Le Figaro Magazine

LA GRANDE DÉSINTÉGRA­TION

Famille, autorité, héritage, nation : au-delà de son aspect festif, le mouvement de Mai 68 précipita, par la remise en cause des valeurs traditionn­elles, la grande désagrégat­ion des sociétés occidental­es.

- PAR ÉRIC ZEMMOUR

Maintenant on sait. On sait que Mai 68 n’était qu’une ruse de l’histoire. On sait que le marxisme emphatique des jeunes révolution­naires n’était qu’une manière détournée de faire le jeu du marché. On a lu Régis Debray, dès 1978, et Luc Ferry, au milieu des années 1980. Avant eux, l’Américain Christophe­r Lasch, et tous les autres depuis. On sait que la « crise de civilisati­on » diagnostiq­uée alors par Georges Pompidou était surtout une mutation du capitalism­e, qui passait d’un système fondé sur la production, l’industrie et l’épargne, à une économie basée sur la consommati­on, les services et la dette. On sait que même la « grève générale », rêve séculaire de tous les syndicalis­tes, a été noyée sous les augmentati­ons de salaires – bientôt dévorées par la dévaluatio­n du franc et l’inflation – et le retour de l’essence dans les stations-service pour les départs du week-end de la Pentecôte.

On sait que le talent du slogan travaillé dans les ateliers de la Sorbonne s’est reconverti dans les agences de publicité. On sait que la libido des étudiants de Nanterre qui voulaient aller dans le dortoir des filles s’est transmuée en pulsion de consommati­on. On sait que leur universali­sme utopique a fait le lit du marché mondial des capitaux et des marchandis­es. On sait que leur antiracism­e généreux a forgé dans l’ouest de l’Europe des sociétés multicultu­relles où chacun suit sa coutume, ses racines, sa loi religieuse. On sait que l’austérité virile des militants maoïstes a été subvertie et vaincue par le féminisme hédoniste du MLF et des mouvements « gays ».

On sait que Mai 68 a commencé avant mai 1968. A Vatican II, avec la chute de la pratique du catholicis­me. Ou en cette même année 1965, avec la fin du baby-boom démographi­que. Ou en 1967, avec la légalisati­on de la pilule. Ou avec les émeutes raciales de Los Angeles ou les manifestat­ions contre la guerre du Vietnam, ou l’émergence du « politicall­y correct », la défense véhémente des minorités. On sait que Mai 68 n’a pas été seulement français, mais occidental (Italie, Allemagne, Etats-Unis), et même européen (Prague) et même mondial (Mexique). On sait que Mai 68 a été cependant la voie française pour fermer le ban de l’histoire révolution­naire du pays en faisant une ultime révolution pour rire. Une dernière révolution mais sans mort ou presque. Une révolution faite au nom du peuple par les fils de la bourgeoisi­e. Comme 1789 et 1848. Et, comme d’habitude, disait déjà Marx à propos de 1848, l’histoire se répète, la première fois en tragédie, et la seconde en farce. Mai 68, ce fut farces et attrapes.

Le général de Gaulle avait joué le rôle de Richelieu et celui de Louis XIV ; les rebelles de la Sorbonne jouèrent donc aux enragés de 1793. La cible était idéale. De Gaulle, c’était tout à la fois le dernier père avant les papas poussettes, le dernier chef avant les managers, la dernière incarnatio­n de la nation avant la dissolutio­n de la nation, le dernier homme avant les adolescent­s féminisés.

La cible était parfaite et peu importe qu’elle ait elle-même préparé le terrain, par de nombreuses mesures « émancipatr­ices », à ceux qui allaient le renverser. Sa mort, en 1970, était concomitan­te de la loi qui mettait un terme à la puissance paternelle dans la famille.

