LA MÉMOIRE LONGUE DE LE PEN
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Alors que le Front national se prépare à changer de nom, le fondateur de ce parti qui a si souvent fait trembler les autres publie le premier tome de ses Mémoires. Soit le parcours d’un demi-siècle émaillé de règlements de comptes avec presque tout le monde – la droite, la gauche, mais aussi le politiquement correct, sans oublier le général de Gaulle et… sa fille Marine !
A89 ans, Jean-Marie Le Pen a décidé de s’offrir des obsèques théâtrales. Ce ne sont pas les siennes, mais celles de son parti dont le nom va disparaître par la volonté de sa fille, Marine Le Pen. Publier le premier tome de ses Mémoires à la veille du congrès qui doit abolir les mots fétiches de Front national est conforme à ce sens de la mise en scène tragi-comique dont seul le chef frontiste a le secret. Le voici dépossédé du nom qu’il chérit le plus. Lui, deux fois père : de sa fille, héritière du patronyme, et de son parti, façonné à la dure et dans l’adversité. Lui, qui a tout édifié à partir des lambeaux d’extrême droite laissés gisants après la fin des colonies. Il est bien décidé à maudire l’ingrate, sauf si « par miracle », elle choisissait la réconciliation. Mais il ne croit pas à une telle péripétie. Il déplore, à contrecoeur, ce « parricide politique ». Il l’écrasera donc, par les mots,parleverbe,qu’iltienthaut,gouailleur,méchantetlettré. Ses mémoires, en deux tomes – le second en décembre –, sont un témoignage pour ses fans et pour les historiens ; ils sont un cadeau empoisonné à sa cadette félonne, qu’il entend vriller sous son oeuvre. Le premier tome, qui se clôt en 1972, quand elle a 4 ans, parle d’elle pour dire ceci : « Elle est assez punie comme cela pour que je ne l’accable pas. Un sentiment me domine quand j’y pense : j’ai pitié d’elle. » Aussi bien, malgré cette pitié pleine de fausse mansuétude, rien ne s’est arrangé entre eux. Il nous le concède quand nous l’interrogeons : « Elle est née le 5 août 1968, dans le chaos, et je pense que les effluves de cette époque l’ont imprégnée », dit-il avec ce rire tonitruant d’ogre rabelaisien. « Elle était une petite fille très gracieuse… », ajoutet-il la voix tendre, avant de conclure par un « pas du tout comme maintenant ! », de nouveau noyé dans l’éclat de rire du chansonnier.
Il faut bien sûr se méfier du côté grand-père de Jean-Marie Le Pen. « Avec le temps, les politiciens, les vieux immeubles et les prostituées finissent tous par devenir respectables », dit à propos de lui-même le personnage très maléfique joué par John Huston dans le film Chinatown. La respectabilisation de Le Pen n’est pas en vue. Mais il y a forcément moins d’étincelles autour du patriarche. On trouvera une boussole involontaire chez son talentueux conseiller politique, Lorrain de Saint Affrique, qui l’a rejoint il y a deux ans après une très longue brouille. Il assure désormais la promotion des Mémoires du grand homme de la droite extrême. Nous retrouvons une phrase de son livre de rupture, publié en 1994, qui nous servira de boussole et de garde-fou : « Le Pen pratique la stratégie de l’apprenti sorcier, il met en route les forces, libère les énergies, il n’a pas son pareil pour faire la liste des problèmes, mais il n’apporte aucune solution crédible, et leur mise en oeuvre risque d’aboutir au chaos total » (Dans l’ombre de Le Pen, Hachette). Peut-être pense-t-il encore un peu cela. Mais il a été, comme bien d’autres, réenvoûté par ce conteur-né, ce transgresseur par vitalité bravache, auquel ont succombé non seulement les électeurs, mais d’innombrables compagnons de route, y compris des acteurs et des stars. La vie rocambolesque, la gaudriole, la bagarre et « un français merveilleux », comme nous disait d’Ormesson à son propos, le tout mêlé à l’instinct politique font une matière très riche pour ses Mémoires qui se lisent d’une traite. →
→ On connaît déjà par coeur l’histoire de cet aventurier qui n’avait comme atout que son éloquence virale, don naturel dont il découvrit la portée dans les joutes électorales du syndicalisme étudiant des années 1950. Soixante-dix ans plus tard, les journalistes étrangers viennent interroger le « grandpère des populismes ». On voit du Le Pen dans Trump, à juste titre. Mais aussi dans le Brexit ou chez Viktor Orbán, et même chez l’autocrate Poutine. Le Pen nous reçoit donc dans la discrète demeure de Rueil-Malmaison, qui appartient à son épouse Jany. Tout est neuf, après l’incendie des lieux, il y a trois ans. Papier peint aux motifs de bambous, rideaux aux étoffes chatoyantes, tableaux anciens et toiles récentes, dont cette Asiatique aux seins nus à l’entrée d’un petit bureau, au premier étage, où travaille le patriarche de la droite nationale. Deux lévriers d’Egypte se tiennent dans le petit salon. Ces « chiens du pharaon », avec leurs oreilles dressées sont aux aguets, aux côtés du maître des lieux. Moins sombres que les dobermans devenus célèbres, qu’avait photographiés Helmut Newton dans les années 1980 – ceux-là sont restés à Montretout où ils ont depuis, dit-on, tué le chat de Marine Le Pen.
