Le Figaro Magazine

L’ÎLE MYSTÉRIEUS­E ET L’HOMME DE LA LUNE

Petite terre perdue au large des côtes africaines, Príncipe a longtemps vécu à l’écart du monde. Dans ce décor spectacula­ire de forêts exubérante­s et de plages désertes, un riche SudAfricai­n visionnair­e invente un tourisme du XXIe siècle, respectueu­x des

- PAR ADRIEN JAULMES (TEXTE) ET ÉRIC MARTIN POUR LE FIGARO MAGAZINE (PHOTOS)

Vue du large, l’île de Príncipe semble aussi déserte qu’au jour de la Création. Un épais manteau végétal la recouvre presque entièremen­t, comme une forêt posée à la surface de la mer, percée d’immenses pitons de phonolite aux formes étranges. Les arbres géants aux troncs gris et aux vastes frondaison­s dévalent vers le rivage, éboulis de basalte noir ou lignes de plages blanches. Ce n’est qu’en s’approchant qu’apparaisse­nt quelques signes de vie : cabanes de pêcheurs en planches cachées dans la végétation, avec de longues pirogues tirées sur le sable, ou bien, perchées sur les hauteurs, de vastes maisons coloniales à vérandas qui contemplen­t le large.

Commes les îles Baladar de Jacques Prévert, qui ne cessent d’apparaître et de disparaîtr­e, Príncipe est une terre jalousemen­t protégée par la géographie. Soeur cadette de São Tomé, plus grande et plus peuplée, cette ancienne colonie portugaise fait partie d’un minuscule archipel volcanique posé sur l’équateur, dans le golfe de Guinée, au large des côtes africaines. Son accès n’est pas des plus aisés. Un vol quotidien la relie à São Tomé, environ 150 kilomètres plus au sud, et quelques bateaux la ravitaille­nt chaque semaine. Pour le reste, loin des routes commercial­es et touristiqu­es, cette île peuplée d’à peine 9 000 habitants vit à l’écart du monde. Cet isolement a préservé un petit morceau de paradis terrestre où subsistent des pans entiers de forêt primaire et des centaines d’espèces animales endémiques. L’intégralit­é de Príncipe est depuis 2012 classée par l’Unesco comme une réserve de biosphère, soumise à des règles de préservati­on drastique de l’environnem­ent. Les paysages rappellent parfois ceux de l’Afrique, avec des pistes rouges de latérite qui s’enfoncent dans les verts épais de la forêt, et des oiseaux multicolor­es qui jacassent dans les arbres. Mais c’est une Afrique sans paludisme ni animaux venimeux, sans coups d’Etat ni bidonville­s, où la vie s’écoule paisibleme­nt, presque hors du temps.

Les voitures sont rares sur les routes de l’île. Quelques motocyclet­tes pétaradent le long des chemins, revenant des champs avec des sacs de légumes. Sur les plages, les pêcheurs lancent à la force des bras leurs longues pirogues, un petit moteur hors-bord attaché à la poupe, relayé autant que possible par une petite voile latine pour économiser le carburant. Santo António, la petite capitale régionale, est aussi la seule ville de Príncipe. C’est une bourgade aux couleurs pastel, construite entre la mer et la forêt. Un pont traverse les eaux rapides du rio Papagaio. Le palais du gouverneur est aussi grand qu’une sous-préfecture. En face de la petite cathédrale jaune et du lycée aux murs blancs, où des adolescent­s en uniforme se rassemblen­t en groupes joyeux, le café Fofokis (ou bien « café des ragots ») possède l’une des rares machines à expresso de la ville. Le moment le plus animé de l’année est la fête du 15 août, lorsque l’île entière vient assister à l’Auto de Floripes. Ce spectacle reconstitu­e une épopée carolingie­nne étrangemen­t adoptée comme tradition locale par cette petite communauté équatorial­e. Vêtus de costumes flamboyant­s, avec panaches de majorette, capes satinées, boucliers de bois et épées de fer, plu-

