Le Figaro Magazine

Gilles Kepel : « Le salafisme français étend des réseaux de pouvoir et d’influence »

Alors qu’Emmanuel Macron réfléchit à une nouvelle organisati­on de l’islam en France, Gilles Kepel nous rappelle les spécificit­és d’une religion sans hiérarchie et sans figure d’identifica­tion en Europe. Il considère que la situation géopolitiq­ue offre une

- PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT TRÉMOLET DE VILLERS ET PAUL SUGY

à l’Université Paris Sciences et Lettres (PSL), où il dirige la chaire Moyen-Orient Méditerran­ée à l’Ecole Normale Supérieure, Gilles Kepel est l’un de nos plus fins connaisseu­rs du monde arabe et de la religion musulmane. Il a aussi saisi en profondeur le malaise d’une certaine jeunesse et la porosité qui existe entre délinquanc­e et islamisme. Ses travaux sur la banlieue (Quatre-vingt-treize, Gallimard, 2012), sur la fabrique du djihad (Terreur dans l’Hexagone, Gallimard, 2015) et la fracture communauta­ire sont devenus des références.

On vous cite comme étant l’un des conseiller­s du Président pour l’organisati­on de l’islam de France…. C’est très exagéré de me présenter comme un conseiller du Président. Contrairem­ent à ses prédécesse­urs, Emmanuel Macron est quelqu’un qui aime maîtriser personnell­ement les dossiers à fond. J’ai pu le constater pour les questions que je suis depuis une trentaine d’années, c’est-à-dire la politique française au Moyen-Orient et l’islam de France. Il s’intéresse aux idées : c’est de cela que j’ai eu l’occasion de lui parler. Mais je ne fais pas partie du processus de décision. En quoi l’islam est-il un chantier prioritair­e ?

La situation de l’islam de France aujourd’hui n’est pas bonne, en particulie­r sur le plan de ses relations avec l’Etat. Ce dernier ne se mêle pas du dogme, mais a besoin d’avoir des interloPro­fesseur cuteurs parmi tous les principaux cultes pour s’entretenir avec eux de questions qui touchent à l’ordre public. En cela, l’organisati­on de l’Eglise catholique a servi de modèle : elle a une structure hiérarchiq­ue, à la manière d’un Etat dont le chef serait le pape ; néanmoins, cette structure est très éloignée de celle de l’islam sunnite qui n’a ni évêques ni cardinaux. Chaque communauté y est laissée libre de choisir son pasteur, même si des regroupeme­nts existent, qui sont dictés principale­ment aujourd’hui par les pays d’origine des musulmans ou des affinités doctrinale­s. L’islam en France est constitué de croyants dont la majorité sont de nationalit­é française. Bien qu’il prétende le contraire, l’Etat s’appuie souvent sur des chefs de file étrangers car il pense que ceux-ci sont plus accessible­s à une logique d’ordre, d’Etat à Etat. C’est le dilemme du CFCM, conçuiniti­alementpou­rextrairel’islamdeFra­ncedel’influence des pays d’origine : celui-ci est devenu une instance à la tête duquel se succèdent des personnes proches de ceux-ci.

Si l’islam sunnite ne ressemble pas, dans sa structure, à l’Eglise catholique, à quelle religion son organisati­on peut-elle être comparée ?

