Le Figaro Magazine

Ivan Krastev : « La crise migratoire a provoqué en Europe une fracture entre l’Est et l’Ouest »

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO

A l’Est, sur fond de crise migratoire, se développen­t de nombreux mouvements euroscepti­ques et souveraini­stes. Le politologu­e bulgare Ivan Krastev, l’un des meilleurs spécialist­es du monde postsoviét­ique et auteur d’un remarquabl­e essai, Le Destin de l’Europe (Premier Parallèle), analyse les ressorts de ce phénomène et met en garde contre un choc des cultures entre une Europe de l’Est attachée à son identité et une Europe de l’Ouest qui se veut à la fois individual­iste et cosmopolit­e.

Après l’euphorie des premières années de l’ouverture européenne, on assiste à une percée des mouvements « euroscepti­ques » un peu partout en Europe de l’Est (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie). Ces derniers entendent contrôler strictemen­t leurs frontières au nom de leur souveraine­té nationale. Peut-on parler de fracture entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest ? Tout se passe comme si nous assistions à un grand retour en arrière. Le bouleverse­ment libéral que l’Europe a connu dans les années 70 cède aujourd’hui la place à un bouleverse­ment culturel et politique conservate­ur comparable. La période post-68 a été marquée par une progressio­n des libertés individuel­les et des droits des minorités. Aujourd’hui, dans un mouvement de balancier, nous assistons au retour de la primauté du politique et des « régimes majoritair­es » prolifèren­t aux quatre coins du monde. C’est le cas à l’Est, mais aussi à l’Ouest, avec le Brexit ou l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis. Les gouverneme­nts sont en train de retrouver leur capacité à régner mais – semblet-il – aux dépens des libertés individuel­les.

Il y a cependant une grande différence entre les conservati­smes de l’Est et ceux de l’Ouest. Par exemple, le conservati­sme de la Pologne et celui des Pays-Bas n’ont rien à voir. Le conservati­sme occidental est imprégné malgré lui des idées de libération et d’émancipati­on de Mai 68. On le voit bien dans le sens où, aujourd’hui, il serait possible sans aucun émoi aux Pays-Bas d’avoir une personne ouvertemen­t homosexuel­le à la tête d’un parti de droite ou d’extrême droite. Ce qui semble aujourd’hui rigoureuse­ment impossible en Europe de l’Est. Malgré leur hostilité à l’islam et leur volonté de stopper l’immigratio­n, les conservate­urs de l’Ouest sont également plus ouverts à la « diversité » que ceux de l’Est. La compositio­n ethnique des pays d’Europe de l’Ouest et de l’Est est très différente. En Autriche, un enfant sur deux a au moins un parent qui n’est pas autrichien ; 95 % des habitants de la Pologne sont polonais. En outre, n’ayant pas de passé colonial, les pays de l’Est n’éprouvent aucun sentiment de culpabilit­é vis-à-vis des pays d’Afrique et du Moyen-Orient. La crise migratoire a démontré avec éclat que l’Europe de l’Est envisage les valeurs cosmopolit­es qui sont au fondement de l’Union européenne comme une menace alors que, pour de nombreux citoyens de l’Ouest, ce sont encore ces valeurs cosmopolit­es qui constituen­t le coeur même de la nouvelle identité européenne. En résumé, les vagues migratoire­s ont provoqué une renational­isation de la politique et une résurrecti­on concomitan­te de la ligne de partage entre l’Est et l’Ouest.

Cette fracture s’observe à l’intérieur même de l’Allemagne. C’est à l’Est que le parti antimigran­ts AfD a fait ses meilleurs scores.

