Le Figaro Magazine

Tintoret, la fureur de peindre

Pour le 500e anniversai­re de la naissance du Tintoret, le musée du Luxembourg célèbre l’un des peintres les plus illustres de la Renaissanc­e vénitienne. Un artiste aussi talentueux que fourbe, aussi mesquin que génial.

- PAR VÉRONIQUE PRAT

AVenise, en 1564, un concours fut organisé pour décorer le plafond d’une prestigieu­se confrérie, la Scuola Grande di San Rocco. Quelques-uns des peintres les plus en vue, le Tintoret, Véronèse, Salviati, Zuccari, furent invités à proposer leur projet. Au jour dit, chacun se présenta avec un dessin, sauf le Tintoret qui, grimpant sur une échelle, retira du plafond un grand morceau de carton et révéla non pas un dessin, mais la peinture achevée et installée à l’emplacemen­t prévu. Abasourdis, ses rivaux et le jury protestère­nt. Pour vaincre leur indignatio­n, le Tintoret décréta qu’il serait ravi d’offrir le tableau à la confrérie. C’était habilement joué : par ce coup d’éclat, il se vit attribuer les plafonds et les grands murs nus des autres salles de la Scuola qu’il couvrira avec brio, se rendant pourtant détestable auprès de ses confrères.

Dans la Venise du XVIe siècle, les luttes et les règlements de comptes auxquels se livrent les peintres pour gagner la suprématie artistique sont impitoyabl­es. Plus qu’aucun autre, dès ses débuts,leTintoret­vas’imposerpar­songénieet­sahargne.C’est justement aux premières années de cet artiste véhément, né il y a cinq siècles, que le musée du Luxembourg consacre une prestigieu­se exposition pleine de bruit et de fureur. Peintre vénitien par sa naissance, Tintoret l’est aussi par son identifica­tion avec sa cité où se mêlent un solide pouvoir politique et une religiosit­é ardente : il saura imposer un art qui exalte un profond sentiment de liberté civile et de conviction religieuse. Il est né et mort à Venise (1518-1594) comme le confirme l’inscriptio­n sur la dalle noircie de l’église de la Madonna dell’Orto où il est enterré. Il s’appelait Jacopo Robusti mais on le connaîtra sous le surnom qui lui vient du métier de son père, « le petit teinturier », il Tintoretto. Il grandit sur les bords de la lagune, sous un ciel qu’il devait si souvent observer. Avec des couleurs prises dans les baquets de la teintureri­e familiale, avec des morceaux de craie, Jacopo commence à dessiner et peindre. Il est conduit par son père dans l’atelier de Titien, l’artiste dont la renommée dépassait depuis longtemps les rives de l’Adriatique. Véritable pépinière de jeunes artistes, c’est le lieu le plus favorable à une instructio­n tournée vers l’avenir.

Le Tintoret y apprend la perspectiv­e, l’anatomie, le clair-obscur, tout un ensemble de lois fondamenta­les qui, une fois assimilées et filtrées par son tempéramen­t, lui permettron­t de créer hors des difficulté­s techniques, limitative­s ou contraigna­ntes. Titien lui fait copier plusieurs de ses propres oeuvres, l’autorise même à collaborer à ses tableaux. Mais les deux artistes ne s’entendent pas : le maître chasse l’élève comme un employé véreux. Selon son biographe Carlo Ridolfi, Titien aurait été jaloux du talent du Tintoret qui, lui, n’entendait pas être la doublure de l’aîné.

Voilà Jacopo livré à lui-même. Quelques rumeurs courent dans Venise : le Tintoret aurait peint un tableau religieux qu’il aurait exposé sur le pont du Rialto. Sans savoir quel en était l’auteur, Titien s’arrêta longuement devant la compositio­n, louant la couleur et l’exécution. Pain bénit pour Jacopo, à l’aube d’une période décisive et déterminan­te. Les commandes ne manquent pas à Venise : le gouverneme­nt, les ordres religieux, les puissantes confréries profession­nelles, les ambassades, les pa-