Pour répondre à ceux qui l’interrogent sur sa forme du moment,
Le Pen cite L’Habit vert, film oublié de 1937, où l’un des personnages académiciens, le duc de Maulévrier, n’attend jamais qu’on lui demande comment il va, et proclame par avance : « Je m’porte bien ! » Le doyen des députés européens prononce la phrase comme si nous étions déjà au théâtre. Un temps, il voulait reprendre pour titrer ses Mémoires un vers de Verhaeren : A contre-flot. Mais il a préféré : Fils de la nation.
Devenu pupille en 1942 après la mort de son père – ce qui lui vaudra de ne pas être renvoyé du collège des jésuites de Vannes qui l’avaient surpris en détention de livres interdits –, Le Pen explique s’être senti « plus français que les autres ».
CepremiertomedesMémoiresdeLePencamped’abordl’ambiance d’une France d’avant-guerre. Il décrit une vie lovée dans une Bretagne marine et rude, que n’atteignent pas les fracas du Paris des années 1930. Le Pen n’a pas encore la tête politique, même s’il refuse en 1943 de restituer un fusil à l’occupant, ce qui aurait pu lui valoir « la prison ou la déportation », jure-t-il. En 1944, il se précipitera à Auray, près de Vannes, pour apercevoir de Gaulle : « Je me faufile dans la foule pour le voir, jusqu’au premier rang, et je lui serre la main : quelle déception ! Il la laissait pendre, toute molle, il était hautain, lointain, et méprisant de ce monde qui s’esbaudissait autour de lui. » En 1958, il le rencontre à nouveau, à l’Elysée, avec d’autres parlementaires. Il n’en ressort rien. Ce premier tome se développe sous le signe de l’antigaullisme – physique, stratégique, politique, moral. S’il n’en reste qu’un, ce sera lui. Une détestation très semblable à celle qu’on entendit chez François Mitterrand, qui lui aussi a toujours stigmatisé la dureté du personnage, son am-
“MARINE ME FAIT PITIÉ”, DIT LE PEN À PROPOS
DE LA CRISE DU FN
bition implacable et ombrageuse, son refus d’une réconciliation avec la France vichysto-résistante, et surtout jalousé sa place de héros politique indéboulonnable du XXe siècle. « Je savais n’avoir nul moyen de peser face à lui, rien d’autre à faire que lui opposer une rébellion de l’esprit, d’être à mon petit niveau un anti-de Gaulle absolu. Lui le mainteneur, bradait l’empire, lui le national, rapetissait la France, lui le rassembleur, divisait les Français (…) un faux grand homme dont le destin fut d’aider la France à devenir petite », lit-on au dernier chapitre de ce livre.
Du Général, Le Pen ne voit que les ombres au tableau. L’effort titanesque qu’il fallut pour s’ériger en fragile joker d’une France humiliée et se glisser à la table des vainqueurs n’est concédé que du bout des lèvres. En 1945, « de Gaulle n’a pas tenu compte de la complexité du réel », pointe Le Pen, dénonçant à juste titre – nombre de gaullistes le firent aussi - les exécutions sommaires de « collabos » par des « résistants de la dernière heure ». Mais cette complexité n’exclut pas jugement et condamnation. Le Pen est prêt à pardonner beaucoup à tous ceux qui ont misé sur le maréchal Pétain, « qui n’a pas manqué à l’honneur en signant l’armistice (de 1940, ndlr) ». On attendrait au moins quelques sentences sur Pierre Laval, et la débâcle d’une collaboration de plus en plus veule après 1942. Mais toute la colère est concentrée sur les résistants de Londres et leur entente contrainte avec un parti communiste, lui aussi revenu in extremis dans le camp des vainqueurs. Il dénonce ainsi la victoire du « résistancialisme », cette entente entre gaullistes, communistes et démocrates chrétiens, qui sera à l’origine de « la phraséologie de la décolonisation ». Comme si un tel phénomène historique n’avait pas sa logique propre, sortie non des mots mais d’une nouvelle réalité : l’épuisement moral, militaire et économique de l’Occident après deux guerres inhumaines.
