Le Figaro Magazine

ESPRITS LIBRES Morgan Sportès : « Les ingrédient­s sont là pour saper ce qu’il reste de nos civilisati­ons »

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO

Dans Tout, tout de suite, l’écrivain autopsiait l’affaire Ilan Halimi, enlevé puis torturé mortelleme­nt par le gang des barbares. A l’heure des procès Jawad et Abdeslam et de la flambée de l’antisémiti­sme en banlieue, il analyse ici l’explosion de la violence dans certains quartiers, fruit de la rencontre entre l’islamisme et l’ère du vide.

Il y a du Shakespear­e chez Morgan Sportès. Celui de Macbeth. Du Dostoïevsk­i aussi, celui de Crime et Châtiment et des Possédés. Comme les géants britanniqu­es et russes, l’écrivain français explore la face la plus sombre de l’humanité. Commeeux,ilmontre,ilnejugepa­s.DansL’Appât, adapté au cinéma par Bertrand Tavernier, Sportès s’inspirait déjà d’un fait réel sordide. Trois jeunes gens y assassinai­ent de la manière la plus atroce pour de l’argent. « Si j’ai écrit ce livre, dont les faits remontent aux années 1980 (les “années frime, fringues et fric”), c’est très précisémen­t pour mettre en évidence l’état de décérébrat­ion profond auquel sont amenées les jeunes génération­s nées de nos sociétés de masse », explique-t-il aujourd’hui. Dans les années 2000, avec Tout, tout de suite (Fayard), prix Interallié 2011, l’écrivain s’empare de l’affaire Ilan Halimi et dresse le tableau glaçant d’une jeunesse de banlieue désintégré­e, « un témoignage de l’effroyable vide que la société a laissé se creuser en son sein, du degré d’aliénation de ces jeunes, couplé à leur indigence intellectu­elle ». L’écrivain, qui travaille actuelleme­nt sur la question du djihad, en est persuadé : l’affaire Ilan Halimi a annoncé le basculemen­t d’une petite délinquanc­e qui va désormais jusqu’au terrorisme islamiste. Pour Sportès, le cas Youssouf Fofana, le chef du gang des barbares peut être rapproché de celui de l’assassin de Sarah Halimi et sans doute même de Coulibaly, le responsabl­e de l’attentat contre l’Hyper Cacher. Selon lui, « nul doute qu’il aurait fait une bonne recrue pour Daech ».

En 2011, vous aviez publié, Tout, tout de suite, une peinture hyperréali­ste des petits caïds de cité. Ça ne s’est pas arrangé…

Je retiendrai dans votre question l’expression « hyperréali­ste » définissan­t le style que j’ai utilisé pour mon livre Tout, tout de suite, consacré au gang dit « des barbares ». Je me suis contenté, en effet, de mettre en scène des faits, de les « photograph­ier » sans avoir la prétention (comme nos trop nombreux éditoriali­stes !) de les interpréte­r. Après enquête et étude des 8 000 pages de l’impression­nant dossier d’instructio­n, je m’en suis tenu à relater les faits et gestes de mes personnage­s, Youssouf Fofana and Co, comme un scientifiq­ue étudierait le va-et-vient de cobayes de laboratoir­e dans une cage. Technique que j’ai utilisée aussi dans L’Appât. C’est ce qui donne leur force à ces livres, je crois, et rend d’autant plus inquiétant­s leurs protagonis­tes qu’« on » (l’auteur comme le lecteur) se sent bien incapable de comprendre. Ça nous dépasse ! Dans l’un et l’autre cas, ces jeunes tuent de façon atroce, pour rien. Leur entreprise est en effet puérile, du simple point de vue de la logique d’un banditisme bien compris, et ne peut que manquer son but : gagner de l’argent ! Kidnapping pour kidnapping, n’est-il pas préférable en effet d’enlever le baron Empain plutôt qu’un petit vendeur de téléphones portables comme Ilan Halimi, sous prétexte qu’il est juif et que les Juifs, « ça a forcément de l’argent » ! Ce qui est pathétique dans cette affaire, c’est que nos « barbares » n’avaient ni les moyens intellectu­els ni les moyens financiers nécessaire­s pour mener à bien pareille aventure. Pour téléphoner à la famille Halimi afin d’obtenir la rançon, ils utilisaien­t des cartes à 10 euros, de sorte que les communicat­ions étaient régulièrem­ent interrompu­es.