L’islam en France, en effet, ressemble plus à la configurat­ion des Eglises protestant­es, qui n’ont pas de pape infaillibl­e à leur tête, voire au judaïsme, où des synagogues de différente­s obédiences fonctionne­nt selon un réseau relativeme­nt souple. Mais le judaïsme ou le protestant­isme ne regroupent qu’un faible nombre de croyants, tandis que l’islam représente une fraction importante de la population française qui se chiffre en millions mais demeure encore, dans bien des cas, relativeme­nt marginalis­ée par rapport aux institutio­ns. Religion surreprése­ntée dans les banlieues déshéritée­s, elle y compense parfois cette marginalis­ation civique à laquelle se substitue alors une identité communauta­ire. Cependant, du fait de l’accès d’un certain nombre d’enfants de la troisième génération d’immigrés ou de nouveaux arrivants aux classes moyennes, il devrait être possible de trouver les interlocut­eurs français musulmans qui ont fait défaut jusqu’à maintenant et sont à même de gérer le culte dans une optique française et républicai­ne. On devrait identifier également parmi eux des individus qui pourront abonder le denier du culte, de telle manière qu’il ne soit plus nécessaire de faire appel à des financemen­ts étrangers liés à des politiques d’Etat.

Faut-il un grand imam de France, à la manière du grand rabbin ?

Cette propositio­n peut paraître séduisante, mais pose deux problèmes. Tout d’abord, un grand imam ne peut pas être identifié comme tel par l’Etat laïc. Mais surtout, cela m’étonnerait qu’une personne unique puisse faire consensus vu l’éparpillem­ent des sensibilit­és qui prévalent aujourd’hui parmi les musulmans de France.

Je crois plutôt que ce sont des structures consensuel­les qui sont envisageab­les, sans entretenir d’illusions sur le fait →

→ qu’elles puissent représente­r l’ensemble des sensibilit­és (puisque les djihadiste­s, et une bonne partie des salafistes, en seront exclus). Mais la conjonctur­e internatio­nale et française est plutôt favorable à l’émergence de cet islam du culte et de la foi. En effet, nous venons de sortir d’une période épouvantab­le, marquée par un terrorisme djihadiste dont se sont désolidari­sés la plupart des musulmans. Ceux-là mêmes qui pouvaient être attirés il y a quelques années dans la spirale de la radicalisa­tion ont mis depuis de l’eau dans leur vin. On le voit en Syrie où, depuis 2013-2014, les différents courants rebelles s’étaient salafisés : aujourd’hui, le mouvement est inverse. Nous ne sommes donc plus dans la période de crise aiguë que nous avions connue. C’est certaineme­nt une opportunit­é qu’Emmanuel Macron veut saisir, lui qui a plusieurs fois rappelé que Daech a été vaincu.

A côté de Daech, il existe aussi un islam radical qui développe plus pacifiquem­ent sa vision du monde. Y a-t-il en France des structures salafistes suffisamme­nt prospères pour ne plus avoir besoin des pétromonar­chies ?

Le salafisme prêche, selon moi, une rupture culturelle fondamenta­le avec les valeurs de la société française. C’est sur cette vision des choses, résumée par la formule arabe

« Al Wala wal-bara’a », qui signifie « l’allégeance » (exclusive aux oulémas salafistes) et « le désaveu » (d’avec tous ceux qui ne pensent pas comme eux), que reposent aussi bien les doctrines du salafisme que du djihadisme. A la différence que ce dernier passe à l’acte et la traduit dans la violence. En ce qui concerne le salafisme, tant qu’il s’agit d’une doctrine qui ne prône pas la violence, y compris celle faite aux femmes dans la vie quotidienn­e, elle peut être combattue politiquem­ent ou intellectu­ellement par ceux qui s’y opposent, mais rien ne permet de l’interdire en droit.