Le propos, en tout cas, restitue les vraies coordonnées spatiotemporelles du lepénisme, pris entre la nostalgie impériale et la rage anticommuniste. Deux causes qui n’ont rien d’indigne. Le tableau d’ensemble est celui d’une génération de « patriotes » sacrifiés par la marche de l’Histoire : « Toute ma vie je me suis battu en retraite. De Tonkin en Annam, d’Annam en Cochinchine, de l’Algérie à la France : ça a été un mouvement de repli constant », nous indique-t-il. Ce livre n’est pas le livre d’un fasciste. Il est un excellent résumé du désaccord profond entre une droite nationale qui rêve de ne pas brader les colonies et une droite libérale déjà tournée vers l’Europe.
De Gaulle a abandonné l’Algérie française parce qu’il fallait tourner la page de cette boîte à chagrin. Au passage, il a évité que Colombey-les-Deux-Eglises ne devienne « Colombey-lesDeux-mosquées ». Mais Le Pen ne lui en donne pas quitus. « Je ne crois pas que ce soit sa vision de la révolution démographique qui l’a conduit à se séparer de l’Algérie, je pense qu’il était un officier de l’est. Un continental, qui n’avait pas le goût de l’empire. Et il ne faut pas oublier qu’en 1942, cette Algérie avait été pétainiste. »
Qu’en est-il du plaidoyer que fit le député Le Pen en 1958 en faveur d’une intégration à la France de tous les musulmans à l’époque ? « Je ne pouvais pas prévoir la formidable l’explosion démographique partout dans le monde : il y avait 8 millions d’Algériens en 1960, aujourd’hui ils sont 45 millions. Personne ne pouvait se douter que la déferlante migratoire allait devenir le phénomène principal. » Et il ne faut pas le pousser beaucoup, en revanche, pour prolonger les conséquences politiques du big bang démographique. Le Pen regarde de près notre natalité négative →
→ et regrette le renoncement de la France à une politique nataliste qui devrait aller jusqu’au « salaire maternel ». D’Algérie, aujourd’hui, il ne voit venir que des problèmes. Il prévoit une guerre civile après la mort de Bouteflika. « Cela peut nous amener 8 millions d’immigrés qui viendront se réfugier chez nous. » Bien sûr, ce premier tome revient sur le fameux dossier de la torture. « Oui, l’armée française a bien pratiqué la question pour obtenir des informations durant la bataille d’Alger, mais les moyens qu’elle y employa furent les moins violents possible. Y figuraient les coups, la gégène et la baignoire, mais nulle mutilation, rien qui touche à l’intégrité physique », écrit-il, en ajoutant qu’il s’agissait « surtout de faire peur » à des informateurs qui avouaient tout de suite. Ces méthodes rudes ne violaient pas les lois de la guerre, contrairement au FLN qui « coupait « les parties » des militaires prisonniers, et les leur mettait dans la bouche » ou « jetait des bombes sur la population civile ». Mais Le Pen tient à souligner ses bonnes relations avec le monde arabe. Il nous apprend que lors de l’expédition de Suez, le général Massu l’avait repéré parce qu’il enterrait les soldats de confession musulmane selon le rite de leur religion, au lieu de les jeter à la mer. Massu lui demanda de s’occuper des morts musulmans. « Cela s’est su très vite », notet-il. Il se demande même si c’est ce qui lui évita d’être tué par le FLN. Krim Belkacem, un des leaders historiques du FLN, demanda à le rencontrer dans les années 1970 et lui fit cette confidence étrange : « Si t’es vivant, c’est grâce à moi et à Abdelhafid Boussouf (ministre de la Guerre), nous nous sommes opposés à Lakhdar Bentobal (ministre de l’Intérieur). Lui, t’avait mis sur la liste des ennemis à exécuter. » Quelques semaines plus tard, le même Belkacem sera assassiné.
On retrouve néanmoins chez Jean-Marie Le Pen cette hargne qui lui fait chercher des phrases d’égout pour dépeindre le physique de ses adversaires. Cela signe un caractère d’extrême droite. Ainsi justifie-t-il sa « répulsion patriotique et presque physique » de Mendès France. « Il était moche à tout point de vue, il me répugnait physiquement », insiste-t-il dans ce livre, en se récriant d’y mettre la moindre allusion antisémite. Il remet cela en s’en prenant à l’humoriste Guy Bedos – qui n’a jamais manqué de caricaturer le chef frontiste. « Ses lèvres où s’imprime un mépris dominateur lâchent un vent de paroles insanes, c’est une bouche en cul-de-poule qui pète. Sa mère ellemême renierait son délire politique », écrit Le Pen. Une page plus tard, Pompidou est décrit avec « une bonne trogne d’Auvergnat engraissé chez les Rothschild ». On ne saurait dire si un antisémitisme guide ces allusions, mais on a du mal à écarter cette hypothèse. Il y a toujours, chez Le Pen, des changements de ton, et toujours, l’insinuation antisémite, aussi obsessionnelle qu’inutile. Anachronique, en réalité, tant la géopolitique d’un Netanyahou - son projet colonial de grand Israël - n’est pas loin de celle du Front national.