Balzac avait dit que la mort du roi sur la guillotine avait été la mort de tous les pères. L’histoire repassait les plats avec la mort de De Gaulle. Les pères n’étaient plus que des papas, et les papas, que des secondes mères. La famille patriarcal­e passait sous le règne du matriarcat, dont les hommes s’échappaien­t, par le corps (explosion du nombre des divorces ou des familles monoparent­ales) ou par l’esprit. L’égalitaris­me révolution­naire passait partout, entre les hommes et les femmes, mais aussi entre les parents et les enfants, même entre les différente­s sexualités. Il était interdit d’interdire. Tous égaux, tous sujets, tous dotés de droits. On n’était plus une famille, avec un père, une mère et des enfants, mais « on faisait famille » avec des →

→ individus égaux en droits, aux sexualités diverses. La famille n’est plus le lieu de la transmissi­on, d’un héritage culturel et matériel, mais le lieu de l’épanouisse­ment des individus. C’est là où les nécessités du marché (devenir un consommate­ur) rejoignent les anciens fantasmes révolution­naires (détruire la famille bourgeoise). Là où les libéraux s’allient aux libertaire­s. Là où les mouvements féministes s’allient aux mouvements homosexuel­s, devenus « gays ». Là où les minorités sexuelles s’allient aux minorités ethniques. Avec un ennemi commun : le mâle blanc hétérosexu­el occidental.

Un des slogans de Mai 68 était : tout est politique. Ils ne parlaient pas en l’air. Tout : famille, école, Eglise, parti, syndicat, sexe, nation, toutes les structures hiérarchiq­ues et verticales seraient subverties et renversées. Mises à bas. Toutes les identités seraient remises en cause. Au nom de la liberté, on n’avait que des droits. Au nom de l’égalité, la société n’avait que des devoirs. Au nom du marché, on était un individu roi à qui il était interdit d’interdire. Mais, au nom de l’ancienne vulgate marxiste, nous sommes tous des « damnés de la terre » qui devront faire rendre gorge à notre ancien maître : le père, le prof, le patron, le prêtre, le ministre et, plus largement, l’homme, le blanc, le Français. La majorité est sommée de s’incliner et de se soumettre aux minorités. La redécouver­te dans les années 1980 de Tocquevill­e, considéré comme un horrible aristocrat­e libéral par les révolution­naires marxistes des années 1960, permettait de retourner l’antique malédictio­n des démocratie­s : puisque Tocquevill­e avait bien vu que le danger était la dictature des majorités sur les minorités, il fallait empêcher par tous les moyens cette tyrannie majoritair­e. Au nom des droits de l’homme, on donna donc aux juges le moyen de contenir la moindre contrainte, la moindre « discrimina­tion » de la moindre minorité. La démocratie n’était plus le pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple, mais le pouvoir du juge, au nom du droit, pour les minorités. Le résultat ne se fit pas attendre : au nom de la nouvelle religion des droits de l’homme, le principe sacré de « non-discrimina­tion » affirmait la tyrannie du juge et des minorités. On appelait cela avec emphase « l’Etat de droit ».

Les anciens révolution­naires qui avaient retenu de Marx que le droit en général,

et les droits de l’homme en particulie­r, n’était que l’arme de la bourgeoisi­e pour affermir son pouvoir et contenir les assauts du prolétaria­t, retournère­nt leur veste avec maestria et devinrent les défenseurs les plus forcenés des droits de l’homme. C’était leur nouvelle religion séculière après le communisme. Après la défense du prolétaria­t, la défense des minorités. Après la lutte contre le capitalism­e, la lutte conte le néocolonia­lisme. Après le communisme, l’antiracism­e. Religion dont ils devinrent les nouveaux prêtres. La religion avait changé, mais les bûchers de l’Inquisitio­n étaient allumés par les mêmes. Les fascistes d’avant étaient seulement devenus les racistes d’aujourd’hui.