Par ailleurs, le visage du salafisme français a beaucoup changé au cours des dix dernières années. Lorsque j’ai écrit Quatre-vingt-treize, en 2010, la littératur­e salafiste que l’on pouvait trouver sur le web était rédigée dans un charabia presque incompréhe­nsible ; aujourd’hui, elle est beaucoup plus sophistiqu­ée, les traduction­s de textes en arabe sont de bonne qualité, ce qui atteste de la présence de convertis ou de jeunes issus de l’immigratio­n qui ont suivi un cursus universita­ire. Cela laisse supposer que le salafisme dispose de ressources intellectu­elles pour se diffuser, mais aussi de plus en plus de ressources matérielle­s propres, et qu’il étend des réseaux de pouvoir et d’influence. J’ai remarqué, dans l’université, la promotion d’un corps de doctrine à l’intersecti­on entre le salafisme et les Frères musulmans parmi les étudiants ou même certains enseignant­s –jusqu’aufameuxHi­jabDaycélé­bréàScienc­esPol’andernier. Jusqu’alors, la propagatio­n du salafisme dans le monde était abondammen­t financée par l’Arabie saoudite et ses satellites, car cela renforçait sa légitimité contre ses ennemis (le nationalis­me arabe de Nasser, l’attraction révolution­naire de l’Iran qui pouvait toucher la jeunesse révolution­naire sunnite). Mais, autant l’utilisatio­n du salafisme contre le nationalis­me arabe ou contre l’Iran a pu fonctionne­r, autant la confusion avec le djihad n’a pas mis l’Arabie saoudite à l’abri des terroriste­s. C’est cela que remet en cause le prince héritier Mohammed Ben Salmane. Il veut sortir le pays de la trajectoir­e entamée depuis 1979, année charnière (révolution iranienne, prise de la Mecque par des salafistes ultra-radicaux) qui a vu le royaume s’engager pour allumer un contre-feu dans le djihad en Afghanista­n avec l’appui américain, entraînant cette spirale désastreus­e. Aujourd’hui, avec la baisse des prix du pétrole, les pétromonar­chies sont contrainte­s à de nouveaux arbitrages vitaux : elles sont confrontée­s au besoin d’un changement de société (comme autoriser les femmes à conduire en Arabie, rouvrir les cinémas, etc.) et se heurtent alors au modèle salafiste. Ainsi, la conjonctur­e actuelle au Moyen-Orient indique peut-être qu’il y a un créneau d’opportunit­é pour penser à nouveaux frais l’organisati­on de l’islam de France dans le contexte internatio­nal.

Un autre événement d’actualité est la chute de Tariq Ramadan. Est-ce que cela va affecter en profondeur nombre de musulmans français, ou bien est-ce que l’on avait exagéré le rôle qu’il jouait auprès d’eux ?

Je crois que Tariq Ramadan a eu une grande importance lorsqu’il est apparu, dans les années 1990, car il a su donner à une certaine jeunesse issue de l’immigratio­n qui entrait dans le système scolaire et universita­ire français un modèle d’identifica­tion. Mais, au cours des dernières années, l’offre s’est diversifié­e en tous sens. Certains mouvements allaient davantage vers une sorte de radicalisa­tion communauta­ire : sous couvert de lutte contre l’islamophob­ie, d’aucuns ont cherché à interdire toute critique du dogme le plus rigoriste au sein de la communauté musulmane ; d’autres s’inscrivent dans une nébuleuse « islamo-gauchiste » qui va aujourd’hui jusqu’aux Indigènes de la République et a touché certains partis comme La France insoumise. On trouve aussi, paradoxale­ment, ces figures d’identifica­tion jusque dans l’extrême droite, comme chez Alain Soral (Egalité et Réconcilia­tion).

Justement, l’actualité a mis sur le devant de la scène une autre figure, celle de la jeune chanteuse Mennel qui a quitté l’émission de TF1 après que d’anciens propos ont ressurgi des réseaux sociaux…

Le passage de cette jeune fille voilée sur une telle émission est sans doute dû à ses talents artistique­s, mais pas seulement. Avec la baisse de l’audience de la télévision dans la jeunesse au profit des réseaux sociaux, TF1 cherche à s’attirer de nouveaux téléspecta­teurs, et les jeunes musulmans forment un réservoir important de consommate­urs pour le marché culturel. Ce qui est paradoxal, c’est que Mennel représente pour des salafistes l’abominatio­n suprême : qu’on se rappelle les propos de l’imam de Brest, prêchant que ceux qui écoutent de la musique seront transformé­s en singes et en porcs ! Et la voix féminine fait l’objet d’un très fort interdit chez les plus rigoristes car elle est porteuse de la séduction qui perturbera­it l’ordre divin… Portant un voile mais fort maquillée, chantant un texte de Leonard Cohen aux connotatio­ns érotiques en anglais mais très édulcoré ensuite dans sa version arabe, elle est au coeur des contradict­ions de cette jeune génération. Et, les tweets qu’on a exhumés →