Mais ce joli coeur, grand coureur et bon vivant est d’abord grisé par le baiser des foules. « En rentrant d’Indochine, je suis un jeune homme en colère, et c’est à ce moment-là que j’ai l’idée d’un nouveau parti, national et populaire, dynamique », nous explique-t-il pour dater le point de départ du projet FN. Dès
“FOUT-LA-MERDE, C’EST UN RÔLE !”, CONFIE-T-IL
1956, il crée le Front national des combattants, qui sera dissous en 1958. Puis c’est le Front national combattant, puis le Front Algérie française. En 1965, il a 37 ans. Il hésite à se présenter lors de la première présidentielle. « C’est l’un de mes plus grands regrets », admet-il. Au lieu de cela, il trouve un candidat plus expérimenté,l’avocatdel’OAS,Jean-LouisTixier-Vignancour. « Il fut catastrophique à la télévision, où les périodes classiques et les effets de manche ne passent pas. » Résultat : 5,3 %. Le portrait de l’avocat n’est pas des plus dignes : « Il avait un faible pour les demoiselles très fardées et très vulgaires, au point que je dus un jour supprimer d’une liste d’invités trois putes. » C’est ce qui s’appelle soigner ses amis en politique. Le Pen paya cet échec d’une très longue traversée du désert, qui passera par la création du Front national, puis le décollage électoral lors des municipales de 1983. « Si j’avais réussi à faire le Front national en 1966, il n’y aurait pas eu de 1968. Il manquait un mouvement militant de droite nationale pour bloquer la prise de pouvoir dans la rue par les étudiants gauchistes. »
Les mémoires de Le Pen, qui s’arrêtent en 1972, n’abordent pas les polémiques sur les chambres à gaz « détail de l’Histoire », qui sont l’une des justifications de son exclusion par sa fille. Il n’en nie pas l’existence dans ce livre, ce qui au moins fâchera ses amis négationnistes. Mais, quand nous l’interrogeons, il persiste à ne pas s’émouvoir du drame de l’extermination des juifs d’Europe dont les proportions maléfiques excèdent « le détail » et révèlent une mutation satanique qui changea la nature de la guerre.
Dans sa querelle avec sa fille,
le père lui reproche justement d’avoir promu l’anti-européisme au premier plan et négligé le thème migratoire. L’une des causes de sa défaite en 2017. « Je pense que sa victoire n’était pas probable, mais pas impossible. Elle a chuté par une série de fautes stratégiques, décidées par Philippot. La première erreur fut mon exclusion », avance-t-il. Au total, nous lui demandons s’il est un chef nationaliste, d’extrême droite, ou s’il fut un néofasciste ? « Je ne suis aucun de ces trois termes ; je ne suis pas nationaliste, car je ne souhaite pas l’expansion territoriale de mon pays, je ne suis pas fasciste, car c’est une réalité politique précise avec laquelle je n’ai jamais rien eu à voir, je suis un chef patriote, qui a été à la tête d’un mouvement national, populaire et social. »
On voit passer François Mitterrand à deux reprises dans ce premier tome. C’est à l’oral qu’il nous parle de la dernière rencontre, qui eut lieu en 1994, à Strasbourg, après le dernier discours du président français au Parlement européen, où il déclara : « Le nationalisme, c’est la guerre. » François Mitterrand se rendit ensuite à la préfecture. En entrant, il vit Le Pen, en compagnie de Robert Hersant et se dirigea vers eux pour les saluer : « Mitterrand avait une main de cadavre, squelettique. Je lui dis, à propos de son éloge de l’Europe : “Vous nous avez encore roulé dans la farine.” Et il me répondit en souriant : “Je vous ai bien eus !” Puis il se tourna vers Hersant pour lui chuchoter quelque chose dans l’oreille. Il a dû lui dire : “Tu te rappelles à Vichy en 1943 !” » Et de nouveau, Jean-Marie Le Pen s’esclaffe. « Il faut prendre la vie par le bon bout. C’est pas monstrueux d’être à Vichy en 1943. » Nous lui rappelons un mot de Claude Chabrol qui le fréquenta vers 1949 : « Le Pen, c’était un fout-la-merde magnifique ! » Il prend un instant pour réfléchir. « Pourquoi pas ? Emmerdeur, c’est un beau rôle aussi ! »
■ Mémoires. Jean-Marie Le Pen, fils de la nation, Editions Muller, 444 p, 22,90 € (en librairie le 1er mars).