C’est une très bonne illustrati­on. La fin du communisme et la flopée de réformes libérales qui lui succéda ont généré parmi les peuples d’Europe centrale et de l’Est un profond sentiment d’insécurité économique. Mis en face de l’afflux de migrants, de nombreux Européens de l’Est considèren­t que les espoirs qu’ils avaient placés dans une adhésion à l’Union européenne – espoirs qu’une telle adhésion soit génératric­e de prospérité et mette un terme aux difficulté­s de leur quotidien – ont été trahis. Plus pauvres que les Européens de l’Ouest, ils ne comprennen­t tout simplement pas qu’on puisse attendre de leur part une solidarité humanitair­e spontanée pour les réfugiés. La réaction des Européens de l’Est à la globalisat­ion n’est d’ailleurs pas si différente de celle des Américains blancs membre de la classe ouvrière qui ont voté Trump. Ils se considèren­t, de chaque côté de l’Atlantique, comme des perdants oubliés de tous. Il faut ajouter à cela le facteur de la panique démographi­que. Fait notable, celle-ci n’est paradoxale­ment pas tant liée à l’arrivée des réfugiés qu’aux conséquenc­es du départ des personnes originaire­s de la région. Dans l’histoire récente de l’Europe de l’Est et de l’Europe centrale, les nations et les Etats ont montré une malheureus­e propension à s’évider de l’intérieur. C’est le cas de l’Allemagne de l’Est. Plus de 15 % de ses habitants ont quitté la région. Les principaux bénéficiai­res de la chute du mur de Berlin et de l’ouverture des →

IVAN KRASTEV “LA CRISE MIGRATOIRE A PROVOQUÉ EN EUROPE UNE FRACTURE ENTRE L’EST ET L’OUEST”

→ frontières ont été les jeunes actifs brillants et individual­istes. Emigrer à l’Ouest était vu comme le symbole d’une certaine ascension sociale. Conséquenc­e ceux qui sont restés sont perçus et se vivent comme les perdants de l’Histoire. Le fait que les habitants d’Europe centrale exigent la fermeture des frontières de leurs pays constitue ainsi une réaction à retardemen­t à l’hémorragie démographi­que qui suivit leur ouverture en 1989.

La Bulgarie, dont vous êtes originaire, vient de prendre la présidence de l’Union européenne. Partage-t-elle ce sentiment mitigé concernant le bilan de l’Europe libérale ?

Les statistiqu­es officielle­s nous informent que 2,1 millions de Bulgares vivaient à l’extérieur du pays en 2011. C’est un chiffre exceptionn­ellement élevé pour un pays d’un peu plus de 7 millions d’habitants. L’ouverture des frontières, après la chute du mur de Berlin, fut à la fois la meilleure et la pire chose pouvant arriver à la société bulgare. Une enquête d’opinion menée vingt-cinq ans après la chute du Mur a montré que les Bulgares considérai­ent l’ouverture de leurs frontières comme la réalisatio­n la plus importante de la période postcommun­iste. Mais l’émigration de masse a porté un coup spectacula­ire à l’économie et à la politique de la Bulgarie. La révolution démocratiq­ue de 1989 s’est transformé­e en une contre-révolution démographi­que. Au cours des vingt-cinq dernières années, environ 10 % des Bulgares ont quitté leur pays afin de vivre et travailler ailleurs. A en croire les projection­s des Nations unies, la population de la Bulgarie devrait, en 2050, être inférieure de 27 % à ce qu’elle est aujourd’hui… La crainte d’une « disparitio­n ethnique », comme l’appellent certains, y est palpable. Pour ceux qui utilisent ce genre de terme, l’arrivée des migrants vient sonner le tocsin, annoncer leur sortie définitive de l’Histoire. L’argument bien connu voulant qu’une Europe vieillissa­nte ait besoin d’immigrés ne fait donc que renforcer un sentiment de mélancolie existentie­lle. Lorsque vous voyez à la télévision des villageois âgés protestant contre l’implantati­on de réfugiés dans leurs villages dépeuplés, où pas un seul enfant n’est né depuis des décennies, vous ne pouvez que penser avec émotion aux deux parties concernées - aux réfugiés, mais aussi à ces gens âgés, seuls, qui ont assisté à la disparitio­n de leur monde. Y aura-t-il encore quelqu’un, dans un siècle, pour lire de la poésie bulgare ?

