JEAN-CHRISTIAN PETITFILS
“LA VERTU DE L’HISTOIRE DE FRANCE EST DE MONTRER QUE NOTRE PAYS A CONNU PIRE”
Passionné d’histoire des idées politiques et auteur de biographies de référence des rois de France du Grand Siècle, Jean-Christian Petitfils publie une volumineuse synthèse de l’histoire de France. Près de 1 200 pages pour raconter 1 200 années du passé français : un livre qui s’inscrit sans fard dans la tradition du « roman national ». PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN SÉVILLIA
Il a publié plus de trente livres d’histoire et de science politique. Une oeuvre colossale que ce multidiplômé (sciences politiques, droit public, histoire-géographie) a longtemps poursuivie en parallèle à une carrière privée dans le secteur bancaire. Fait rare, la qualité de ses travaux, fondés sur d’authentiques recherches dans les archives, a conduit Jean-Christian Petitfils, qui était au départ un historien du dimanche, à jouir de la même légitimité qu’un professeur d’université. D’abord auteur de monographies d’histoire des idées (La Droite en France, Le Gaullisme, Les Socialismes utopiques), il s’est ensuite orienté vers l’étude de l’Ancien Régime avec, notamment, une série de biographies des rois Bourbons (Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI) qui l’ont rendu célèbre. Sortant de sa spécialité, il a également publié une biographie de Jésus qui a été un best-seller et qui a suscité de nombreux débats dans les milieux chrétiens. Avec son Histoire de la France, Jean-Christian Petitfils réalise un projet dont il rêvait depuis dix ans.
Votre Histoire de la France est peu ou prou votre trentième livre. Etait-ce un projet ancien que vous avez longtemps mûri ? Il arrive un moment où l’historien, après avoir écrit un certain nombre d’ouvrages, est tenté par ce genre de synthèse qui permet de suivre les vastes mouvements de l’histoire à travers les siècles. Mais, pour cela, il est nécessaire de prendre de la hauteur et de mûrir le projet. J’ai commencé à songer à écrire une histoire de France après la parution en 2008 de mon Louis XIII, qui était ma troisième biographie d’un grand roi après Louis XIV et Louis XVI, mais je n’ai commencé à prendre la plume qu’à l’été de 2014, ayant fini d’écrire mon livre sur Louis XV. Cette Histoire de la France
représente par conséquent trois ans et demi de travail.
Vous revendiquez la formule de « roman national ». Mais peut-on faire de l’histoire scientifique en recourant à ce terme de « roman » ?
On peut certes se contenter de faire une histoire scientifique et universitaire de la France, mais on ne saisit pas, avec cette approche, ce qu’est l’âme de la France. Car l’histoire de notre pays, c’est aussi la beauté de ses paysages, de ses villages, de ses églises, de ses cathédrales, « notre dame la France » ou « la Madone aux fresques des murs », comme disait de Gaulle. Sans trahir la vérité et les acquis de la recherche, une bonne histoire joue également sur la corde de l’imaginaire. Il importe d’allier, en quelque sorte, le souffle de Michelet et la science de l’école des Annales. Sans emboucher les trompettes d’un patriotisme cocardier, il n’y a rien de honteux à demander à l’histoire de transmettre un amour vrai, profond et sincère du pays. Pour aimer la France, disait la philosophe Simone Veil, il faut sentir qu’elle a un passé.
L’Histoire mondiale de la France publiée l’an dernier sous la direction de Patrick Boucheron se flatte au contraire de tourner le dos au roman national. Pourquoi cette déconsidération du récit historique et, concomitamment, du cadre national chez beaucoup d’historiens ?
C’est un phénomène complexe où plusieurs éléments se conjuguent. Le sentiment de déclin de la France après la Seconde Guerre mondiale. Les séquelles de la guerre d’Algérie qui ont légué à toute une génération un sentiment de culpabilité né de l’histoire de la colonisation. La construction européenne qui a fait croire que les Etatsnations pouvaient être dépassés. Les crispations politiques plus récentes liées à la quasi disparition du gaullisme comme force politique et, de l’autre côté, de la gauche patriote. L’accaparement du thème de l’identité nationale par l’extrême droite et parfois la droite qui, par contrecoup, a provoqué le rejet d’une histoire nationale qui faisait autrefois consensus. Et enfin l’affirmation d’un contre-modèle pernicieux fondé sur le multiculturalisme et le communautarisme, qui réduisent notre héritage à un vague vivreensemble qui est en réalité le contraire de notre histoire.
Pierre Nora lançait récemment cet avertissement dans les colonnes du Figaro Magazine : « La dictature de la mémoire menace l’Histoire. » Partagez-vous ce jugement ?
