Le Figaro Magazine

Livres/Le livre de Frédéric Beigbeder

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Il était temps qu’un livre vienne exprimer ce que toute ma génération ressent : nous avons vécu une après-guerre. Naître dans les années 60, c’était venir au monde une microsecon­de après l’occupation de notre pays par l’Allemagne. Notre enfance si tranquille ne l’était pas : tout le monde faisait semblant que tout allait bien. On a voulu nous protéger du passé le plus violent qui soit. Nos parents étaient nés un quart d’heure avant la tragédie, et nous sommes arrivés un quart d’heure après. Ils n’en parlaient jamais. Ils ne pensaient qu’à oublier, s’étourdir, faire l’amour, pas la guerre, voyager, se quitter, reconstrui­re. Et nous les avons crus. Quand nos grands-parents sont morts, nous avons regretté de ne pas leur avoir posé quelques questions. Alors nous avons imité papa et maman. Nous avons dansé le jerk comme eux, avec eux, ou contre eux : les années 80-90 furent nos années folles, comme les années 20-30, après la première boucherie. Le réveil est récent : les cinquante premières pages des Bienveilla­ntes de Jonathan Littell, L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni, Les Disparus de Daniel Mendelsohn ont ouvert les vannes. Dora Bruder de Modiano également, avec sa chirurgie microscopi­que. Et Jablonka, et Guez. Le barrage va s’effondrer, et derrière, il y a un tsunami. Nous avons bu sur des cadavres pendant les quarante années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, et nos parents se réjouissai­ent en contemplan­t leur progénitur­e amnésique. Les Guerres de mon père de Colombe Schneck constituen­t une étape importante car cette enquête familiale fournit le passage de témoin d’une génération de muets à une génération d’aveugles. Son père fut caché à Périgueux chez les Moreau. En fouinant dans les archives départemen­tales, elle a fini par trouver ceux sans qui elle ne serait pas là. Et aussi ceux qui ont pourchassé son grand-père, sa grand-mère et son père. Elle imprime les noms : Labarthe, Rivière, Popineau. Impossible de distinguer si l’on pleure de colère ou de gratitude. La guerre a produit autant de salauds que de saints. Les plus courageux étaient parfois les plus discrets. A force de se taire pendant les rafles, ils ont gardé le silence ensuite. J’ai été parfois sévère avec Colombe Schneck, et je suis heureux qu’elle ait réussi ce grand récit qui me fait changer d’avis : elle est un vrai écrivain. On referme Les Guerres de mon père en se disant deux choses : 1) nous ne sommes pas coupables des horreurs qui nous ont précédés ; 2) si la littératur­e ne s’y intéresse pas de près, nous serons damnés, nous serons stupides, et tout recommence­ra. Les Guerres de mon père, de Colombe Schneck, Stock, 340 p., 20,50 €.

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