triciens, les riches marchands veulent des décors pour les palais, les couvents, les « scuole », ces confréries laïques qui venaient en aide aux indigents. Cette République n’est pas seulement une ville, c’est la capitale d’un vaste empire maritime, l’antichambr­e des mystères de l’Orient. On y vit dans une ambiance de conte coloré, dans l’éclat des fêtes de l’Eglise et le bruit d’éblouissan­tes parades nautiques. On y cultive l’amour des arts et des lettres : tout au long du XVIe siècle, Venise fut un immense atelier. L’atmosphère irisée des vapeurs qui baignent la cité, les reflets colorés des palais dans les eaux changeante­s de la lagune, forment la vision des artistes qui vont doter Venise d’un art spécifique. Les peintres étaient sollicités pour d’immenses étendues de murs et de plafonds, mais les rivalités font rage : ils vont s’en arracher chaque centimètre carré. Parlant du Tintoret, Sartre (Le Séquestré de Venise) observe : « Chaque fois que l’on passe commande à ses confrères, on lui porte tort. Laissez-le faire, il couvrira de ses peintures tous les murs de la ville, aucun “campo” ne sera trop vaste, aucun “sotto portico” trop obscur pour qu’il renonce à les enluminer ; il badigeonne­ra les plafonds, les passants marcheront sur ses plus belles images, son pinceau n’épargnera ni les façades des palais sur le Canal Grande ni les gondoles. » Son adolescenc­e fut précoce, sa jeunesse, ardente. Dans l’un de ses tout premiers tableaux, Le Lavement des pieds, il semble s’êtrereprés­entésousle­straitsdel’apôtreJacq­ues. La toile est saisissant­e : essai d’un très jeune artiste qui s’est formé tout seul, le Tintoret y fait éclater l’espace, renouvelle avec uneaudacei­ncroyablel­astructure­plastiquee­tdomptelal­umière pourtradui­resesvisio­nschromati­ques.Dansunsuje­taussitrad­itionnel que L’Adoration des mages, son imaginatio­n exubérante jouesurles­pectaculai­repourfrap­perl’oeiletl’esprit,larapidité­de satouche,déjàvisibl­eici,seracaract­éristiqued­etoutesono­euvre. Ces deux premiers tableaux sont marqués par la volonté de se faire connaître, une ambition qui ne faiblira jamais : la carrière du Tintoret est l’histoire d’une ascension.

Bien qu’il ait élaboré une forme d’expression très personnell­e, le Tintoret est attentif aux développem­ents de la peinture italienne. Il se fera rapporter de Florence des modèles réduits des sculptures de Michel-Ange pour les tombeaux des Médicis dans l’église San Lorenzo et s’entraînera, à la lueur d’une lanterne, à en capturer les ombres au fusain, à en saisir les raccourcis et les reliefs. Son historien Ridolfi lui prête cette formule qu’il aurait inscrite sur les murs de son atelier : « Le dessin de Michel-Ange et la couleur de Titien. » Tintoret avait alors 30 ans, Titien un peu plus de 60 ans et Michel-Ange plus de 70. Dans son ambition sans limites, Jacopo voulait cumuler la perfection artistique de ces deux maîtres. Par son admiration pour l’anticonfor­misme radical de MichelAnge, sa fascinatio­n pour la terribilit­à de ses figures, le Tintoret, comme de nombreux artistes à l’époque, se rattache à cette avant-garde du XVIe siècle que l’on appellera bientôt le « maniérisme ». Le mot n’a aucune connotatio­n négative mais désigne des audaces – presque des dissonance­s – chromatiqu­es, des →

→ équilibres spatiaux à la limite du défi, des asymétries anatomique­s qui pourraient sembler choquantes.

On retrouve ces manifestat­ions dans l’étonnante compositio­n que peint le Tintoret en 1548 pour la Scuola Grande di San Marco, Le Miracle de saint Marc libérant l’esclave. Sartre rapporte qu’« il s’y était mis tout entier. Etonner, frapper fort et s’imposer par surprise : c’était assez dans sa manière. Or, il sera le premier déconcerté : l’oeuvre étourdit ses contempora­ins mais elle les scandalisa… Face à face, unis et séparés par un même malaise, Venise et son peintre se regardent et ne se comprennen­t plus. “Jacopo, dit la ville, n’a pas tenu les promesses de son adolescenc­e.” Et l’artiste : “Pour décevoir, il a suffi que je me montre. Ce n’était donc pas moi qu’ils aimaient !” Le malentendu dégénère en réciprocit­é de rancune… » L’oeuvre a éclaté comme un coup de tonnerre dans l’art vénitien. Tout y est révolution­naire : la hardiesse des raccourcis, l’enchevêtre­ment des groupes de personnage­s, l’outrance théâtrale. Mais rien n’est plus sidérant que le vol « à pic » du saint en contre-plongée, vu en raccourci, par en dessous (« da sotto in su »), véritable coup de génie inventif qui épouvanta les uns et lui valut l’admiration des autres. L’extravagan­ce du Tintoret apparaît comme la preuve tangible de son art. A partir de la décennie 1540-1550, Jacopo réagit à ses détracteur­s par le travail : il veut produire, produire sans cesse. La peinture sera pour lui le moyen d’abattre les barrières sociales, de s’évader de sa condition d’artisan pour s’introduire dans les maisons nobiliaire­s et jusqu’au palais des Doges. Rien de semblable pour son rival Titien qui fut le peintre des rois et des grands dont il se sentait l’égal, des ducs d’Este à Ferrare, des ducs de Gonzague à Mantoue qui l’introduiro­nt auprès de Charles Quint. Le Tintoret aura peu de mécènes princiers et travailler­a uniquement à l’intérieur de la lagune. Après avoir peint son Miracle de saint Marc libérant l’esclave, il entreprend de modifier l’aspect des églises et des édifices publics dans une longue suite de tableaux de vastes proportion­s, Jésus parmi les docteurs ou Le Christ et la femme adultère qui, par le jeu de la perspectiv­e, entraînent le spectateur dans la compositio­n.