Oui. L’instrumentalisation du devoir de mémoire par la morale veut réduire notre destin à un affrontement manichéen des forces du Bien et du Mal, et faire de l’histoire →
→ un champ de repentance permanent, dans le registre convenu de l’indignation, de la compassion et du dolorisme. Je n’ignore rien des pages noires de notre passé, mais on ne peut pas prendre en permanence le point de vue des victimes pour récrire toute l’histoire.
Il y a dix ans, la France s’était divisée à l’occasion d’un grand débat sur l’identité nationale. Quels sont, selon vous, les grands traits de l’identité nationale française ?
N’en déplaise à certains, il existe une identité nationale française, qui est une identité ouverte, et qui, mis à part quelques périodes sombres, a nourri le génie de notre pays. Dans mon livre, j’ai essayé de montrer que la France s’est bâtie sur quelques piliers fondateurs. J’en dénombre cinq, même s’il serait possible d’en énumérer davantage. Premièrement, un Etat-nation souverain et centralisé, dont la langue française est un facteur structurant, même s’il est apparu relativement tard puisque la France du peuple a longtemps parlé des langues régionales et des patois.
Deuxièmement, un Etat de justice au service du bien commun. Ce caractère n’est pas donné à tous les pays puisque l’Angleterre ou les Etats-Unis se sont plutôt construits sur le thème des libertés de l’individu. Au fil du temps, ce pilier de la justice a évolué vers la notion de justice sociale. Troisièmement, un Etat laïque aux racines chrétiennes. La laïcité, dans cette perspective, n’est pas seulement la laïcité de 1905, c’est aussi le combat qui a été mené par les rois de France pour éviter au pouvoir sacerdotal d’envahir le pouvoir politique.
Quatrième pilier, un Etat marqué par des valeurs universelles. Ce trait est fondamental : la France n’est pas un petit pays marginal sur la scène mondiale, c’est un grand pays marqué et porté par des valeurs à vocation universelle. Hier la chrétienté, quand la France était considérée comme la fille aînée de l’Eglise ; aujourd’hui les droits de l’homme, en dépit des dérives qui peuvent résulter d’un certain droitde-l’hommisme. Demain, peut-être, ce sera l’écologie planétaire où, là aussi, la France peut prendre la tête d’une cause mondiale. En bref, la France a toujours porté un idéal même si, ne soyons pas hypocrites, l’exaltation de la nation se profile vite derrière ces valeurs universelles. Cinquième pilier, enfin, un Etat multiethnique mais assimilateur. La France n’est pas une ethnie, bien sûr, mais la nation s’est forgée à partir de provinces dont les cultures étaient extrêmement diverses, puis, à l’époque moderne, en assimilant des individus venus d’un peu partout. Mais ces cinq piliers, aujourd’hui, se lézardent.
Toute histoire a un début. Pourquoi faites-vous commencer votre
Histoire de la France en 841 ?
Le samedi 25 juin 841 a lieu dans le pays d’Auxerre une bataille fratricide qui oppose les petits-fils de Charlemagne. Une stèle érigée en 1860 par Napoléon III commémore l’événement : « La victoire de Charles le Chauve sépara la France de l’empire d’Occident et fonda l’indépendance de la nationalité française. » Pour moi, c’est le point de départ, prélude au traité de Verdun qui, en 843, attribue à Charles le Chauve la Francie occidentale, soit une grande part de la France actuelle. La France ne naît pas avec Vercingétorix ni avec Clovis, mais du partage de l’Empire carolingien et de la volonté des derniers carolingiens et des premiers capétiens d’édifier un royaume chrétien. Ce nouveau royaume s’est édifié, évidemment, en inscrivant dans son corpus mémoriel des figures du passé, Clovis, Pépin le Bref ou Charlemagne. Quant au sentiment national, il n’apparaît que beaucoup plus tard. Un de ses premiers repères est la bataille de Bouvines, en 1214, mais encore cela ne concerne-t-il que la France du Nord.
Vous êtes spécialiste de l’Ancien Régime. Mais y a-t-il d’autres périodes de notre histoire qui vous passionnent ?
Avant d’aborder et d’approfondir l’étude du Grand Siècle, je m’étais intéressé à la bataille des idées politiques, de la Révolution à nos jours, dans le sillage de François Furet, René Rémond, Raoul Girardet, Jean Touchard, et j’avais écrit plusieurs ouvrages de synthèse sur la droite, l’extrême droite, le gaullisme, les socialismes utopiques. Dans mon
Histoire de la France, j’ai pu intégrer les réflexions que j’ai tirées de cette étude.