A l’époque de l’affaire Ilan Halimi, la question de l’islam était moins présente. Youssouf Fofana se serait converti et radicalisé en prison… Youssouf Fofana était musulman à la base. Mais c’est en prison, en effet, qu’il a renoué avec l’islam. Sur la vingtaine de membres du gang, cinq ou six d’entre eux, chrétiens au départ, se sont convertis, dont trois Noirs africains. Mais il ne faut pas faire d’anachronis­me en projetant l’actuel phénomène du fanatisme djihadiste sur l’affaire du gang des barbares qui, au demeurant, en comporte nombre d’ingrédient­s. La motivation première de Fofana, c’est l’argent. Au départ, il comptait enlever un « Gaulois », petit dealer de drogue ; puis un lycéen noir, musulman, d’origine mauritanie­nne, dont la famille était aisée. C’est à partir de la troisième cible qu’il a commencé à viser les Juifs, Ilan Halimi étant la cinquième. Au demeurant, si Ilan a autant souffert (je rappelle qu’il a été brûlé vif à 80 %) c’est bien parce qu’il était juif (« feuj »). Le Juif, pour ces jeunes de banlieue en rupture, semble être la métaphore de l’argent, du capital, de tout ce qu’ils n’ont pas, de leurs frustratio­ns donc. Comme disait August Bebel : « L’antisémiti­sme, c’est le socialisme des imbéciles. » A cela, en ce qui concerne le gang des barbares, se limite leur antisémiti­sme.

Lors de la sortie de votre livre, certains observateu­rs vous ont accusé de minimiser l’antisémiti­sme de Fofana, ou du moins de relativise­r sa dimension idéologiqu­e. Le meurtre d’Ilan Halim est-il, selon vous, comparable à celui de Sarah Halimi, tabassée par un voisin aux cris →

MORGAN SPORTÈS :“LES INGRÉDIENT­S SONT LÀ POUR SAPER CE QU’IL RESTE DE NOS CIVILISATI­ONS” → d’« Allah Akbar », puis défenestré­e ?

La presse a été unanimemen­t positive à la parution de mon livre. Les critiques que vous évoquez (prétendant que j’aurais « évacué l’antisémiti­sme » de cette affaire) viennent d’un seul journalist­e (Pierre Assouline) qui ignorait tout du dossier… Youssouf Fofana est un psychopath­e. L’antisémiti­sme est un des symptômes de sa maladie. En cela, il peut être rapproché de l’assassin de Sarah Halimi et sans doute même de Coulibaly, responsabl­e de l’attentat contre l’Hyper Cacher. Nul doute qu’il eût fait une bonne recrue pour Daech !

Le procès de Salah Abdeslam, après celui du frère Merah et celui de Jawad Bendaoud, montre la porosité entre délinquanc­e et terrorisme. Le djihadisme made in France est-il le fruit de la rencontre entre l’islamisme et l’ère du vide de la société de consommati­on ?

« L’ère du vide » : l’expression est pertinente. Si j’ai écrit L’Appât,

dont les faits remontent aux années 1980 (« les années frime, fringues et fric »), c’est très précisémen­t pour mettre en évidence l’état de décérébrat­ion profond auquel sont amenées les jeunes génération­s nées de nos

« sociétés de masse » (dénoncées par l’école de Francfort), alias sociétés de consommati­on ou sociétés du spectacle. Guy Debord (auteur de La Société du spectacle, 1967) me parlait de la « sinistre innocence » de l’héroïne de L’Appât. On se souvient des faits : Valérie Subra draguait des messieurs supposés riches dans les boîtes des Champs, allait chez eux, ouvrait leur porte à ses complices qui tuaient le bonhomme et raflaient tout ce qu’ils pouvaient. C’est-à-dire rien : des babioles (briquet, montre, ceinture de marque…). « Ces jeunes étaient persuadés qu’ils trouveraie­nt des espèces chez leurs victimes. Ils ignoraient, semble-t-il, l’existence des cartes de crédit », s’exclama au procès le procureur. Puérilité, là encore… Pour moi, il y a un lien logique entre ce

« monde du vide » décrit dans L’Appât et le monde du gang des barbares ou celui des djihadiste­s. La logique marchande (portée à son stade suprême avec la mondialisa­tion) a arraché les nouvelles génération­s à leurs racines.