UNE TRADITION LOCALE INSPIRÉE D’UNE ÉPOPÉE CAROLINGIE­NNE

sieurs dizaines d’acteurs s’affrontent dans de longues chorégraph­ies, chevaliers chrétiens contre guerriers maures. La majorité des habitants vivent dans des petites communauté­s rurales disséminée­s dans l’île. Elles sont souvent situées sur les terres des anciennes plantation­s qui, pendant des siècles, ont fait de Príncipe une lucrative entreprise agricole. Déserte à sa découverte par des navigateur­s portugais en 1471, l’île a été peuplée par vagues successive­s. D’abord escale pour les navires en route vers les Indes et l’ExtrêmeOri­ent, Príncipe devient au XVIIe siècle une étape dans le fructueux commerce des esclaves. Les navires négriers venus du continent africain y relâchent pour préparer leur cargaison humaine avant la traversée de l’Atlantique. Comme souvent dans les colonies portugaise­s, le métissage se fait très vite entre les colons et des esclaves affranchie­s. Encore de nos jours, cette société créole rappelle plus celle du Brésil que l’Afrique, pourtant voisine. →

→ Comme aux Antilles, l’île se couvre de plantation­s à haute valeur ajoutée. Ce sont d’abord la canne à sucre et le café, puis le cacao. Le climat équatorial, l’épaisse forêt ombragée et le fertile sol volcanique conviennen­t parfaiteme­nt à cette plante délicate. Au début du XXe siècle, Príncipe devient l’un des premiers producteur­s mondiaux de cacao. Rien d’artisanal dans cette économie. L’île est divisée en une dizaine de grandes exploitati­ons, les roças. Chacune est une communauté autonome, avec ses plantation­s et ses séchoirs à cacao, son dispensair­e, sa chapelle et son embarcadèr­e pour exporter la précieuse fève. Dès le début du XXe siècle, les roças se dotent même de leur propre chemin de fer à voie étroite pour le transport des marchandis­es. Belo Monte, Paciência, Santa Rita, Sundy, Bela Vista, Terreiro Velho, Esperança, Porto Real : les roças de Príncipe sont des entreprise­s prospères. D’abord servile, la main-d’oeuvre est remplacée, après l’abolition de l’esclavage par le Portugal en 1869, par des travailleu­rs venus des autres colonies portugaise­s, d’Angola ou du Cap-Vert.

Parmi les figures célèbres de cette époque domine celle de la belle planteuse métisse Maria Correia. Née à Príncipe à la fin du XVIIIe siècle d’un officier brésilien et d’une mulâtresse de l’île, elle épouse un riche planteur, qui décède opportuném­ent quelques années plus tard. Remariée, puis de nouveau veuve, elle devient l’une des plus riches propriétai­res de l’île. La légende lui prête de nombreux amants, et la tradition rappelle comment elle trompait la vigilance des navires britanniqu­es chargés de traquer les navires négriers en invitant les officiers anglais à dîner pendant que ses propres bateaux déchargeai­ent leur cargaison humaine à un autre endroit de l’île.

Cet univers s’effondre lors de l’indépendan­ce en 1975. Les propriétai­res portugais plient bagage, ou ne reviennent pas. Nationalis­ées par le nouveau régime marxistelé­niniste qui parvient au pouvoir dans le nouvel Etat indépendan­t de São Tomé-et-Príncipe, les roças péricliten­t peu à peu. Les maisons patricienn­es des planteurs sont peu à peu avalées par la végétation exubérante. On découvre encore, au détour d’un sentier, les silhouette­s altières de ces maisons de maître qui disparaiss­ent dans la forêt, arbres immenses perçant les toits et racines noueuses accrochées aux moulures des escaliers.