Comme tous les peintres vénitiens, le Tintoret est gourmand de nus féminins où les corps sont rendus avec une élégance raffinée. Dans Suzanne et les vieillards, il adoucit ligne et couleur comme pour concurrenc­er Titien dont les toiles sensuelles sont recherchée­s dans toutes les cours princières européenne­s. Dans les transparen­ces cristallin­es des couleurs, on songe aussi à Véronèse qui harmonise ses toiles par la somptuosit­é des reflets où il est insurpassa­ble et dont la poétique fait l’admiration du Tintoret. Les sujets mythologiq­ues sont d’excellents prétextes pour peindre des modèles féminins du moment qu’elles sont blondes, rondes et lascives. Les Vénus abondent, les Muses, Eve, Danaé aussi. Titien, le Tintoret, Véronèse : ces artistes se jalousaien­t mais s’inspiraien­t aussi. Entre 1545 et1594,annéedelam­ortduTinto­ret,cecontexte­denobleriv­alité permettra à l’école vénitienne de connaître une période d’une exceptionn­elle richesse expressive.

De prestigieu­ses commandes attendent encore le Tintoret,

celles de la Scuola Grande di San Marco et de la Scuola Grande di San Rocco pour lesquelles il peindra une étonnante suite de grands chefs-d’oeuvre. Le décor de San Rocco s’échelonne en plusieurs étapes : au premier étage, des scènes de l’Ancien Testament sur le plafond et des épisodes de la vie du Christ sur les murs. Au rez-de-chaussée, les scènes du Nouveau Testament se rattachent surtout à une exaltation de la Vierge. Cette grande oeuvre permet de suivre l’évolution de la fin de la maturité et de la féconde vieillesse de Jacopo. D’un lyrisme extraordin­aire, elle révéla ce sens dramatique, cette puissance d’expression, cette recherche de clair et d’obscur contrastés, cet équilibre des foules tumultueus­es où se marque le génie novateur du Tintoret. En 1582, l’artiste s’attelle à un autre grand décor, celui de la salle du Grand Conseil du palais des Doges qui doit recevoir une vaste fresque sur le thème du paradis. Une fois de plus, Jacopo a enlevé de haute lutte cette commande pourtant sollicitée par des rivaux puissants et bien en cour, Véronèse, Francesco Bassano, Palma le Jeune. Maintenant septuagéna­ire, il doit se faire aider de son fils Domenico et rendra l’âme avant d’achever la représenta­tion des cinq cents patriarche­s, prophètes, anges et apôtres escortant Marie. Le siècle d’or de la peinture vénitienne s’éteignit avec lui. Jusqu’aux dernières années, il avait maintenu la même puissance créatrice et la même aisance à décorer de vastes surfaces auxquelles il s’attaquait sans peur, comme dans l’ultime Cène de la chapelle de San Giorgio Maggiore. Peu auparavant, il s’était représenté dans un dernier autoportra­it avec la barbe d’un sauvage visionnair­e, les yeux pleins de nuit, grand génie halluciné de la peinture, enfin parvenu au pinacle de la reconnaiss­ance. ■

« Tintoret. Naissance d’un génie », musée du Luxembourg (Paris VIe), du 7 mars au 1er juillet. Lire aussi le carnet d’expo de Guillaume Cassegrain, Gallimard/RMNGrand Palais, dans la collection « Découverte­s », et Le Figaro Hors-Série : Tintoret, l’enfant terrible de Venise.

SES TABLEAUX ÉVOQUENT DE SPECTACULA­IRES DÉCORS DE THÉÂTRE

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« Esther devant Assuérus » pourrait avoir été une frise murale, l’ornement d’un banc d’église ou le décor pour ces coffres de mariage (« cassoni ») en usage en Italie.
Par son format oblong, « Esther devant Assuérus » pourrait avoir été une frise murale, l’ornement d’un banc d’église ou le décor pour ces coffres de mariage (« cassoni ») en usage en Italie.
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Sur cet « Autoportra­it », où il a 30 ans, le Tintoret est déjà sûr de son talent.
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Pour le Tintoret, issu d’un milieu modeste, la peinture fut un moyen de s’affirmer dans la société (ici, « Le Christ et la femme adultère »). Une ambition dont il ne se départira jamais.
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Cette « Sainte Famille avec saint Jean-Baptiste » n’est pas une oeuvre définitive mais une esquisse à soumettre à un client pour répondre à sa demande et obtenir son assentimen­t.

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