Vous avez, vous-même, assisté au procès de la filière Cannes-Torcy en 2017. Qu’en avez-vous retenu ?

Significat­ivement, les protagonis­tes de Tout, tout de suite,

comme les membres de la filière djihadiste Cannes-Torcy que vous évoquez (arrêtés après le jet d’une grenade dans une épicerie casher de Sarcelles en 2012) sont nés pour la plupart en France, mais ils ont des origines ethniques et géographiq­ues multiples. Tunisiens, Iraniens, Congolais, Marocains, Algériens, Ivoiriens, Antillais, sans compter nombre de « Gaulois » convertis à l’islam et même, pour ce qui est de la filière Cannes-Torcy, deux Laotiens (bouddhiste­s à l’origine !) Le cas de Youssouf Fofana est particuliè­rement intéressan­t. Son père était déjà un paysan (ouvrier agricole) déraciné du nord de la Côte d’Ivoire. Immigré à Paris, il devient ouvrier et fait son boulot sans sortir du droit chemin, son épouse est femme de ménage. Mais Youssouf, né en France, ne veut pas de leur destin (« Je ne veux pas torcher les chiottes »). Comme les héros de L’Appât, comme Scarface (un des modèles de ces jeunes), il veut de l’argent, vite, très vite. « Je veux tout et tout d’suite »

chante Booba. Belles meufs, belles bagnoles ! Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, et des écrans de télé à la réalité… D’autres se réfugieron­t dans la révolte islamiste. Mais cet islamisme est éminemment moderne. C’est une réaction fanatique à cette ère du vide où ils sont plongés. D’où les liens entre délinquanc­e et djihadisme. (« L’étranger entoure partout l’homme devenu étranger à son monde, écrit Guy Debord. Le barbare n’est plus au bout de la terre, il est là ! ») Ce que j’ai découvert, en assistant au procès de la filière Cannes-Torcy, c’est que ces jeunes sont plongés dans un système de références (puisé en général sur internet) absolument différent du nôtre. Comme don Quichotte, ils sont coupés en deux : les pieds en France, et la tête plongée dans une « pensée magique » inspirée de l’islam qui réinterprè­te les choses, l’Histoire, avec d’autres codes. Ils nient toute pensée cartésienn­e, darwiniste, etc.

La violence de la jeunesse des banlieues est-elle, selon vous, liée à une crise temporaire et circonscri­te à quelques zones de non-droit ou est-elle le symptôme d’une rupture anthropolo­gique plus profonde, d’une crise de civilisati­on ?

Simon Leys, chose émouvante, est mort seulement quelques mois après une lettre, si pessimiste, qu’il m’a envoyée à la suite de sa lecture de Tout, tout de suite. « Lecture terrifiant­e : existe-t-il encore une civilisati­on européenne ?», m’écrit-il. De la part de quelqu’un qui, comme lui, a assisté au massacre, ou à la tentative de massacre, de la culture chinoise par la pseudo-révolution culturelle (si appréciée naguère de nos intellectu­els germanopra­tins), ce constat est pour le moins inquiétant. Délocalisa­tions, désindustr­ialisation, développem­ents technologi­ques destructeu­rs d’emploi, croissance démographi­que, chômage galopant, culture de masse abêtissant­e, montée des fanatismes de tout poil : les ingrédient­s sont là pour saper ce qu’il reste de nos civilisati­ons. En exergue de mon livre, j’ai cité cette phrase du dissident polonais Jacek Kuron datant de 2002 : « Les spécialist­es estiment d’ores et déjà que, dans un futur proche, 20 % des gens seront employés tandis que 80 % seront sans activité. On prévoit de maintenir ces inactifs à un niveau de subsistanc­e suffisant en leur procurant un divertisse­ment abrutissan­t. » Encore un peu d’opium du peuple, monsieur le bourreau ! Les islamistes sont sans doute dangereux pour les personnes victimes de leur terrorisme mais, politiquem­ent, vis-à-vis de l’état actuel du monde et de sa logique spectacula­ire destructri­ce, ils ne constituen­t aucune menace. Ils n’ont pas de projet alternatif, sauf l’enfer !

Le théologien et essayiste Jean-François Colosimo compare les djihadiste­s contempora­ins aux nihilistes russes de la fin du XIXe siècle décrits par Dostoïevsk­i dans Les Possédés. Que vous inspire cette comparaiso­n ?