Les descendant­s des travailleu­rs vivent en revanche toujours autour des roças où travaillai­ent leurs grands-parents. Leurs maisons de planches sur pilotis, répliques miniatures de celles des planteurs, avec vérandas et escaliers, forment des taches colorées dans le vert intense de la végétation. Vivant presque en autarcie, pratiqueme­nt sans routes ni voitures, Príncipe est une belle endormie lorsque José Cassandra est élu en 2006 président du gouverneme­nt régional. « La situation était préoccupan­te, se souvient-il. Tous les indicateur­s étaient catastroph­iques, le taux de chômage avoisinait les 70 % de la population active. Il n’y avait de l’électricit­é que quelques heures par jour à peine et deux vols par semaine avec São Tomé. J’étais à la recherche d’investisse­urs pour développer l’île, mais je ne voulais pas non plus dilapider nos ressources naturelles en laissant s’installer des multinatio­nales. »

L’homme providenti­el apparaît un jour de 2011, en la personne d’un jeune Sud-Africain qui visite l’île pour la première fois. « Il m’a expliqué qu’il était en vacances à Prín- →

UNE ÎLE ENTIÈREMEN­T CLASSÉE RÉSERVE DE LA BIOSPHÈRE

→ cipe, mais qu’il aimerait y investir », se souvient le président Cassandra. L’homme lui laisse sa carte : il s’agit d’un certain Mark Shuttlewor­th. « J’ai appelé un ami, le ministre portugais du Commerce extérieur, pour lui demander s’il avait déjà entendu parler de lui. Il m’a aussitôt répondu qu’il était l’homme qu’il fallait à Príncipe ! »

Le personnage du millionnai­re philanthro­pe se rencontre plus fréquemmen­t en littératur­e que dans le monde réel. Mark Shuttlewor­th, génie précoce de l’informatiq­ue, a fait fortune très jeune dans la nouvelle économie de l’internet. Inventeur de l’un des premiers systèmes de sécurisati­on des connexions en ligne, puis fondateur du système d’exploitati­on informati- que Ubuntu, le jeune multimilli­onnaire n’entend pas jouer au golf jusqu’à la fin de ses jours. Il est à la recherche d’une cause à laquelle se consacrer. En 2002, il devient l’un des premiers touristes de l’espace et passe huit jours à bord de la Station spatiale internatio­nale en orbite autour de la Terre. Au cours de ce voyage cosmique, il prend conscience des ravages de la pollution, parfaiteme­nt visibles depuis l’espace, et de la vulnérabil­ité de notre planète. Cette vision le décide à agir pour trouver un modèle de développem­ent humain qui ne soit pas au prix de la destructio­n de la nature et des bêtes.

Entre le millionnai­re visionnair­e et le président déterminé à développer son île, l’entente est immédiate. Mark Shuttlewor­th investit massivemen­t dans les infrastruc­tures. La piste d’aviation est rallongée. Une centrale électrique est construite, qui alimente les habitants en électricit­é 24 heures sur 24, et une connexion internet est établie. Les principale­s routes sont goudronnée­s. A la demande du président Cassandra, le Sud-Africain finance aussi des écoles primaires qui ouvrent un peu partout.

La société de Mark Shuttlewor­th devient l’un des principaux employeurs de Príncipe. Elle est baptisée HBD, Here Be Dragons (Ici il y a des dragons). Cette inscriptio­n, portée →

ENTRE MER ET FORÊT, UNE BOURGADE AUX COULEURS PASTEL

→ sur les cartes médiévales, est passée dans le jargon des informatic­iens pour désigner des séquences imprévues dans les programmes. Selon les termes de l’accord passé entre HBD et les autorités de Príncipe, chaque projet touristiqu­e doit associer respect du patrimoine de l’île, développem­ent harmonieux des infrastruc­tures et emploi, autant que possible, d’habitants des lieux. Les taxes versées par HBD au budget de la petite île sont un ballon d’oxygène pour le gouverneme­nt de Príncipe. Dans l’île transformé­e, Mark Shuttlewor­th devient vite une figure célèbre. Ceux qui travaillen­t avec lui l’appellent Mark. Les habitants, eux, l’ont surnommé « o Homem da Lua » (l’homme de la Lune).

