Les enfants soldats de Daech
A Erbil, dans le Kurdistan irakien, des adolescents ont combattu au côté de l’Etat islamique et sont détenus dans des centres de réhabilitation et de déradicalisation. Nous avons rencontré ces jeunes, endoctrinés et formés à tuer les mécréants et qui, bientôt, seront libres. Des témoignages glaçants.
Cerné de hauts grillages et de solides barbelés, le terrain de footest investi par des adolescents rigolards. Ils multiplient les passes mais aussi les cris de joie ou de mauvaise humeur en fonction de la trajectoire de la balle. Ils sont une cinquantaine de jeunes au visage poupin et arborent des maillots floqués des noms des stars du ballon rond : Messi, Ronaldo, Ronaldinho… Par terre, des gilets identiques sont marqués d’autres numéros, ceux de leurs matricules de prisonniers. Ces adolescents sont incarcérés à Erbil, au Kurdistan irakien, dans une ancienne prison transformée en centre de détention et de réhabilitation pour mineurs.
A la faveur de la mi-temps, ils évoquent avec insouciance les raisons de leur incarcération. « On est tous des Daech ! », lancent-ils en choeur, un brin amusés. Derrière l’apparente innocence de ces visages juvéniles, les regards reflètent des âmes abîmées, les mots racontent l’horreur : l’engagement de ces enfants devenus soldats sous le giron noir de l’Etat islamique. Les exactions. La torture. Les décapitations. Leur reddition après la chute de Mossoul.
« Nous sommes entassés à plus de 30 par cellule, il y a la gale et la nourriture est infecte. » Pas un mot de regret, sauf celui d’être enfermé. Enfants ou bourreaux ? Coupables ou victimes ? La question se pose aujourd’hui aux autorités kurdes et irakiennes. Elles ont annoncé, en février dernier, détenir 4 000 djihadistes dont des Européens, avec un certain nombre de Français, et des mineurs. L’Irak doit en effet faire face, après trois années de guerre contre Daech, au devenir des combattants étrangers, maisaussidecesmilliersd’enfantsrecrutésparl’Etatislamique.
Diman Mohamed Bayiz, directrice du centre de détention juvénile, confie son désarroi. « Ces enfants soldats sont un nouveau phénomène pour nous. Ils sont arrivés massivement dès le mois d’août 2017 après la chute de Mossoul. Ils se sont sauvés et ont été arrêtés par les forces kurdes. Nous avons toujours connu l’extrémisme en Irak mais nous n’étions pas préparés à de tels profils en si grand nombre. » Dans ce centre, dont la capacité d’accueil est de 120 détenus, près de 460 prisonniers s’entassent ; 309 sont d’anciens membres de Daech. « Nous sommes débordés, déplore la directrice. Cependant, nous nous efforçons d’apporter de l’aide à ces enfants manipulés, en commençant par les traiter comme des êtres humains. » Au sein de la prison pour mineurs, les détenus répartis en fonction de leur degré de dangerosité intègrent, grâce à l’appui de diverses ONG, un programme de réhabilitation : avec une formation aux métiers de plombier, de coiffeur ou d’électricien, ils préparent leur retour au sein de cette société qu’ils ont combattue.
Dans son large fauteuil en cuir, Shwan Saber Mustafa s’étrangle. Fonctionnaire au sein de cette prison, il est aussi activiste pour les droits des détenus et membre de Public Aid Organization (PAO), une ONG locale. « Notre pays n’est pas à la hauteur de la menace. Nous avons besoin de moyens pour réhabiliter ces jeunes. Si ces enfants sont des victimes, ils sont aussi très dangereux. Ces programmes, encore insuffisants, ne sont possibles que grâce à l’aide des ONG. La guerre contre l’Etat islamique semble finie mais ce n’est en réalité qu’un début. La région compte près de 4 000 mosquées, et la radicalisation des esprits s’accentue. Le pire est à venir car Daech est dans les têtes. Notre seule arme pour le contrer c’est l’éducation. »
A l’intérieur de la prison, le bruit métallique des lourdes portes s’ouvrant ou se refermant et celui des clés dans les serrures rythment la routine des prisonniers et de leurs gardiens. Les histoires, elles aussi, se succèdent et se ressemblent. Ils sont jeunes, ils se sont engagés, ils ont combattu. Ont-ils tué ? La réponse est toujours négative et les condamnations des exactions de l’Etat islamique se font mécaniques et dans des termes étrangement similaires. Ahmed, Karim et Mahmoud, arrêtés, armés, à quelques mois de leur majorité par les Kurdes, clament leur innocence. Ils évoquent des malentendus ou des erreurs d’identité. Pour la kalachnikov en ban- →
“SI CES ENFANTS SONT DES VICTIMES, ILS SONT AUSSI TRÈS DANGEREUX”
→ doulière, ils n’avancent aucune explication si ce n’est un sourire en coin presque incontrôlé. Condamnés, ils attendent leur sortie de prison dans quelques mois.
