CES LIBERTÉS QU’ON NOUS ENLÈVE
Alors que la vitesse sur les routes devrait être bientôt limitée sans justification convaincante, la liste des usages prohibés ou fortement déconseillés s’allonge chaque jour. Tandis que, sur les réseaux sociaux, les gardiens de la pensée dominante traque
Le gouvernement a tenu bon, malgré les manifestations et les opérations escargot encore organisées le week-end dernier : à partir du 1er juillet, la vitesse sera limitée à 80 km/h sur les routes secondaires à double sens sans séparateur central. L’annonce du Premier ministre, en début d’année, a suscité un vaste mouvement de colère dans la population, relayé par les élus des zones concernées. Selon un sondage Harris Interactive, 59 % des Français y seraient opposés (et 67 % des 41 % favorables n’ont pas de voiture…). Les motards et les automobilistes, déjà pénalisés par la raréfaction et l’envolée du prix des places de stationnement (et des amendes consécutives), s’insurgent contre cette mesure qui fait grincer des dents car elle ne s’appuie sur aucune étude rigoureuse. Elle sauverait jusqu’à 400 vies par an, selon le gouvernement. Pourtant, l’expérimentation lancée voici deux ans par Bernard Cazeneuve consistant à limiter certaines portions à 80 km/h n’a jamais produit le moindre bilan. Par quel tour de passe-passe la direction de la Sécurité routière a-t-elle sorti ces chiffres de son chapeau ? Auditionné par le Sénat le 24 janvier, Emmanuel Barbe, le délégué interministériel à la sécurité routière, a reconnu, embarrassé, qu’en matière d’accidentologie, une étude sur deux n’avait pas de pertinence. Et que, concernant celle-ci, il y avait un effet statistique qui n’était pas crédi-
ble. Nous n’en saurons pas plus ! Sur internet, les usagers de la route enragent, arguant qu’il serait plus judicieux d’investir dans la réfection du réseau (signalisation déficiente, lignes blanches effacées, nids-de-poule…) ou d’appliquer intelligemment ces limitations aux zones dangereuses. En Suisse, où la vitesse maximale autorisée hors localité est passée de 90 km/h à 80 km/h dès 1984, le bilan est mitigé. L’Office fédéral des routes (Ofrou) a noté une baisse significative des accidents mortels à partir de 1992, mais il attribue principalement ce phénomène à la réduction du nombre de kilomètres parcourus. Quant au Danemark, après avoir succombé aux sirènes des 80 km/h sur les routes secondaires, il a rétabli les limitations antérieures dès 2012. Les progrès réalisés sur les véhicules ces dernières années (airbags, ABS, freinage automatique d’urgence, ESP, carrosseries déformables) contribuent certainement plus à la sécurité que la baisse de vitesse. Par un biais dialectique, cette dernière est toujours mise en avant comme première cause des accidents mortels en France (31 %) alors qu’elle n’est qu’un facteur aggravant et que les véritables origines sont clairement identifiées : le non-respect de la signalisation routière et l’abus d’alcool.
Pour Daniel Quéro, président de 40 millions d’automobilistes, comme pour 82 % des Français, la nouvelle réglementation ne manquera pas d’assurer un surplus de revenus très confortable pour l’Etat, grâce aux amendes rapportées par les radars. Ce dernier préférerait encaisser, en mettant en avant le risque pour les vies humaines, que payer. Comme l’a justement fait remarquer Michel Raison, sénateur de Haute-Saône, devant le Sénat : en suivant cette logique, combien de vies épargnées à 60 ou 50 km/h ? Et, même si l’on interdisait la voiture, il resterait des chutes de cheval ou de bicyclette… →
→ Eternelle vache à lait des pouvoirs publics, l’automobiliste devra en outre, dès le mois de mai, se soumettre à un contrôle technique renforcé. Avec 139 points de vérification contre 131 auparavant, il traquera jusqu’à 696 défauts au lieu de 453 précédemment. Grosse nouveauté, un simple feu stop défectueux, désormais catalogué comme défaillance critique, imposera un passage illico chez le garagiste. Dans le cas contraire, le véhicule incriminé n’aura plus le droit de circuler dès le lendemain. On s’attend à un engorgement des centres de contrôle et à une hausse des tarifs de 20 %.