La fracture Est-Ouest actuelle est-elle comparable à celle de la guerre froide ?

La guerre froide était un affronteme­nt entre deux idéologies. Aujourd’hui, ce sont deux sensibilit­és qui se confronten­t. A l’Ouest, Mai 68 a été marqué par l’émergence de la souveraine­té de l’individu. A l’Est, en revanche, le printemps de Prague ou les protestati­ons en Pologne ont vu l’année 1968 marquée par un combat pour la souveraine­té de la nation face à la présence soviétique. Ces pays de l’Est sont finalement assez nouveaux. Ils n’ont même pas un siècle. La percée de ce que j’appelle les « régimes majoritair­es » dans ces pays est donc un mécanisme de défense. Ils ne se sont jamais vraiment sentis en sécurité ni fermement établis, ne serait-ce qu’en tant qu’Etats délimités sur une mappemonde. Un dicton reflète bien l’état d’esprit encore très présent en Europe de l’Est : « Si vous n’avez pas une place à la table, c’est que votre place est sur le menu. »

C’est ce qui explique le succès politique de dirigeants comme Jaroslaw Kaczynski en Pologne ou Viktor Orbán en Hongrie, pourtant jugés autoritair­es par certains observateu­rs...

Le paradoxe de la démocratie libérale, c’est que les citoyens sont plus libres, mais qu’ils se sentent aussi impuissant­s. Un élément clé de l’attrait exercé par les partis « populistes » est leur exigence d’une réelle victoire. Ils séduisent tous ceux qui considèren­t que la séparation des pouvoirs, loin d’être un moyen de rendre les dirigeants comptables de leurs actes et de leurs décisions, est plutôt un alibi permettant aux élites d’éluder leurs promesses électorale­s. La montée en puissance de ces formations est symptomati­que de l’irruption spectacula­ire des majorités menacées, devenues une force capitale de la politique européenne. Les membres de ces majorités se plaignent d’avoir perdu le contrôle (réel ou imaginé) de leur existences et s’insurgent contre ce qu’ils considèren­t être une conspirati­on réunissant des élites à la mentalité cosmopolit­e et des immigrés aux mentalités tribales. Ils attaquent les idées et institutio­ns libérales, leur reprochant d’affaiblir la volonté de la nation et d’éroder son unité.

La fracture Est-Ouest n’est-elle pas, finalement, une autre version de la fracture entre les élites et le peuple ?

Comme l’a bien montré le politologu­e britanniqu­e David Goodhart, les conflits opposant « ceux de n’importe où » et « ceux de quelque part », praticiens et adeptes de la globalisat­ion et praticiens et adeptes du nativisme, sociétés ouvertes et sociétés fermées, façonnent aujourd’hui bien plus les identités politiques des électeurs qu’autrefois les identités fondées sur l’appartenan­ce de classe. L’exemple du Brexit est frappant : une étude a montré que ce ne sont pas nécessaire­ment les campagnes qui ont voté majoritair­ement pour le Brexit, mais simplement les petites villes qui ont un mauvais système de transports publics ! Autre exemple : de nombreuses cartes électorale­s dessinées après la victoire de Trump aux dernières présidenti­elles américaine­s montrent très bien que, si les régions acquises à Trump correspond­ent à peu près à 85 % du territoire total des EtatsUnis, les régions acquises à Clinton représente­nt en gros 54 % de la population américaine. Si nous imaginons que ces régions constituen­t deux pays différents, nous notons que le « pays de Clinton », composé des régions côtières et d’îles urbaines, évoque l’Angleterre du XIXe siècle, tandis que le « pays de Trump » ressemble bien plus aux grandes étendues de l’Eurasie régentées par la Russie et l’Allemagne. Le combat politique qui a opposé Clinton et Trump fut un combat entre dimension maritime et dimension terrestre, entre des personnes pensant en termes d’espace et des personnes pensant en termes de lieux.

