LA DOLCE VITA (VINGT ANS APRÈS)
Federico Fellini trouvait qu’il ressemblait à Charles Laughton. Stefan Liberski a réellement traîné ses guêtres sur le tournage de La Cité des femmes en 1980. Il raconte les coulisses du dernier chef-d’oeuvre du « plus grand cinéaste vivant ». Marcello Mastroianni glisse sur un toboggan géant pour atterrir sur une paire de fesses géantes en caoutchouc rose. Le sexe est un parc d’attractions pour adultes. On peut dire de ce livre qu’il tombe à pic : La Cité des femmes est le dernier baroud d’honneur de la masculinité hétérosexuelle. La culpabilité y est omniprésente. Nino Rota est mort pendant un tournage interminable et souvent improvisé, les acteurs égrenant des chiffres car les dialogues étaient ajoutés en doublage. Stefan Liberski décrit un Fellini radin, tyrannique, capricieux, entouré d’un harem de courtisanes, ancien fumeur interdisant aux autres de fumer, amant volage sauf quand sa femme (Giulietta Masina) débarquait sur le plateau. Par certains côtés, ce reportage cruel rappelle le portrait terrible d’Andy Warhol par Bob Colacello. Plus un livre est bizarre, plus il est beau, n’est-ce pas M. Baudelaire ? Le romandocumentaire de Liberski entrecroise les souvenirs de fan à la Almost Famous de Cameron Crowe avec une fiction romantique à souhait : un jeune critique de cinéma moitié belge, moitié polonais, convié à Cinecittà par une attachée de presse sexy, tombe amoureux d’une folle hystérique qui se refuse à lui. Ce qui aurait pu n’être qu’un recueil de souvenirs cinéphiliques devient un roman de formation, une éducation sentimentale romaine, du gonzo-Proust au pays de la dolce vita ! Dans un style agréable, clair, à la hussarde (« Dormir lui semblait inutile. Il écrivait et ne s’écroulait qu’au petit jour, libre comme jamais, anxieux comme toujours, absurdement joyeux »), Liberski rend hommage à un cinéma disparu. L’intégralité des films de Fellini serait impossible à financer aujourd’hui. Aucun producteur ne serait assez fou, aucune chaîne de télévision assez riche, aucun distributeur assez inconscient pour laisser un tel génie mettre en scène ses délires poétiques. Ne parlons même pas des féministes aux hashtags tranchants qui se réjouiraient de castrer digitalement cet obsédé. « Il allait bientôt falloir filmer utile et vigilant. » Ceci n’est pas un roman de critique pédant aux Inrocks, mais un livre tendre sur la gratitude, la rareté des grands artistes, la folie bienfaisante qu’ils dispersent sur tous ceux qu’ils croisent, et la chance que nous avions autrefois d’être libres.
La Cité des femmes, de Stefan Liberski, Albin Michel, 296 p., 19 €.