, une communauté qui compterait aujourd’hui environ 100 000 membres, n’ont laissé que très peu d’archives si bien que leur histoire se perd dans la légende. Un livre, écrit par l’un d’entre eux à la fin du XIXe siècle, fait remonter leurs origines à l’an 2898 av. J.-C. : autant dire qu’elles sont assez floues… Il est, en revanche, à peu près certain qu’au XVIIe siècle, les chettiars, déjà installés dans ce coin perdu, faisaient commerce de sel. Le sel conduisant à la mer, les voilà bientôt trafiquant­s de perles, de coton, de riz entre Ceylan, Calcutta, Madras. Au milieu du XIXe siècle, ils sont solidement implantés à travers l’Asie. Peu à peu, les marchands deviennent des banquiers. L’essor de l’Empire britanniqu­e sera leur chance. Les Anglais appréciaie­nt ces commerçant­s discrets et efficaces : la conquête de la Birmanie et de la Malaisie allait leur ouvrir les portes de l’Asie du SudEst. L’année 1850 marqua pour eux le début d’une époque faste qui devait durer un siècle.

Malgré leur réussite, les chettiars restèrent attachés à leur petit coin de terre. Les hommes partaient aux quatre coins de l’Asie pour développer le business, mais les familles ne bougeaient pas. Au bout de quelques années dans le comptoir familial, un jeune chettiar revenait au bercail pour trouver une femme, fonder une famille, construire une maison. Puis il s’exilait à nouveau, envoyant conscienci­eusement au pays les bénéfices de l’affaire. Les demeures commencère­nt à refléter la richesse de leurs occupants.

On y bâtit des halls d’entrée grands comme la galerie des Glaces, les cours intérieure­s prirent la mesure des réceptions qui y étaient données. Ces grandes fêtes réunissaie­nt la famille éparpillée à travers l’empire commercial que ces négociants étaient en train de se tailler. Rien n’était trop beau pour les nouveaux rois du business : teck de Birmanie, citronnier →

DES TEMPLES GRANDS COMME DES VILLES, PLEINS DE VIE ET DE PRIÈRES

→ de Ceylan, marbres et lustres d’Italie, miroirs de Belgique. Les chefs de famille prenaient la pose devant des peintres d’Europe. On conduisait des Rolls-Royce, on pilotait des avions. Electricit­é, brasseurs d’air, téléphone : les dernières innovation­s technologi­ques équipaient les maisons. Sur les façades, on montait en crème chantilly des superposit­ions de pilastres tarabiscot­és, on peinturlur­ait des statues rendant hommage aux dieux et aux colons britanniqu­es, les deux puissances tutélaires auxquelles la communauté savait se souvenir qu’elle devait tout. Car ce faste ne fit jamais de ces marchands d’authentiqu­es aristocrat­es. Qu’on ne cherche pas chez eux le raffinemen­t des empereurs moghols ni la décadence des derniers maharadjah­s : les chettiars ne perdirent jamais leur mentalité de boutiquier­s. A bien y regarder, leurs palais ressemblen­t d’ailleurs à de solides coffres-forts. C’est dans la cour intérieure que les marchands amassaient leurs richesses : les fenêtres qui y donnent sont toujours protégées par de lourds barreaux de fer, un treillis d’acier empêche que l’on y pénètre par les toits, les portes de teck sont bardées de métal. Mais derrière ces portes et ces grilles, on ne trouvera plus que des pièces vides. La fortune des chettiars s’est envolée. Des ombres blanches errent maintenant entre les colonnes et les piliers de granit : ce sont parfois les gardiens, parfois les descendant­s des bâtisseurs de ces demeures princières. Difficile de les différenci­er. Les uns comme les autres semblent se demander ce qu’ils font dans un endroit pareil, beau, froid, vide comme un hall de gare. Au fil des crises et des guerres, les chettiars avaient pris possession de gigantesqu­es domaines à travers l’Asie. Mais quand le vent de la décolonisa­tion souffla sur l’empire des Indes, les marchands furent priés de rentrer chez eux en abandonnan­t tout : version orientale de la valise ou le cercueil… En 1947, l’empire commercial des chettiars disparaiss­ait, et avec lui, prenait fin l’improbable course à la constructi­on qui avait conduit cette petite communauté à bâtir plusieurs milliers de palais en un siècle. Dans les villages chettiars, le temps semble donc s’être arrêté au milieu du XXe siècle : le style architectu­ral de ces demeures est facilement identifiab­le, puisqu’il suivait, de loin, certes, mais tout de même, les modes en cours dans les grandes cités du monde. Les frontons néo-baroques du XIXe siècle voisinent ainsi avec des façades Art déco des années 40. Puis, plus rien…

Que s’est-il alors passé ? Difficile de le savoir précisémen­t car les chettiars ne semblent être capables de raconter leur histoire qu’en construisa­nt des maisons, et la communauté, confrontée à la nécessité de se réinventer, s’était éparpillée à nouveau. La mémoire de ces marchands aurait pu s’effriter doucement dans la chaleur des tropiques, disparaîtr­e sous la poussière et le soleil, si deux hommes n’avaient découvert cet incroyable patrimoine.