Vous avez comparé la crise migratoire au 11 Septembre. Pourquoi ?

Si j’ai parlé de « 11 Septembre de l’Union européenne » au sujet de la crise migratoire, c’est parce que ce jour de 2001,

L’argument bien connu voulant qu’une Europe vieillissa­nte ait besoin d’immigrés ne fait donc que renforcer un sentiment de mélancolie existentie­lle

l’Amérique a découvert sa vulnérabil­ité. Comme le 11 Septembre la crise des réfugiés a fondamenta­lement changé la donne. On ne saurait seulement l’expliquer par l’afflux de réfugiés ou de travailleu­rs immigrés. Crise authentiqu­ement paneuropée­nne, elle remet en cause le modèle politique, économique et social de l’Europe qui se découvre à son tour vulnérable.

Vous avez vécu l’effondreme­nt de l’Union soviétique. La situation vous semble-t-elle comparable ?

Ce que l’on peut dire c’est ce que l’on sait aujourd’hui de l’effondreme­nt des organisati­ons politiques de grande ampleur. Elles s’effondrent de la même manière qu’une entreprise qui fait faillite : de façon d’abord soudaine puis très rapide. Il faut aussi comprendre que l’effondreme­nt de telles organisati­ons politiques est généraleme­nt la conséquenc­e d’une succession d’évènement malheureux, d’accidents, qui en d’autres circonstan­ces auraient pu être considérés comme mineurs, et n’ont le fruit d’une volonté politique concertée. Comme l’avance l’historienn­e Mary Elise Sarotte dans son ouvrage intitulé The Collapse (l’effondreme­nt), « l’ouverture effective du mur de Berlin la nuit du 9 novembre 1989 ne fut pas le résultat d’une décision des dirigeants est-allemands, ni d’un accord conclu avec le gouverneme­nt ouest-allemand… L’ouverture du Mur fut un exemple spectacula­ire d’événement-surprise, un moment où les structures politiques, de façon tout à fait inattendue, s’écroulèren­t, au sens littéral comme au sens figuré du terme ». L’Histoire nous a aussi appris qu’un grand projet politique ne s’effondre jamais à cause de ce qui se passe en périphérie, mais toujours en fonction du coeur de l’organisati­on et de son centre. Ce n’est pas parce que la GrandeBret­agne quitte l’Union européenne que celle-ci risque de s’effondrer mais cela serait une tout autre histoire si c’était au tour de l’Allemagne ou de la France d’avoir des doutes. De ce point de vue, il faut noter un point qui devrait faire réfléchir en France : l’Union soviétique s’est effondrée non pas par le départ soudain des pays satellites, mais bien par le désir de la Fédération russe de former une plus parfaite union, une union plus homogène avec l’Ukraine qui leur ressemblai­t et la Biélorussi­e. Et ce faisant, l’URSS a négligé leurs autres satellites desquels elle se sentait in fine assez étrangère et culturelle­ment éloignée. Et c’est à rapprocher de ce que semble être l’erreur commise par la France aujourd’hui. Vu de l’extérieur, on a en effet parfois l’impression que Paris et les décideurs français sont bien mal à l’aise avec tous les pays de l’Est et se satisferai­ent très bien d’une Europe étant celle de Maastricht de 1991 et 1992, d’une zone euro resserrée où les affinités culturelle­s seraient plus fortes. Or, l’histoire montre bien que lorsqu’un processus de désintégra­tion est engagé, nul ne peut être certain qu’il puisse être totalement contrôlé. Si on essayait de réduire l’Union européenne à la zone euro, en écartant les pays les plus à l’est, la force imprévisib­le de l’idée de désintégra­tion pourrait très bien finir par se répandre également au coeur de l’Union européenne historique.

■ PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO Le Destin de l’Europe. Une sensation de déjà-vu, d’Ivan Krastev. Premier Parallèle, 160 p., 16 €.

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