Le 2 février, la Cour de cassation s’y est mise elle aussi : le conducteur qui téléphonera à l’arrêt, moteur arrêté, sera puni d’une amende de 135 € et perdra 3 points de permis de conduire pour trois ans, sauf s’il est dûment garé sur une place de stationnement. Enfin, le tableau ne serait pas complet sans le scandale des véhicules diesel. Après avoir favorisé ce carburant pendant des décennies par des taxes moindres que pour l’essence, le gouvernement fait un virage à 180 degrés en découvrant soudainement l’existence d’émissions polluantes. En parallèle, les grandes villes n’en veulent plus dans leurs rues. Les diesels les plus anciens sont déjà bannis de Paris et l’ensemble du parc ne pourra plus y circuler dès 2024. Les propriétaires incriminés se sentent aujourd’hui trahis, d’autant que la cote à l’occasion de leur véhicule vient de s’effondrer.
“LES LOIS INUTILES AFFAIBLISSENT LES LOIS ESSENTIELLES” MONTESQUIEU
Le zèle de la puissance publique est particulièrement visible
à l’encontre des automobilistes ou dans le domaine de la santé (lire ci-contre et pages précédentes) parce qu’il touche un grand nombre de Français. Mais aucune activité humaine ou presque n’y échappe, comme l’a montré en 2013 le rapport de la mission de lutte contre l’inflation normative. Ses deux auteurs, les anciens parlementaires Alain Lambert et Jean-Claude Boulard, ne manquent pas d’humour. Ils se sont placés sous le « haut patronage » de Montaigne, qui constatait déjà que « nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde » et ajoutait : « Les lois les plus désirables ce sont les plus rares. » Ce que Montesquieu résumait d’un limpide : « Les lois inutiles affaiblissent les lois essentielles. » Alain Lambert et Jean-Claude Boulard ont eu beau reconnaître que leurs préconisations avaient été largement ignorées, Edouard Philippe a de nouveau fait appel à eux en les chargeant de proposer « des simplifications du stock de normes applicables aux collectivités territoriales ». Le Premier ministre veut que deux normes existantes soient supprimées à chaque fois qu’une nouvelle norme est créée. Vaste programme, comme aurait dit le général de Gaulle, dans un pays où existent près de 400 000 normes ! Interdiction pour les couvreurs d’utiliser des échelles, esca-
beaux ou autres marchepieds comme poste de travail ; obligation pour les maires de veiller à ce qu’une maison ne soit pas distante de plus de 400 m d’un point d’eau, ce qui se traduit soit par une très coûteuse installation de bouches d’incendie près des bâtiments existants, soit par un refus de permis de construire ; interdiction pour les employeurs d’embaucher un CDD pour moins de 24 heures par semaine ; interdiction aux enseignants d’administrer le moindre médicament aux élèves, interdiction aux enfants de maternelle d’apporter des goûters … Cette propension bien française à tout réglementer se traduit en outre par une surtransposition des normes européennes, elles-mêmes excessivement vétilleuses, sur le temps de pause des chauffeurs routiers, le classement par catégorie des oranges selon leur degré de mûrissement, le tempo des clignotants sur les voitures.
Autre arme dans l’arsenal de l’Etat pour empêcher les inconscients que nous sommes de se faire du mal : la recommandation. En plus du désormais célèbre « cinq fruits et légumes par jour », le consommateur se voit encouragé à faire ses courses en fonction d’un code couleur qui lui indique l’apport calorique du produit qu’il veut acheter, sa teneur en sucre, en graisses saturées et en sel. Les ministres de la Santé successifs ont vivement encouragé le développement du Nutri-Score. Une invention française (cocorico) grâce à laquelle on découvre que dîner d’une pizza, même accompagnée de salade, équivaut dans l’esprit de ceux qui nous gouvernent à une tentative de suicide alimentaire. Sûrs du bien-fondé de leur croisade, ils ont choisi d’ignorer l’avis d’une autorité pourtant réputée compétente en la matière, l’Agence nationale de sécurité sanitaire. Selon elle, rien ne prouve « en l’état actuel des connaissances » que ces nouveaux systèmes d’étiquetage nutritionnel seront efficaces pour faire diminuer les maladies chroniques du type obésité ou diabète. →
→ L’Etat a le monopole des normes légales, mais via les réseaux sociaux, des groupes de pression divers et variés jouent un rôle de plus en plus important dans la restriction de fait des libertés individuelles.