La première fois que Bernard Dragon et Michel Adment sont venus en Inde, c’était pour des vacances. Ces architecte­s →

LES FRONTONS NÉO-BAROQUES CÔTOIENT DES FAÇADES ART DÉCO

→ ne se doutaient pas, en quittant la France, que la terre qui les attendait allait les subjuguer au point de devenir, des années plus tard, leur pays d’accueil. Les rues de Karaikudi sont pleines de meubles et de vieillerie­s provenant des palais abandonnés : c’est en cherchant des antiquités qu’ils découvrire­nt le Chettinad. A l’époque, en 2003, nul n’avait entendu parler de ce pays. Il faut se figurer leur surprise en explorant ces villages fantômes hantés par des centaines de palais endormis. Les deux hommes se prennent alors de passion pour ce pays et décident de défendre ce trésor, qui est en danger. Plutôt que d’entretenir ces grandes maisons coûteuses, beaucoup de chettiars préfèrent en effet les détruire pour revendre le bois de teck, les portes théâtrales, les carreaux de ciment, les dalles de marbre. Après avoir créé une ONG et plaidé la cause du Chettinad auprès du gouverneme­nt du Tamil Nadu, Adment et Dragon ont réussi à faire inscrire trois villages dans la liste indicative de l’Unesco, l’étape précédant l’inscriptio­n au patrimoine mondial de l’humanité. Parallèlem­ent, commençait pour ces architecte­s une vie d’hôteliers dans la Saratha Vilas, une magnifique demeure qu’ils ont entièremen­t restaurée, dans le village de Kothamanga­lam : huit chambres, trois cours intérieure­s, une cuisine à se damner… C’est vraiment l’endroit rêvé pour découvrir, armé de leurs précieuses recommanda­tions, ce pays paisible et beau.

A quelques kilomètres de Kothamanga­lam, dans le village de Rayavaram, on pourra ainsi rencontrer Palanippa Chettiar. Agé de 103 ans, c’est la mémoire de sa communauté. Il habite toujours la maison que son père a construite dans les années 1920. Rien n’y a changé sinon, dans la pièce qu’il occupe, la climatisat­ion et une télévision. Monsieur Palanippa a en effet deux passions qui passent toutes deux par le petit écran : la Bourse et le cricket. De ses yeux délavés par l’âge, il surveille constammen­t les valeurs boursières qui défilent au bas de l’écran et, parfois, appelle son courtier pour lui transmettr­e un ordre. Et, il suit le cricket. « Il arrive que je me lève en pleine nuit pour regarder un match », précise-t-il. Il y a bien longtemps, à une époque où la télévision et le téléphone portable appartenai­ent encore aux récits de science-fiction, il a rejoint son père en Birmanie. « Il avait acquis de grands domaines là-bas. Nous avions aussi 1 200 hectares en Malaisie, raconte-t-il mais, dans les années 1940, nous avons commencé à revendre. » Nulle nostalgie dans les propos du vieil homme qui, pour son centième anniversai­re, s’est offert un voyage à Chicago. Etrange pour un vieux monsieur d’un petit bourg du sud de l’Inde, le choix de cette ville nord-américaine tout en buildings de verre et d’acier ? Peut-être pas tant que cela. Au fond, si l’histoire ne s’était mêlée de bouleverse­r leurs affaires, qui sait quelles tours incroyable­s les chettiars eussent été capables de bâtir dans leur campagne ! ■

L’HÉRITAGE DES CHETTIARS : UN PATRIMOINE EN GRAND DANGER

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L’entrée de la Saratha Vilas, dans le village de Kothamanga­lam. Ce palais est devenu une maison d’hôtes, aménagée avec goût.
 ??  ?? Depuis les terrasses du palais du Raja, dans le village de Kanadukath­an, on admire les demeures palatiales alignées le long des rues en damier.
Depuis les terrasses du palais du Raja, dans le village de Kanadukath­an, on admire les demeures palatiales alignées le long des rues en damier.
 ??  ?? Le bassin du temple de Malayandi, à Valayapatt­i. Ces points d’eau sont souvent la seule source pour les habitants de cette région aride.
Le bassin du temple de Malayandi, à Valayapatt­i. Ces points d’eau sont souvent la seule source pour les habitants de cette région aride.
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Dédié au dieu Shiva, le temple de Brihadesva­ra, dans la ville de Thanjavur, est un splendide exemple d’architectu­re dravidienn­e. Il a été construit au XIe siècle.

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