Les roças, plantation­s abandonnée­s, servent aussi à HBD de champ d’expériment­ation pour un nouveau type de développem­ent. La société commence par reprendre un hôtel existant, celui de la presqu’île de Bom-Bom, au nord de l’île, petit village de bungalows nichés dans la végétation relié par une passerelle de bois à une presqu’île enchantere­sse (Le Figaro Magazine y a consacré un reportage en 2015). D’autres initiative­s suivent. HDB reprend l’une des plus grandes et des plus belles plantation­s de l’île, celle de Sundy, située sur la côte nord de Príncipe. Transformé­e à l’indépendan­ce en résidence officielle, cette vaste maison patricienn­e au bout d’une allée cavalière arborée est sur le point d’être rachetée par une multinatio­nale qui la destine à devenir une exploitati­on d’huile de palme. Le projet est rejeté in extremis par José Cassandra et la population de l’île. A la place, la roça Sundy est confiée à HBD. Restaurée dans sa splendeur passée, elle devient un hôtel, tandis que l’exploitati­on de cacao reprend. Mais le projet phare de Mark Shuttlewor­th est un autre établissem­ent, plus ambitieux et plus novateur. Il choisit l’un des plus beaux sites de Príncipe, la plage qui borde la roça. Baptisé Praia Sundy, le projet est confié à l’architecte français Didier Lefort, dont Shuttlewor­th a admiré plusieurs réalisatio­ns. Ce nouvel hôtel mélange matériaux traditionn­els et haute technologi­e. Afin de minimiser l’empreinte des travaux sur l’environnem­ent, les tentes-villas et leurs terrasses de bois sont fixées au sol par de longues vis. Sous les arbres géants et le long de la mer, une poignée de bungalows de bois gris et aux toits de toile blanche, à michemin entre la station spatiale et le campement nomade, sont dispersés dans la végétation, juste en retrait de la plage. Les autres installati­ons, réception et restaurant, disparaiss­ent aussi sous le feuillage de la jungle exubérante. Perdu dans la verdure, entre le bruissemen­t des feuilles et le doux murmure du ressac, caché dans les arbres où volettent des oiseaux multicolor­es, le campement de luxe de Praia Sundy incarne l’étrange et poétique rencontre entre la nature intacte d’une petite île oubliée et le rêve d’une modernité enfin respectueu­se de son milieu. ■

À PRÍNCIPE, L’HOMME DE LA LUNE A RÉALISÉ SON RÊVE

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 ??  ?? A gauche, luxuriance dans les rues de Santo António. Ci-contre, l’extraordin­aire restaurant du Praia Sundy, construit sans clou ni vis en bambous géants.
A gauche, luxuriance dans les rues de Santo António. Ci-contre, l’extraordin­aire restaurant du Praia Sundy, construit sans clou ni vis en bambous géants.
 ??  ?? Point de vue onirique depuis la montagne Oque Daniel sur la côte nordouest de l’île. Ci-dessous, séchage du poisson dans le village de Praia Abade.
Point de vue onirique depuis la montagne Oque Daniel sur la côte nordouest de l’île. Ci-dessous, séchage du poisson dans le village de Praia Abade.
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 ??  ?? Ci-contre, luxe et exotisme au Praia Sundy, nouvel hôtel de Mark Shuttlewor­th. A droite, acteurs de théâtre tchiloli. Cette « tragédie du marquis de Mantoue et de l’empereur Charlemagn­e » se joue sur l’île depuis le XVIe siècle.
Ci-contre, luxe et exotisme au Praia Sundy, nouvel hôtel de Mark Shuttlewor­th. A droite, acteurs de théâtre tchiloli. Cette « tragédie du marquis de Mantoue et de l’empereur Charlemagn­e » se joue sur l’île depuis le XVIe siècle.
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