La première campagne de lynchage d’envergure sur le net remonte à 2013. Avant de prendre l’avion pour l’Afrique du Sud, l’Américaine Justine Sacco, responsable de la communication du groupe IAC, publie un tweet qui va changer sa vie : « Je pars pour l’Afrique. J’espère que je ne vais pas attraper le sida. Je plaisante. Je suis blanche ! » A l’atterrissage, elle découvre que sa « plaisanterie » lui vaut d’être devenue la femme à abattre dans la twittosphère, où l’on dénonce son « racisme ». Son employeur s’exécute et la licencie. Quatre ans plus tard, l’affaire Weinstein a, cette fois, un retentissement mondial. Les plaintes pour viol, agression sexuelle ou harcèlement déposées contre le producteur américain sont encore en cours d’instruction, mais le net l’a déjà condamné, et avec lui une kyrielle d’artistes, cibles de la campagne #metoo. Entre la véritable agression, pénalement répréhensible, le geste ou la parole déplacés et les dénonciations calomnieuses, les réseaux ne font pas le tri et Hollywood s’incline. Les mea culpa des uns et les dénégations des autres n’y changent rien : des millions de dollars sont en jeu.
La France n’est pas en reste.
Le hashtag #BalanceTonPorc lancé par la journaliste Sandra Muller connaît un franc succès. Elle accuse Eric Brion, l’ex-patron de la chaîne Equidia, de l’avoir harcelée sexuellement. Il reconnaît des « paroles déplacées » et s’en repent publiquement, en précisant s’être mal conduit une seule fois, au cours d’une soirée bien arrosée. Malheur à lui, et à celles qui s’alarment de voir cette « libération de la parole », selon la formule de ses zélateurs, virer à la campagne de délation. Pour avoir voulu faire entendre « une autre parole », celle du refus du puritanisme, Catherine Deneuve, l’écrivain Catherine Millet, la journaliste Elisabeth Lévy et la centaine de cosignataires de leur tribune publiée dans Le Monde sont traitées de complices des violeurs. Qu’importe si elles affirment que « le viol est un crime » dès la première ligne de leur texte ! Quant à Eric Brion, traîné dans la boue, il a décidé de poursuivre son accusatrice en diffamation. Il compte sur les juges pour faire abstraction du contexte, largement favorable à la plaignante.
Le ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot, ciblé, lui, par Ebdo qui a exhumé une plainte classée sans suite pour des abus sexuels qu’il dément avoir commis, a riposté en portant plainte pour diffamation contre le journal. Quant à la plainte pour viol contre son collègue Gérald Darmanin, elle vient d’être classée sans suite, mais le mi-
TWITTER PRONONCE ET EXÉCUTE SES PROPRES SENTENCES
nistre de l’Action et des Comptes publics maintient sa plainte pour dénonciation calomnieuse contre son accusatrice. Toujours visé par une enquête pour abus de faiblesse ouverte à la suite de la plainte d’une autre femme, il s’est dit
« tranquille comme Baptiste ».
C’est peu dire, pourtant, que l’air du temps ne favorise pas la sérénité des débats et pas seulement en matière de crimes sexuels. Activistes de tout poil ou simples haineux attaquent des institutions puissantes et des personnalités publiques pour une attitude jugée choquante ou un mot déplacé. Pris pour cible après s’être grimé en basketteur noir des Harlem Globetrotters, le footballeur Antoine Griezmann a été contraint de présenter d’improbables excuses, certainement indispensables à la sauvegarde de ses contrats publicitaires. Twitter, qui s’est mué en tribunal populaire, prononce et exécute ses propres sentences.