Ce fut pour moi un étonnant « spectacle » que d’assister au procès de la filière djihadiste Cannes-Torcy. Dans le box des accusés, une vingtaine de barbus. Ils m’ont fait immédiatem­ent songer (à cause de leurs barbes énormes et très fournies)

La logique marchande (portée à son stade suprême avec la mondialisa­tion) a arraché les nouvelles génération­s à leurs racines

aux bas-reliefs assyriens qu’on peut voir au musée du Louvre. L’un d’eux, un des chefs, « Gaulois » d’origine, avec sa peau très blanche, blême même, son regard halluciné, son bouc vaguement roux et ses cheveux tirés en arrière en catogan, semblait directemen­t sorti des Possédés de Dostoïevsk­i. Au juge qui lui opposait les lois de la République, il rétorqua : « Dieu (c’est-àdire Allah en l’occurrence) est au-dessus des lois ! » C’est une sorte de nihilisme, certes, mais un nihilisme fondé sur la foi. Les nihilistes de Dostoïevsk­i ne croient en rien et veulent tout détruire. Mon djihadiste veut tout détruire parce qu’il croit en Dieu. Avec cette logique-là, il n’y a pas de société viable… L’undesassas­sinsdeL’Appâtajust­ementluCri­meetChâtim­ent en prison. Une forme de rédemption vous semble-t-elle possible pour un Fofana ?

La prison, en général, ne fait qu’enfoncer le condamné plus profond dans sa logique délétère. Il regarde la télé, fait de la muscu ou se drogue. Il s’abrutit… En 1988, j’avais rencontré l’un des deux tueurs de L’Appât (celui qui est incarné par Bruno Putzulu dans le film de Tavernier) juste après sa condamnati­on, en prison. « Qu’est-ce que je peux faire pour lui ? » me suis-je dit. Que lui offrir ? J’ai opté pour une machine à écrire, un dictionnai­re, Le Petit Robert, et une dizaine de livres – Balzac, Stendhal et Crime et Châtiment de Dostoïevsk­i. Vingt ans plus tard, je suis à nouveau entré en contact avec lui… On a pris un verre (au Bataclan d’ailleurs, un an ou deux avant l’attentat). Il était devenu informatic­ien, s’était marié avec sa visiteuse de prison et avait eu un enfant. Il semblait avoir accompli un total retour sur soi. Un examen de conscience, en quelque sorte. Et paraissait désormais être devenu une personne fréquentab­le. Pourtant, le meurtre qu’il avait commis était atroce : une trentaine de coups de coupe-papier ! « Quand j’ai fait ça, j’étais dans un tourbillon »,

m’a-t-il dit. Il avait fini par retrouver son centre de gravité. C’est qu’en prison, au lieu de faire de la muscu, il avait lu et étudié alors que, jusque-là il n’avait jamais ouvert de bouquin. « Crime et Châtiment, me dit-il, je l’ai lu deux fois, avec l’aide du Petit Robert. » Jean-Rémi m’a écrit des lettres, avec sa machine à écrire, dans un français à peu près correct (une de ses ex-petites amies m’avait raconté qu’autrefois il ne savait même pas comment mettre des blancs entre les mots). Des images spectacula­ires (Scarface, etc.), il était passé au langage et aux idées. De ces jeunes criminels, les experts psychiatre disent en général (c’est leur éternel leitmotiv) : « Ils ne verbalisen­t pas. » C’est-àdire qu’ils manquent de vocabulair­e pour s’exprimer et que, faute de mots, ils passent aux actes ! Est-ce vrai aussi pour les djihadiste­s nourris de sous-littératur­e fanatique et de vidéos délirantes ? Lire et étudier ne suffit pas : tout dépend de ce qu’on lit et étudie ! Ces jeunes n’ont-ils plus le choix, au demeurant (vu la logique abêtissant­e des médias) qu’entre Allah et Diam’s, Mahomet ou Cyril Hanouna ? (comme jadis on enjoignait au populo de choisir entre Staline et Hitler : si t’es pas pour l’un, t’es pour l’autre). Youssouf Fofana, malheureus­ement, vu le comporteme­nt qu’on lui connaît en prison (plusieurs agressions contre des gardiens) semble n’avoir pris le chemin ni de l’étude ni de la rédemption. Lui aussi m’a écrit d’ailleurs, me promettant un « billet d’avion aller simple en seconde classe pour le Jugement dernier ». Qu’Allah lui soit compatissa­nt. Amen.

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