Adel a, comme ses codétenus, soufflé ses 18 bougies derrière les barreaux du centre de détention. Sa tenue aux couleurs du PSG est décontractée. Son état de tension extrême imprègne la cellule. Son tee-shirt et son jogging retroussé laissent apparaître les stigmates d’une adolescence broyée au combat. Adel a le regard franc, le verbe affirmé et la dignité d’assumer son jeune passé déjà bien lourd. Arrêté en juillet 2016 à Hawija, il s’est rendu aux peshmergas kurdes pour ne pas tomber entre les mains, plus incertaines, de l’armée irakienne. Adel s’est engagé dès l’âge de 15 ans au sein de l’armée de l’Etat islamique et ne plaide aucune excuse. « Je les ai rejoints pour leurs idées. A la mosquée, on me répétait que la charia et Abou Bakr al-Baghdadi étaient les voies à suivre. Mon père est commerçant et possède de nombreuses propriétés. J’allais à l’école et je n’avais aucun problème. Beaucoup de jeunes étaient, comme moi, fascinés par les hommes de l’Etat islamique. Ils m’ont donné un uniforme, une kalachnikov. J’ai appris à manier les explosifs, les armes, à me battre. J’ai vu beaucoup d’exécutions, de décapitations et de tortures. Des homosexuels étaient jetés du haut des immeubles. »
“J’AI APPRIS À MANIER LES ARMES ET À ME BATTRE”
Adel raconte sans détours son statut de petit caïd
dans les rues d’Hawija. « On était les rois. Les filles étaient à nos pieds ! » Des mots lâchés trop vite. Le jeune homme se ravise pour éviter le sujet des marchés aux esclaves. « Il y avait bien des épouses à vendre à Mossoul. Mais elles étaient surtout destinées aux cadres de Daech. Avec ma solde de 50 dollars par mois de l’Etat islamique, je n’avais pas les moyens d’acheter une femme. » Adel, condamné à un an et trois mois de prison, sortira très bientôt. Basir, 17 ans est apprenti dans un garage d’Erbil. Il vient tout juste d’être libéré après six mois de détention. Le garçon, trop bavard sur les réseaux sociaux, n’a pas eu le temps de rejoindre l’EI. « Je ne faisais que les défendre, minimise-t-il, car la charia est la base de l’islam. » L’adolescent évoque mollement le programme de réhabilitation dispensé au centre. « C’était plus des mots que des actes. Il y avait des gens et des imams pour me parler… c’est tout. » A sa sortie, Basir a été suivi pendant trois mois par des travailleurs sociaux. Considéré comme déradicalisé, l’adolescent refuse de serrer la main aux femmes ou d’écouter toute musique.
Les interdits, les coups, la violence, l’obscurantisme et l’intégrisme, Nouri, Farhan, Ibrahim et Nashet, les quatre fils de Moshein, les ont bien trop subis. Originaire de Sinjar, cette famille yézidie a trouvé refuge dans un camp près de Dohuk dans le nord de l’Irak. Les enfants ont été enlevés pour devenir des lionceaux du califat. Farhan, le plus âgé, n’avait que 13 ans à l’époque. « Ils nous ont emmenés dans un camp d’entraînement près de Mossoul. Nous étions terrorisés. Nouri, le plus jeune de →
→ mes frères, avait 9 ans. Ils nous ont obligés à dire la chahada (profession de foi pour l’islam, ndlr) pour nous convertir à l’islam. Ils nous ont imposé des cours de Coran, des entraînements physiques et le maniement des armes. Ils voulaient nous envoyer sur le front et ne cessaient de répéter qu’il fallait tuer les nôtres et tous les kouffars. Nous étions terrorisés. »
Après des mois de mauvais traitements et de lavage de cerveau, l’aîné parvient à s’enfuir avec ses frères. Revenus de l’enfer, les enfants présentent des signes de traumatisme : cauchemars, angoisses, insomnies, troubles du comportement.
