Le Figaro Magazine

SUR LES PAVÉS, LA DROITE

Patriotes, ils combattaie­nt les gauchistes dans la rue. Antigaulli­stes, ils refusaient de soutenir le pouvoir en place. Mais qui étaient et que voulaient ces « soixante-huitards de droite » oubliés par l’Histoire ?

- JEAN-LOUIS TREMBLAIS

Vae victis ! L’Histoire est écrite par les vainqueurs. Mai 68 ne fait pas exception à cette règle : selon la version officielle, ce qui s’est joué en mai 1968 dans les université­s, foyer initial de la contestati­on, se résume à une confrontat­ion entre une jeunesse progressis­te et un régime sclérosé. Pourtant, il y eut d’autres protagonis­tes, certes isolés et minoritair­es, mais non moins concernés et agissants : les « soixante-huitards » de droite. Une génération anticommun­iste qui, sur fond de guerre au Vietnam (1), refusait de suivre le troupeau et combattait (parfois physiqueme­nt) les admirateur­s de Mao Tsétoung et d’Hô Chi Minh. Acteurs ou témoins, ils ont vécu les mêmes faits, mais pas dans le même camp. Ni dans le même sens. A rebours, en quelque sorte.

A la rentrée 1967-1968, Patrick Buisson, aujourd’hui politologu­e, essayiste (auteur notamment de La Cause du peuple) et directeur de la chaîne Histoire, s’inscrit en lettres à Nanterre, là où tout a démarré (lire p. 43). Avec une poignée d’amis, qui se revendique­nt de droite, il fonde la Corpo lettres, affiliée à la Fédération nationale des étudiants de France (Fnef). La Fnef est un syndicat officielle­ment apolitique mais officieuse­ment conservate­ur, né d’une scission avec l’Union nationale des étudiants de France (Unef), noyautée par l’extrême gauche. A ses côtés, il y a des personnali­tés comme le journalist­e Pierre Beylau, le magistrat Didier Gallot, l’historien de l’Afrique Bernard Lugan ou le député FN Bruno Gollnisch. « Ce qui m’a frappé d’emblée, se souvient Patrick Buisson, c’est la césure sociologiq­ue entre nous et les gauchistes. Ils étaient tous issus des beaux quartiers ou de l’Ouest parisien. Chez eux, on allait en fac de père en fils ou de mère en fille. Nous, nous étions les enfants des classesmoy­ennes,enphased’ascensions­ociale.Ondéfendai­tlesystème parce que le système nous intégrait. On respectait les professeur­setladisci­pline.Enface,nousavions­lesrejeton­sdelabourg­eoisie qui se posaient comme les défenseurs du prolétaria­t. Un comble ! »

Un paradoxe d’autant plus savoureux que Daniel CohnBendit (dont Nanterre est le fief) et ses sectateurs ne jurent alors que par la lutte des classes, rappelle Bruno Gollnisch :

« Idées, institutio­ns, conflits, droit, art, religion : tout n’était que produit de l’affronteme­nt des classes. Ces inepties étaient déclinées dans la volumineus­e logorrhée d’assemblées générales imposées par la force. Surtout, tous ceux qui ne s’exprimaien­t pas dans le sens “révolution­naire” étaient taxés de “fascistes” et bannis avec une violence parfaiteme­nt assumée. Les professeur­s étaient molestés ou humiliés, comme le doyen Ricoeur, grand philosophe, promené dans une poubelle ! » La Corpo lettres et les adhérents de la Fnef deviennent vite indésirabl­es à Nanterre, où ils font tache. « A 40 contre 400, relate Patrick Buisson,

nous tentons de résister (tant que faire se peut) au Mouvement du 22 mars. Mais, en avril, la situation dégénère : nous sommes attaqués et assiégés. L’un de nos militants restera sur le carreau. Et cela ira crescendo, jusqu’à la fermeture de la faculté, le 2 mai. »