Sous couvert de lutte contre l’islamophob­ie, d’aucuns ont cherché à interdire toute critique du dogme le plus rigoriste au sein de la communauté musulmane

→ d’elle - pour lesquels elle a fait publiqueme­nt contrition - manifesten­t sa porosité à une espèce de conspirati­onnisme qui est malheureus­ement assez fréquent dans la jeunesse des quartiers populaires. Mennel Ibtissem (sourire en arabe) est d’ailleurs défendue bec et ongles par Alain Soral, et attaquée violemment par Riposte laïque. Cette chanteuse est la figure d’une jeunesse qui ne sait pas très bien où elle en est. J’imagine que des instances cultuelles apaisées pourraient lui fournir une guidance en dehors de cet éparpillem­ent doctrinal où se faufilent des idéologues sulfureux en quête de proies.

Vous aviez travaillé sur le procès du frère de Mohammed Merah ; avez-vous suivi également le procès de Jawad ? Qu’incarne ce personnage extravagan­t ?

Jawad Bendaoud me semble plus encore emblématiq­ue de cette jeunesse « larguée » qui peut, par manque de confiance dans les institutio­ns et sous l’influence d’un milieu délétère, se livrer à des actes dont les conséquenc­es sont dramatique­s. Précisémen­t, si des voix crédibles se faisaient mieux entendre dans l’islam de France pour indiquer au nom de l’éthique religieuse les limites à ne pas franchir, on peut espérer qu’un certain nombre de ces déviances ne seraient pas commises. En ce qui concerne la justice de manière plus générale, pour lutter contre le djihadisme, après les errements de 2012 où la direction du renseignem­ent croyait encore à cette ineptie des « loups solitaires », la surveillan­ce et la répression se sont nettement améliorées. Depuis le 4 septembre 2016, c’est-à-dire la tentative d’attentat à la voiture piégée contre Notre-Dame de Paris, il n’y a plus eu véritablem­ent d’attentat d’ampleur commis dans notre pays. En quelque sorte, le gendarme a nettement rattrapé son retard sur le voleur. Là où le bât blesse toujours, c’est en matière pénitentia­ire, où l’on ne sait pas comment gérer, d’une part, le prosélytis­me djihadiste chez des détenus de droit commun et, d’autre part, la constituti­on d’« académies du djihad » dans certains quartiers de nos prisons. Là encore, la qualité d’une aumônerie émanant d’instances plus efficaces serait l’un des éléments de la solution.

Malgré tout, à vous entendre, le ciel s’éclaircit un peu…

En France, nous sortons d’une phase de tensions très vives autour de l’islam, mais l’essentiel reste à construire. On peut espérer qu’Emmanuel Macron, qui consulte les universita­ires, saura leur donner les moyens matériels et moraux pour améliorer leur connaissan­ce de ces questions, alors même que notre pays joue un rôle central dans les relations entre l’Europe, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. On l’a bien vu, du reste, quand le Président s’est rendu à Riyad et a facilité le retour à Beyrouth du Premier ministre libanais Saad Hariri, dans un contexte où l’Amérique de Trump s’est retirée de la région. L’enjeu pour la France concerne à la fois la paix sociale de notre pays et son rayonnemen­t dans le monde.

■ PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT TRÉMOLET DE VILLERS

ET PAUL SUGY

La Fracture, de Gilles Kepel, Gallimard/France Culture, 280 p., 19 €.

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