« Le plus jeune mime des exécutions. Ces monstres ont détruit notre famille. Notre pays ne fait rien. On retrouve des membres de Daech dans les camps aux côtés des victimes. Notre fille Dalal est toujours entre leurs mains depuis quatre ans. » Moshein, le père serre la photo d’une beauté aux yeux d’émeraude. « Ils veulent 24 000dollarspoursaliberté.J’aiproposédeprendresaplace,mais ilsrefusent.Nousavonsdemandéunvisaaustralienpourquitterdéfinitivement ce pays mais Dalal est encore avec ces animaux. »
Dans la tente voisine, Hala et Samia ont connu le même sort que Dalal.
Enlevées à Sinjar en 2014, elles ont été vendues à plusieurs reprises à des djihadistes pour servir d’esclaves sexuelles. Elles ont été battues et violées pendant trois ans ; leurs geôliers les ont ensuite préparées à mourir pour la cause dès la chute de Mossoul à l’été 2017. « Ils nous ont forcées à suivre des entraînements, se souviennent les deux soeurs. Nous avions une kalachnikov, une grenade et une ceinture d’explosifs pour tuer l’ennemi. Ils m’ont appris à me servir d’une ceinture explosive, explique Hala d’unevoixblanche,dépourvued’émotion.J’étaisprêteàmourir et me sacrifier, si seulement j’avais pu emmener dans ma mort un maximum de djihadistes. Je n’ai pas eu à le faire. Nous avons réussi à nous enfuir et retrouver ce qu’il reste de notre famille. »
Converties de force, les deux soeurs n’ont jamais renié leurs origines yézidies si détestées par les hommes en noir de l’Etat islamique. Mais, aujourd’hui, la haine a changé de camp. Minorités dans ce pays musulman, Hala et Samia confient leur peur et le rejet de cette religion. « Il y a beaucoup de musulmans dans le camp. L’appel à la prière me terrorise. Je ne vois pas comment nous pourrons vivre paisiblement aux côtés de ces intégristes après ces horreurs. »
Dans une salle d’interrogatoire du très bunkerisé QG de l’antiterrorisme à Erbil, Mustafa, 17 ans assis sur une chaise en plastique, n’ose pas lever son regard apeuré. Cet adolescent s’est pourtant engagé volontairement au sein de l’armée du califat et se disait prêt à mourir pour la cause. « Les hommes de Daech m’ont proposé de commettre un attentat suicide. J’ai refusé. Ils n’ont pas insisté. Il y avait beaucoup de candidats. Je voulais mourir au combat les armes à la main. J’ai eu une formation en trois étapes : la charia, l’entraînement physique, puis le tir. Ils m’ont donné une kalachnikov et 50 dollars par mois. J’ai combattu pendant six mois en première ligne à Mossoul. Sur le front, j’ai rencontré beaucoup d’étrangers. Les Français sont les plus durs. Ils sont plus cruels. Ils n’hésitent pas. Ils ne doutent pas. Moi, après avoir vu autant de morts et de massacres, j’ai flanché et j’ai eu peur. » Mustafa lâche du bout des lèvres des regrets tout comme son frère d’armes, Mezel, 18 ans, arrêté lui aussi lors de la chute de Mossoul à l’été 2017, après avoir combattu jusqu’au bout. « J’étais sûr de mourir en martyr et d’aller au paradis pour avoir les 72 vierges. » Son regard sombre et dur ne cille pas malgré le silence pesant dans la pièce et les regards perplexes. Le militaire chargé de la surveillance dissipe nos doutes. « Ces jeunes sont convaincus de ces arguments. » Aguerri à la technique de la taqiya (la dissimulation et le mensonge prônés par les djihadistes pour tromper l’ennemi), ce membre de l’antiterrorisme ne croit en revanche pas aux regrets. « Ils répètent tous la même chose. Ils sont toujours dangereux. »
Mezel, Mustafa et les autres assurent être repentis. Ils aspirent à changer de vie, quitter l’Irak pour rejoindre dès leur sortie de prison, la Turquie, puis… l’Europe, terminus de leur endoctrinement. ■
“JE VOULAIS MOURIR AU COMBAT, LES ARMES À LA MAIN”