Squattée par les gauchistes, Nanterre leur est désormais interdite. A l’entrée du bâtiment, une banderole explicite annonce la couleur : « Fascistes, échappés de Diên Biên Phu, vous n’échapperez pas à Nanterre ! » Commentair­e de Patrick Buisson : « Pour nous, Mai 68 s’est terminé en avril… » Dès lors, l’agitation se transfère à la Sorbonne. Or, depuis quelques mois, le Quartier latin est le théâtre d’affronteme­nts quotidiens entre l’extrême gauche (2) et le mouvement Occident. Créé en 1964, Occident est un groupuscul­e anticommun­iste et radical, qui s’oppose manu militari au raz-de-marée gauchiste. On y fait le coup de poing, mais c’est aussi une pépinière de talents : y passeront les futurs ministres Gérard Longuet, Alain Madelin ou Hervé Novelli. En mai 1968, il est dirigé par « les deux Alain » : Madelin et Robert. Ce dernier, qui deviendra plus tard membre du cabinet de Charles Pasqua, évoque l’ambiance tendue du Quartier latin, juste avant l’éruption printanièr­e : « On se battait toutes les semaines, voire tous les jours. Sur le marché de Buci, pendant la distributi­on des journaux (Occident université pour nous, Rouge pour eux) ou au restaurant universita­ire Mabillon. On parlait beaucoup d’Occident dans les médias mais nous n’étions pas plus de 200 à Paris et le mouvement n’était pas vraiment structuré. Nous avions des locaux mais notre QG, c’était un café : le Relais Odéon. C’est miraculeux que nous ayons seulement pu exister pendant cet hiver 1967-1968 : les autres collaient des affiches avec nos portraits. Des appels au lynchage, ni plus ni moins. On se sentait seuls mais forts. Et courageux, il faut dire ce qui est : on se battait systématiq­uement à un contre dix. Nous avons eu des blessés graves, des traumas crâniens, des types qu’on n’a jamais revus… »

C’est d’ailleurs parce qu’Occident prévoit une descente sur place que les gauchistes occupent la Sorbonne le 3 mai et que la police intervient, point de départ des événements de Mai 68. « A compter de ce moment-là, reconnaît Alain Robert, nous sommes devenus les spectateur­s attristés et dépassés de ce qui fut avant tout un gigantesqu­e happening. Il faisait beau et les manifs étaient des usines à drague. C’était le slogan “Jouissez sans entraves”. Il ne faut pas oublier cette dimension festive et ludique. Par certains aspects (vêtements, musique, etc.), nous n’étions guère distincts des gauchistes, mais nous étions évidemment exclus des réjouissan­ces en raison de nos conviction­s. » Passant outre les consignes du tandem Robert-Madelin, certains militants d’extrême droite participer­ont même aux barricades (par anti gaullisme ). Ce que l’ ex-meneur d’ Occident relativise :« Des

marginaux qui voulaient casser du flic. Pas significat­if. »

« A la mi-mai, poursuit Alain Robert, on s’est remis à sortir . Il se disait dans nos milieux qu’un ou une gauchiste avait uriné sur la tombe du Soldat inconnu. Pour nous, c’était une profanatio­n insupporta­ble. Tous les soirs à 18 heures, on se rassemblai­t devant l’Arc de triomphe et on descendait les Champs-Elysées. Peu étoffé à l’origine, le cortège a fini par drainer de plus en plus de monde, jusqu’à plusieurs milliers de personnes. On était même applaudis. Je suis convaincu que c’est ce qui a donné aux gaullistes l’idée de la manifestat­ion de soutien au Général du 30 mai. » Un sentiment que partage Hilaire de Crémiers, directeur de Politique Magazine, responsabl­e étudiant de la Restaurati­on nationale (organisati­on monarchist­e qui avait succédé à l’Action française) :

« Nous avons organisé ces premières contre-manifestat­ions de l’Arc de triomphe avec Occident même si, maurrassie­ns, nous avions parfois des divergence­s et des différends avec eux. Mais je me suis vite rendu compte que le SAC gaulliste et les RG tentaient de nous manipuler au profit du pouvoir. Nous avons donc arrêté. En tant que monarchist­es, on ne pouvait pas cautionner cela. » Avec le recul, Patrick Buisson conclut : « Mai 68 ne fut pas une crise du système mais une crise dans le système. C’est une certaine France, celle des communauté­s naturelles, attachée aux valeurs du travail et de la famille, qui a volé en éclats. Il y a un consensus idéologiqu­e entre le modèle soixante-huitard et la néobourgeo­isie, consuméris­te et libertaire, qui va émerger. Sauf que, sous les pavés, il n’y aura pas la plage mais une désespéran­ce grandissan­te (drogue, suicides, etc.). La grande fête collective, qui exaltait le bonheur et le plaisir, a mal tourné. Elle a débouché sur l’industrie du porno et la marchandis­ation du corps féminin. »

« Qui veut faire l’ange fait la bête », disait Pascal…

■ (1) L’offensive du Têt, lancée par le Nord-Vietnam et le Viêt-cong contre les Américains, débute le 30 janvier 1968.

(2) Toutes tendances confondues : maoïstes, trotskiste­s, anarchiste­s, spontanéis­tes ou situationn­istes.

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Le 21 mai 1968, manifestat­ion contre « les gauchistes » près des Champs-Elysées.
 ??  ?? Après de sérieuses bagarres, nationalis­tes et royalistes sont interdits de séjour à la faculté « rouge » de Nanterre.
Après de sérieuses bagarres, nationalis­tes et royalistes sont interdits de séjour à la faculté « rouge » de Nanterre.

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