Oruro, le carnaval des mineurs
Cette petite ville minière, située sur l’Altiplano bolivien à 3 700 mètres d’altitude, accueille chaque année plus de 200 000 visiteurs pour un carnaval très particulier. Y sont célébrées croyances chrétiennes importées par les colons espagnols et traditi
Les lamas sont aspergés d’alcool et leurs yeux recouverts d’un aguayo, le tissu traditionnel bolivien. Les travailleurs de la mine San José s’enivrent d’alcool et dansent autour de la table d’offrandes, disposée sur un wagonnet dédié au transport de minerais à l’intérieur du puits. Des figurines de sucre sont disposées dans un large panier, des animaux sont représentés – quirquinchos, lamas, vipères et surtout l’aigle qui reste, dans les croyances locales, le seigneur des airs. « Nous te demandons, sainte-mère de la coca, de nous renforcer et de nous protéger car tu sais quelles sont nos souffrances à l’intérieur du puits », déclare le yatari, le maître de cérémonie qui s’adresse à la Pacha Mama, la Terre mère. Chacun y jette trois feuilles de coca, la plante sacrée des peuples andins. Les discours du yatari sont acclamés par les membres de la mine, qui hurlent en choeur « Jallalla », longue vie en quechua, la langue des Incas. « Nous devons accéder au trône du diable. Nous te demandons la permission de te fournir les aliments qui te manquent. »
Nous sommes le dernier vendredi précédant le carnaval, une représentation folklorique de l’affrontement entre le bien et le mal, entre le divin et l’ancestral, entre le monde des altitudes et celui des profondeurs associé à l’enfer. Les lamas sont chargés sur les chariots puis entrent dans le tunnel, considéré dans les croyances traditionnelles comme le monde des profondeurs régi par le Tío Supay, le diable vénéré par les mineurs boliviens. La fanfare suit derrière. Les mineurs déposent de l’alcool et des cigarettes au pied du diable, dont la sculpture est exposée face au monte-charge qui permet d’accéder aux différents niveaux de la mine. Le plus profond est situé à plus de 500 mètres sous terre. Ici, le travail est artisanal et les protections dérisoires, les mineurs ont une espérance de vie de moins de 50 ans. Accidents, silicose et coups de grisou sont les premières causes de mortalité.
Le yatari demande le silence puis commence la cérémonie du sacrifice.
Les lamas sont égorgés un par un. Un mineur récupère le coeur de chaque animal. « Jallalla 340 ! » Trois autres empruntent le monte-charge et descendent au niveau – 340 mètres afin d’y enterrer le coeur. Le sang des lamas est collecté dans des assiettes creuses. Il est répandu sur les différents engins de la mine. « Jallalla compresora » : le compresseur est béni par le sang des lamas.
« Nous devons consacrer chacun de nos engins, que ce soit les camions, wagonnets ou compresseurs. Ce sont eux qui donnent à nos familles le pain quotidien. En bénissant nos outils, nous demandons au maître des profondeurs une production abondante pour les mois à venir », explique Fernando, 35 ans, qui traîne dix-sept ans de mine derrière lui. « Notre travail est très dur, lance-t-il en souriant, mais c’est notre vie. J’aime cette mine. C’est elle qui nourrit l’ensemble de ma famille. Il faut remercier le diable avec nos offrandes afin qu’il prenne soin →
→ de nous. » Dans les croyances andines, le monde des profondeurs est associé au feu de l’enfer, il faut se faire pardonner d’y être entré. « A n’importe quel moment, le diable peut se venger et ne pas nous laisser sortir du puits. C’est pour cela que nous lui faisons ces offrandes. »
Après la cérémonie du sacrifice, deux lamas sont disposés sur une table. Le yatari asperge la table d’essence et y met le feu. La fumée envahit peu à peu le tunnel tandis que les mineurs dansent en cercle autour du brasier. Après de longues minutes dans cette atmosphère, les mineurs regagnent le monde extérieur.
Le mois de février, en Bolivie, est celui des festivités. Avant le lancement officiel du carnaval, une centaine de communautés autochtones originaires du département d’Oruro, de Potosi et de Cochabamba se rendent en ville à l’occasion de la fête des Andes, en présence du président Evo Morales, premier président indigène d’Amérique latine. Des milliers d’agriculteurs dansent, chantent au son des instruments traditionnels des heures durant pour appeler la pluie et demander des
LES COSTUMES FABRIQUÉS RAPPELLENT
récoltes abondantes. Les paysannes ont rempli leurs aguayos de fleurs. Les costumes et les instruments évoquent le jallupacha, la saison des pluies, qui débute au mois de novembre et dont la fin marque le début de la récolte.
