Lecture-Polémique
On le savait philosophe, dramaturge, écrivain et même musicien. Fabrice Hadjadj endosse avec talent un nouveau costume : celui de chroniqueur. Le fondateur de l’université Philantropos a donné une série d’éditoriaux hebdomadaires au quotidien italien l’Avvenire. Ils ont été réunis dans un recueil : Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi), sous-titré Chroniques d’une disparition annoncée *. Ne pas s’arrêter au titre apocalyptique : dans ces 90 textes enlevés et stimulants, Hadjadj feuilletonne la vie quotidienne dans ce qu’elle a de plus trivial et l’actualité dans ce qu’elle a de plus dérisoire. Transit intestinal, viande in vitro, imprimante 3D et émoticônes : tout est sujet à réflexion, motif d’émerveillement ou prétexte à la méditation. On navigue d’un « éloge du gros orteil » au « cantique de la limace » en passant par la « charité de la boxe » et analyse de l’hologramme de Jean-Luc Mélenchon. On rit souvent, avant de plonger dans des réflexions métaphysiques sur les fins dernières.
Derrière ces échappées hétéroclites se cache une profonde unité : Hadjadj est avant tout un philosophe chrétien. Jonglant avec les mots et les paradoxes, il met saint Thomas d’Aquin à la portée de la génération Y. En actualisant la philosophie de l’incarnation à l’aune de l’enjeu majeur de l’époque : la technicisation et la marchandisation du monde. « Ce dont mes chroniques font le procès, c’est de la technologie comme paradigme se substituant au paradigme de la culture. Il ne s’agit pas d’exclure mais de hiérarchiser : que l’iPod soit subordonné à la guitare, que la tablette soit au service de la table », dit-il dans sa préface.
Parfois, ses intuitions sont audacieuses et même provocatrices, comme lorsqu’il rapproche terrorisme et techno-capitalisme, qui permettent tous deux de « s’envoyer en l’air en appuyant sur des boutons ». Et de noter que « le fondamentalisme technoscientifique et le fondamentalisme religieux refusent chacun à leur façon l’ordre de la culture. Pour les uns, l’innovation technologique a réponse à tout ; pour les autres, c’est le Coran ». Aux idéaux du djihadiste et du cyborg, Hadjadj préfère l’héroïsme du père de famille loué en son temps par Péguy. Et déplore que les principaux dirigeants européens, de Merkel à Macron en passant par Juncker, n’aient pas d’enfants. « Comment peuvent
La famille, dernier rempart du marché ?
systématiquement présider au futur de l’Europe des personnes qui n’y sont pas impliquées charnellement ? » s’interroge-t-il dans une chronique intitulée « No kidding ». Lui-même père de sept enfants, il prône la fécondité contre l’assèchement matérialiste, et la famille comme dernier rempart au marché.
Ne l’accusez pas de vouloir retourner à l’âge de la pierre, il connaît la chanson. Citant Marx, il refuse les « robinsonnades », ces retours à l’état de nature solitaire façon Into the Wild qui ne sont qu’une fuite adolescente et individualiste. La culture, voilà ce que défend Hadjadj. Dans une société de la dissociation, qui fragmente l’existence, dissocie le sexe de la procréation, prône la division du travail et le plateau-repas, le philosophe aspire à l’unité : unité du foyer, de la marmite, de la Création et du corps. Hadjadj cite souvent Houellebecq, le penseur du vide spirituel de l’Occident. Mais il ne se limite pas à la description clinique des temps de l’avachissement : « Le progressisme magnifie le monde futur : n’est-ce pas qu’il diminue le présent ? C’est pourquoi le décliniste ne peut que le conforter. Où celui-ci montre les décombres, il envoie les pelleteuses. »
La chair n’est jamais triste et il y a tant de livres ! Dans ces pages incisives, on trouve l’étincelle chestertonienne qui éclaire de joie la critique de l’époque et l’empêche de sombrer dans l’accablement. Comme le joyeux Chesterton qui voulait défendre « la patrie ensoleillée du sens commun », notre chroniqueur ambitionne de lutter contre le « néo-obscurantisme de l’époque ».
Face aux sirènes médiatiques qui nous enjoignent en permanence à l’indignation ou à la déploration, il nous réapprend sans niaiseries un mot d’ordre oublié : « Emerveillez-vous ! »