PROTECTEUR OU PERCEPTEUR : LA SCHIZOPHRÉNIE DE L’ÉTAT
Culpabilisant les fumeurs tout en les taxant allègrement, les pouvoirs publics ont édifié, à force d’ambiguïtés, une république d’insatisfaits face au tabac.
Je trouve qu’aujourd’hui la lutte contre le tabagisme vire au terrorisme. » Quand Jean-Christophe Rufin lâche cette phrase, en 2012, dans une interview pour la revue L’Amateur de cigare, il ne se doute pas de la levée de boucliers que vont provoquer ses propos. Le fait qu’il précise être un « partisan d’un monde où chacun garde son libre arbitre même en matière de risque » n’y change rien. C’est qu’après l’interdiction de la cigarette dans les lieux publics, le débat autour de la consommation du tabac est devenu explosif, aussi hystérique qu’aux Etats-Unis. Les derniers repentis sont d’ailleurs les plus virulents, prompts à s’enflammer pour leur mission : sauver l’humanité de cette drogue légale ! Tous les éléments du scénario sont réunis pour animer les conversations de comptoir ou, afin d’être plus actuel, « buzzer » sur les réseaux sociaux. Dernière polémique en date ? Celle autour de l’idée de surveiller l’usage de la cigarette dans les oeuvres culturelles, sujet évoqué dans une question au gouvernement à l’Assemblée nationale, fin novembre 2017. La toile s’enflamme. La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, tweete vite en touche : « Je n’ai jamais envisagé ni évoqué l’interdiction de la cigarette au cinéma ni dans aucune autre oeuvre artistique ». Elle s’était juste interrogée sur la présence de cigarettes dans 70 % des fictions françaises… Dont acte. En effet, comment réaliser un biopic crédible sur Serge Gainsbourg en lui faisant mâcher une brindille ? Absurde. Autre polémique, récurrente celle-là, la hausse des prix. Le Premier ministre, Edouard Philippe, a annoncé une hausse progressive du coût du paquet de cigarettes jusqu’à 10 € à l’horizon 2020. Utile ? Non, affirment beaucoup de non spécialistes ainsi que les buralistes, forcément très concernés. Argument choc : taxer le tabac remplit les caisses de l’Etat, pas de raison pour qu’il arrête ! Le nier serait faire affront à la réalité : 80 % du prix d’un paquet de cigarettes finissent dans la colonne recettes des comptes de Bercy.
Beaucoup d’experts critiquent par ailleurs le caractère progressif de la hausse. Elle n’a pas donné de très bons résultats ces dernières années. Il faut taper violemment au portefeuille, selon eux, à la manière de l’Australie où seulement 13 % des adultes restent accros à la nicotine avec un paquet pouvant coûter jusqu’à 20 € (27 € prévus en 2020). Cela serait d’autant plus efficace en France que le nombre de fumeurs à faibles revenus est élevé. Alors que le tabac tue 78 000 Français par an et reste la première cause de mortalité évitable dans le pays, la question en France reste entière : la liberté de fumer est-elle devenue un luxe qui enrichit l’Etat ou un coût pour la santé publique qu’il n’ose pas combattre ? Le Dr William Lowenstein, spécialiste en addictologie, résumait bien la situation dans le Figaro Santé, évoquant une « posture morale qui caractérise cinquante ans d’échecs, reposant sur des réflexes plus religieux que scientifiques, avec comme seule issue l’abstinence en guise de rédemption ». Taxer sans aider à décrocher n’est pas suffisant, rappellent les addictologues. Il faut du « en même temps » cher à nos gouvernants actuels, au risque de voir la contrebande s’amplifier… Une sorte d’action complexe qui ne se résume pas en un tweet et qu’aucun gouvernement n’a courageusement entrepris… Ce qui laisse insatisfaits les défenseurs du libre-arbitre comme ceux d’une politique de santé publique plus interventionniste.