Est-il possible de résister ? Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque française, s’y est essayé une fois, puis a renoncé. Il a maintenu une rétrospective Polanski malgré les injonctions des néoféministes, mais il a reporté ensuite sine die une rétrospective consacrée au réalisateur JeanClaude Brisseau, condamné pour harcèlement sexuel envers trois actrices. « La Barbe et Osez le féminisme ! ont gagné, car nous ne sommes pas de taille à lutter : nous ne sommes que la Cinémathèque française, a-t-il expliqué. Même si j’estime que nous avons été courageux et que nous n’avons pas cédé à la censure et à l’interdiction (sur la rétrospective Polanski, ndlr), on ne peut pas faire ça tous les mois car mettre dix gardes du corps dans le hall pour que la personne que l’on invite ne se fasse pas casser la gueule, ça coûte 10 000 euros. »
C’est Mediapart qui a eu l’honneur de ces confidences. Frédéric Bonnaud ne garde pas un très bon souvenir de l’entretien, comme il l’a raconté au magazine Première :
« J’étais seul face à deux journalistes expérimentés, deux amis mais très éloignés de notre position et dont j’ai découvert avec effarement qu’ils semblaient prêts à croire par principe toutes les accusations proférées contre Roman Polanski, même les plus tardives et les plus loufoques ! »
L’autocensure est la conséquence logique de l’inflation de ces interdits sociaux. En janvier, la Manchester Art Gallery a décidé de ne plus exposer Hylas et les nymphes du peintre John William Waterhouse car, d’après la conservatrice, présenter le corps des femmes soit en tant que « forme passive décorative » soit en tant que « femme fatale » alimenterait un « fantasme victorien » contraire à la façon « contemporaine et pertinente » dont il conviendrait de montrer les oeuvres d’art. Influencée, de son propre aveu, par le mouvement #MeToo, elle a déclaré que le tableau « pourrait bientôt être réexposé, mais avec une contextualisation différente ». L’occasion, peut-être, de rappeler que dans cet épisode mythologique, la vraie victime est l’Argonaute Hylas (un homme!), enlevé par les nymphes ?
Le même souci de se conformer aux diktats des ligues de vertu modernes a inspiré au metteur en scène Leo Muscato une version de Carmen où elle tue Don José au lieu d’être tuée par lui. C’est le directeur du Teatro del Maggio, à Florence, qui lui avait passé commande, jugeant « inconcevable » qu’« à notre époque, marquée par le fléau des violences faites aux femmes, on applaudisse le meurtre de l’une d’elles ». Pour que le message « éthique et social » de son specta- →
→ cle soit plus fort, l’auteur a situé l’action dans un camp de Roms. Lors de la première, le triomphe de la morale a tourné au fiasco, l’arme de Carmen s’étant enrayée. Au bout de deux tentatives infructueuses, le pauvre Don José a choisi de s’écrouler… sans raison apparente, sous les sifflets du public.
Plus encore que les relations hommes-femmes, l’islam est le sujet inflammable par excellence. Au début de l’année, le syndicat Solidaires étudiant-e-s a demandé l’annulation d’une lecture du livre-testament du dessinateur Charb, Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, à l’université Paris-VII. Le directeur de Charlie Hebdo venait de le terminer lorsqu’il a été assassiné par des islamistes, en 2015. Les étudiants disaient craindre que le débat prévu après la lecture remette en cause « la lutte contre les violences racistes islamophobes et la parole de leurs victimes ». La direction de Paris-VII a tenu bon, contrairement à celle de Lille-II, qui avait annulé la représentation programmée en mars 2017.
La peur d’être qualifié d’« islamophobe »
L’ISLAM EST LE SUJET INFLAMMABLE PAR EXCELLENCE
peut confiner au ridicule. Dans Ni juge ni soumise, un long-métrage documentaire réalisé par les auteurs de l’émission culte « Strip-Tease », la juge d’instruction qui tient la vedette lance à un récidiviste : « Je ne vais pas demander à ce que vous soyez déféré cette fois-ci, mais je vous promets que, si vous trahissez ma confiance, la colère d’Allah, à côté, ce ne sera rien ! » Dans la bande-annonce utilisée pour promouvoir le film, la « colère d’Allah » est remplacée par « la prison ». Renseignements pris, les paroles de la juge ont été modifiées par les responsables de la promotion car « sorties de leur contexte, elles auraient pu choquer ».
La récente éviction de l’émission « The Voice » de Mennel Ibtissem, la jeune musulmane aux cheveux cachés par un turban, est révélatrice de l’absurdité profonde des campagnes de dénigrement en ligne. En 2016 et 2017, elle a relayé sur le net des thèses complotistes sur l’attentat de Nice et l’égorgement du père Hamel, ainsi que des publications de Tariq Ramadan. Elle a aussi affiché sa proximité avec Lallab, une association célébrée par Le Monde comme « le nouveau visage du féminisme musulman » mais qui se distingue surtout par son combat pour ce qu’elle appelle « le port du voile par choix ». A cause de l’indignation montante des réseaux suite aux révélations de ces messages, c’est elle qui est contrainte de quitter l’émission de TF1 sous la pression, dans une version moderne de l’arroseur arrosé. La chaîne, qui voulait donner des gages de son ouverture à la « diversité », ne s’en sort pas mieux, puisque les contempteurs habituels de l’« islamophobie » lui reprochent d’avoir cédé à la « fachosphère ». Personne n’est à l’abri des réseaux sociaux.
■