Evo Morales profite souvent de l’occasion
pour livrer des tracteurs aux communautés paysannes, sa base électorale, celle qui lui a permis d’être élu président de la République à deux reprises depuis 2005. Pour Víctor Hugo Vásquez, le gouverneur du département d’Oruro : « La fête des Andes est fondamentale pour les communautés paysannes. Depuis 1993, nous pouvons la célébrer en ville, ce qui nous était interdit auparavant. Ce défilé symbolise la reconnaissance de l’identité culturelle des peuples de la région – Aymaras, Quechuas et Guaranis. »
Fernando, un agriculteur originaire de Cochabamba l’assure : « Avec cette fête, nous voulons revaloriser les traditions que nous ont enseignées nos parents et grands-parents et qui se transmettent de génération en génération. C’est un moment clé
pour nous car nous devons remercier la Pacha Mama pour sa bonté et pour ce qu’elle nous offre chaque année en termes de production agricole. » A cette occasion, les ambassadeurs de plusieurs pays ont été conviés. Vêtu d’un pancho offert par la femme du gouverneur d’Oruro, l’ambassadeur de France en Bolivie, Denys Wibaux, est invité à danser par des femmes paysannes. « On fait le boulot, lance-t-il avant de continuer la danse. Je suis convié chaque année à cette célébration qui est importante pour le pays. Cela fait partie de la politique de valorisation des cultures indigènes menée par le président Morales. »
Alors que les mineurs ont remercié le diable, maître du monde des profondeurs, les milliers de danseurs participant au carnaval célèbrent la Vierge du Socavón, Mère des habitants d’Oruro. La tradition vient elle aussi du monde de la mine. « Les mineurs se déguisaient en diable et dansaient afin de remercier la Vierge, notre Protectrice », explique Ramiro, âgé d’une cinquantaine d’années. C’est cette tradition qui a donné naissance à la diablada, une des danses les plus prestigieuses du carnaval. Dans les tribunes qui bordent le tracé du défilé, Vicky et Paola, mère et fille, expliquent : « Ce carnaval se caractérise par la dévotion à la Vierge du Socavón. Elle est apparue sur une pierre au fond de la mine. » Depuis, les habitants d’Oruro lui prêtent des pouvoirs protecteurs, apportant santé et argent.
Fernando Llave, lui, confectionne les costumes du carnaval de père en fils depuis trois générations et peaufine les derniers détails. « J’ai fabriqué mon premier costume à l’âge de 15 ans. »
Il réalise ceux de la morenada, une danse qui fait référence au travail des esclaves africains déportés en Bolivie par les colons espagnols. « C’est une caricature des Espagnols du temps de la colonisation. Le personnage du caporal est doté d’un fouet. C’est lui qui punissait les esclaves pendant leur labeur. »
Les danseurs, eux, disposent d’un instrument traditionnel appelé matraca. « Le son imite le bruit des chaînes attachées aux chevilles des esclaves », explique Fernando. Les masques des personnages ont des yeux dilatés : « Cela représente la souffrance du travail dans les mines. » →
CEUX DES FEMMES DES COLONS ESPAGNOLS
→ Danser au carnaval d’Oruro a un prix. Il faut débourser jusqu’à 585 euros pour être admis au sein de la fraternité la plus prestigieuse, la Morenada Central. Les habitants d’Oruro ressentent une intense dévotion envers la Vierge. Pour elle, on ne compte pas, quitte à s’endetter. Les costumes pèsent parfois jusqu’à 45 kilos, peuvent demander vingt journées de travail et coûtent jusqu’à 405 euros, une somme considérable dans un pays où le salaire minimum ne dépasse pas les 97 euros.
Le samedi matin à l’aube est lancé officiellement le carnaval.
Les fraternités de danseurs se rassemblent. Gabriela, une jeune fille âgée de 27 ans, se trémousse en tête du défilé de la Morenada Central, accompagnée de sept autres femmes. « Je crois en la Vierge du Socavón. Elle obtient des miracles et protège ma famille. C’est extrêmement gratifiant pour moi de danser afin de lui prouver ma dévotion. » Les costumes rappellent les femmes des colons espagnols. « Ils mettaient toujours la main sur les plus belles femmes », argumente Gari Condori, le président de la fraternité Morenada Central. Talons hauts et minijupes, les danseuses veulent être les plus belles possible en honneur à la Vierge. A huit heures, le son des milliers de tambours, trompettes et trombones commence à résonner à travers la ville. Cette année encore, 200 000 visiteurs sont venus de la Bolivie tout entière pour marquer leur dévotion à la Vierge. La ville bat au rythme des fraternités de danseurs qui, par dizaines, défilent sans arrêt. A leur arrivée sur la place du Socavón, qui marque la fin du parcours, les danseurs entrent dans l’église. Le père bénit les fraternités une par une puis les danseurs avancent à genou face à la représentation de la Vierge posée à l’avant de la nef.
Pendant deux jours, Oruro se transforme en une vaste fête. Des milliers de canettes de bière sont englouties. Danse, alcool et musique, les habitants entrent dans une transe collective. Les festivités se poursuivront jour et nuit jusqu’au lundi matin, point d’orgue du carnaval quand les fraternités se rassemblent sur la place du Socavón et miment les sept péchés capitaux. Exténués, les danseurs rentrent alors chez eux. Pour Gabriela, qui a troqué ses talons hauts pour des sandales, « notre dévotion en la Vierge n’a pas de limites. J’ai beaucoup souffert physiquement pendant le défilé. Mais c’est ainsi que nous lui prouvons notre amour ». Le lundi matin, Oruro paraît transformé. Les rues sont calmes et la musique n’est plus. La petite ville se vide et retrouve son rythme habituel, celui d’une cité minière. L’immense statue de la Vierge qui domine Oruro est toujours là, perchée sur ses hauteurs, contemplant ses fidèles endormis. ■
PENDANT DEUX JOURS, ORURO SE TRANSFORME EN UNE VASTE FÊTE