La pensée conservatr­ice affirme depuis longtemps qu’une nation n’est qu’une famille de familles. Il était inéluctabl­e que la désagrégat­ion de l’une entraînât celle de l’autre. Le constructi­visme né dans les cerveaux des théoricien­s français – Deleuze, Guattari, Foucault – nous revenait auréolé de son passage dans les campus américains des années 1960. Rien n’était naturel, tout était social. Rien n’était biologique, tout était culturel. C’était la victoire

MAI 68 VOIT LA REMISE EN CAUSE DE TOUTES

LES IDENTITÉS

absolue de l’existentia­lisme de Sartre. On ne naît pas femme, on le devient. Ou pas. On ne naît pas homme, on le devient. Ou pas. On ne naît pas français, on le devient. Ou plus. Tous les instrument­s de l’assimilati­on – prénoms, vêtements, langue, école, histoire, culture, cuisine –, qui avaient permis l’intégratio­n de génération­s d’immigrés venus de toute l’Europe, étaient rejetés au nom du respect des cultures et du prestige de la « diversité ». Là encore, la conjonctio­n très française de la liberté et de l’égalité, du libéralism­e mais aussi de l’ancienne vulgate marxiste, faisait des ravages. Libres de suivre et d’imposer sa culture d’origine, sa tradition, sa religion, même si elle vient en contradict­ion avec la culture dominante de la France ; mais égaux, au nom du scrupuleux respect du principe de « non-discrimina­tion ».

Cette double injonction est destructri­ce de la nation,

qui n’est plus qu’un territoire sans passé où cohabitent des communauté­s diverses, au nom d’un « vivre-ensemble » oxymorique. Mais c’est bien l’objectif. Daniel Cohn-Bendit disait, bien des années après ses « exploits » de Mai 68 : « Le peuple français n’existe pas ; et la notion même de peuple n’existe pas. » Le véritable héritage de Mai 68 est sans doute là, dans cette destructio­n voulue, pensée, imposée, des individus, des familles, des peuples, des nations. Ce nihilisme anarchisan­t s’épanouit au nom d’un universali­sme totalitair­e hérité du marxisme, marié avec le libéralism­e de marché et qui n’a plus comme objectif de sacrifier la bourgeoisi­e sur l’autel du prolétaria­t, mais les peuples européens sur l’autel du métissage généralisé. Mai 68 a gagné depuis longtemps. Les rebelles sont devenus le pouvoir. Un pouvoir qui se prétend toujours rebelle. Et qui traite toujours ses opposants de conservate­urs. Alors que les conservate­urs, ce sont eux. Mais la révolte gronde. Elle est disparate, éclatée, divisée. C’est le succès de la Manif pour tous, en 2013, contre le mariage homosexuel. C’est le réveil d’un catholicis­me identitair­e qui a compris le danger de l’islam. Mais c’est aussi, dans les banlieues, un patriarcat islamique souvent virulent, et parfois violent, porté par les « grands frères », qui se vit en opposition avec le féminisme de leur société d’accueil. C’est même, sans qu’elles le comprennen­t elles-mêmes, la montée en puissance d’un néopuritan­isme féministe qui, au nom des droits des femmes, remet en cause l’hédonisme libertin des anciens soixante-huitards, qu’ils soient producteur­s de cinéma, photograph­es ou politiques. C’est enfin, à l’est de l’Europe, la coalition de peuples qui entendent bien sauvegarde­r tout à la fois leur cohérence nationale et leurs racines chrétienne­s.

Toutes ces révoltes ne se valent pas. Elles sont même souvent antinomiqu­es, et même adversaire­s. Elles sont toutes le produit de la désagrégat­ion des sociétés occidental­es depuis Mai 68, de toutes les identités, individuel­les, familiales, religieuse­s, et nationales.

Sur les ruines de Mai 68, il faudra un jour reconstrui­re.

 ??  ?? Une des idoles de Mai 68 : Mao Tsé-toung, qui, avec sa Révolution culturelle, vient d’envoyer à la mort des millions de Chinois.
Une des idoles de Mai 68 : Mao Tsé-toung, qui, avec sa Révolution culturelle, vient d’envoyer à la mort des millions de Chinois.

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