Pouvez-vous citer trois moments glorieux de l’histoire de France ? Et trois pages sombres ?
Trois ? Dans les deux cas, on pourrait en citer bien davantage. Pour l’aspect glorieux, mais je dirais plutôt harmonieux, je retiendrai le beau XIIIe siècle, la France de Saint Louis : c’est la période de construction des cathédrales, une époque de foi profonde, sereine, et le règne d’un roi splendide, Louis IX. Ensuite la période Louis XIV : le zénith de la puissance et du rayonnement culturel et artistique de la France, même s’il y eut des aspects négatifs comme la révocation de l’édit de Nantes ou la traite négrière. Et troisième choix, à l’époque moderne, la brève présidence de Georges Pompidou, qui représente la volonté d’allier la grandeur de la France, sa transformation en grande nation industrielle et le bonheur des Français.
Quant aux pages sombres, je citerai les périodes où la légitimité du pouvoir central a traversé une crise. L’époque du traité de Troyes, en 1420, quand la France est occupée, dépecée, et livrée à l’autorité anglaise. Ensuite la période de la huitième guerre de Religion, quand le pays est abandonné aux luttes de factions, chaque camp, dans cette guerre civile, ayant ses extrêmes qui cherchent des appuis à l’étranger. Troisième exemple, à l’époque moderne, l’histoire tragique du régime de Vichy, où les rares éléments initiaux de souveraineté laissés par l’armistice sont engloutis par la collaboration, le jeu trouble de Laval et de Darlan, la coopération d’une partie de la police et de l’administration dans la déportation des Juifs, les exactions criminelles de la Milice. Mais ces trois pages sombres ne peuvent faire oublier une quatrième : la Terreur de 1793-1794, ce régime totalitaire contredisant non →
N’en déplaise à certains, il existe une identité nationale française
→ seulement le message des droits de l’homme de 1789, mais toute la tradition française d’équilibre des pouvoirs, car la monarchie classique a connu une forme d’équilibre des pouvoirs.
Si toute histoire a un début, elle a aussi une fin : la France peut-elle mourir ? Quelles sont vos raisons d’inquiétude sur son avenir ? A contrario, quels sont vos motifs d’avoir foi en l’avenir du pays ?
La France peut mourir et, à l’échelle des temps cosmiques, c’est même une certitude. C’est pourquoi il ne faut pas faire de la nation un absolu. La France est une communauté naturelle nécessaire et bienfaisante, mais pas une idole. A l’évidence, ses piliers fondateurs, aujourd’hui, sont attaqués, érodés. Là encore, les facteurs négatifs sont nombreux et divers. Evoquons la dérive des institutions de la Ve République, notamment avec le quinquennat. Les excès de la construction européenne qui, n’ayant pas voulu s’arrêter à une Europe des nations, a accouché d’un système bancal faisant coexister un mécanisme fédéraliste et une logique d’accords entre Etats, compromis insatisfaisant qui conduit une large partie des opinions publiques, dans les grands pays fondateurs de l’Union, à rejeter l’Europe. Citons encore les excès de la décentralisation, et je ne parle pas seulement de la Corse. La montée de l’islamisme radical. La perte de maîtrise de nos frontières. L’échec relatif de l’assimilation, dès lors qu’une part grandissante de la jeunesse d’origine immigrée refuse de se reconnaître comme française, ce qui devient très préoccupant. Et la division profonde entre la France des élites et la France périphérique. J’ajouterai en dernier une crise que nul n’évoque : notre recul démographique.
Ce tableau négatif est à compenser par la liste des atouts de la France. Notre pays est la sixième puissance économique du monde. Il possède un siège au Conseil de sécurité des Nations unies, et demeure une puissance nucléaire majeure. La France dispose d’ingénieurs de très haut niveau, de laboratoires de pointe, d’une recherche scientifique excellente, d’un système de santé envié. Notre pays possède un rayonnement considérable dans le monde. Quand surviennent des attentats à Paris, toute la planète entre en ébullition. Notre pays est encore la première destination touristique au monde.
Il suffirait de peu de choses pour modifier la donne : supprimer les 35 heures, encourager la création de grandes PME exportatrices, rétablir l’école dans sa mission fondamentale de transmission des savoirs. Et, pour les Français, changer de mentalité en renonçant à la sinistrose… La vertu de l’histoire de France, c’est de permettre de comprendre que, malgré la gravité de la crise actuelle, notre pays a connu pire.
■ PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN SÉVILLIA Histoire de la France. Le vrai roman national, de Jean-Christian Petitfils. Fayard, 1 152 p., 29 €.