AMBASSADE D’ALLEMAGNE, UNE RÉSIDENCE IMPÉRIALE
L’hôtel de Beauharnais a été entièrement restauré par les soins de l’Allemagne qui en est le propriétaire intermittent depuis 1818. Retour sur un lieu qui a été le témoin d’une histoire tourmentée et fête son bicentenaire sous le signe de la réconciliation.
La table du déjeuner est dressée au premier étage dans le Salon cerise, avec vue sur la Seine en crue. On y arrive par un escalier en pierre qui passe sous un tableau panoramique d’Hubert Robert, aussi haut et large qu’un écran de cinéma. Dans l’antichambre, c’est Louis XVIII en pied, manteau d’hermine déployé, empli de majesté bourbonienne, qui nous accueille, cadeau du monarque constitutionnel au roi Frédéric-Guillaume III de Prusse, qui acheta l’hôtel de Beauharnais le 18 février 1818. Partout, les dorures sont éclatantes, les tissus moirés et neufs, les lustres refaits, les polychromies originales parfaitement restituées : depuis 2004, l’Allemagne a engagé une campagne de restauration de l’hôtel de Beauharnais pour célébrer, en cette année 2018, le bicentenaire de son ambassade. Le prince Eugène de Beauharnais avait lui aussi une attache germanique. A 24 ans, ce fils adoptif de l’Empereur épousa la princesse Augusta-Amélie de Bavière. C’était en 1806 - trois ans après l’acquisition de l’hôtel particulier qui porte son nom. Il y habitera peu, et laissera sa soeur Hortense et sa mère Joséphine entreprendre de coûteuses transformations, au point de déclencher la colère de Napoléon. Après les Cent-Jours, il s’installa à Munich sous la protection du roi de Bavière, et vendit son hôtel particulier au roi de Prusse.
Deux cents ans plus tard, Nikolaus Meyer-Landrut, actuel ambassadeur d’Allemagne, reçoit donc dans cet hôtel particulier qui en a vu de toutes les couleurs. Le faste des lieux ne ressemble en rien aux codes de la nouvelle Allemagne. L’esprit de la démocratie allemande d’après-guerre a banni l’autocélébration architecturale, et renié du pouvoir ses pompes et ses fastes. Les gouvernements de Bonn puis de Berlin ont voulu depuis soixante-dix ans des ministères ternes, des ambassades modestes et invisibles, des officiants aussi rigoureux techniquement qu’effacés politiquement. En dehors de la Mannschaft et de Mercedes, pas d’impérialisme. Ce fut le cas à Washington de l’ambassade construite dans les années 1950, ou encore de l’immeuble de bureaux de l’ambassadeur, avenue Franklin-Roosevelt, qui est, lui aussi, en travaux.
Nikolaus Meyer-Landrut parle la langue de Molière
avec autant d’aisance que celle de Goethe, et il incarne parfaitement l’esprit de cette RFA dans laquelle il est né. Fils d’un père estonien et d’une mère ayant migré tôt d’Allemagne de l’Est, il n’a pas les lettres de créance aristocratiques de ses lointains prédécesseurs, appointés par les rois et les empereurs, puis par la république de Weimar, mais il a la simplicité, le sens de l’humour, et surtout la confiance totale de la chancelière →
→ Angela Merkel, qui vient de conclure, après des mois de négociations tenaces, sa nouvelle coalition. Européen militant, il a appris le français par conviction fédéraliste. Entré dans le cabinet d’Angela Merkel, après l’échec du projet de Constitution européenne, il a joué à ses côtés les facilitateurs d’une relation franco-allemande remplie de malentendus. Car il faut beaucoup d’obstination, de part et d’autre, pour faire tenir cette « alliance incertaine », si bien décrite par l’historien Georges-Henri Soutou à propos des projets de convergences stratégiques et militaires envisagés dans les années 1950 et 1960. De Gaulle l’a voulue, Adenauer y était presque prêt. Cela a donné le traité de l’Elysée, en 1963. Mais il n’y eut jamais vraiment de « Françallemagne », car il fallait pour cela convaincre Bonn de mettre à distance la tutelle de Washington. Depuis, l’entente est passée par des effusions lyriques et des agacements homériques. Tant il est difficile de combiner des cultures aussi différentes, le jacobinisme dépensier des Gaulois et le parlementarisme décentralisé des Germains.
L’impossibilité de réussir ce couple autosuffisant donne son véritable sens à la construction européenne et sa fameuse méthode communautaire. « Il n’y aurait pas d’Union européenne sans entente franco-allemande, mais il n’y aurait pas d’entente franco-allemande s’il n’y avait pas d’Union européenne ! » faisait-on déjà observer à Bruxelles dans les années 1980. « Nous sommes dans une période postwestphalienne ; nos députés et nos gouvernements échangent directement, mais ce qui se passe dans nos pays respectifs a une telle im-
L’AMBASSADE D’ALLEMAGNE, LIEU DE MÉMOIRE DU PREMIER EMPIRE...
portance que l’ambassade reste très nécessaire pour informer et expliquer », avance l’ambassadeur, qui cite à titre d’exemple le traitement de la crise des migrants par Angela Merkel l’Allemagne, en effet, « est un pays de réfugiés, rompu à l’accueil, depuis l’après-guerre, qu’il s’agisse des 12 millions d’expulsés de Prusse orientale ou des 450 000 Croates en 1992 ». Aujourd’hui, l’ambassadeur regarde de près la future loi immigration portée par Gérard Collomb. « Cette loi a pour nous une importance majeure », ajoute l’ambassadeur. « Décrypter le système français en Allemagne, et le système allemand en France est une activité à temps plein », insiste celui qui avait contribué à organiser la tournée en France de Peter Hartz, à l’origine des réformes du marché du travail votées sous Gerhard Schröder.
Elève studieux, l’ambassadeur a décidé de voyager
un jour par semaine dans un département différent, pour comprendre nos territoires. « Chaque génération d’ambassadeurs doit rafraîchir ses contacts, rapprocher de nouvelles forces vives et je ne veux pas voir la France seulement depuis Paris. » Nikolaus Meyer-Landrut est bien placé pour jouer les médiateurs. Il a connu auprès d’Angela Merkel des négociations marathons avec les équipes de Nicolas Sarkozy sur la crise grecque ou italienne, et sur la réforme de la Banque centrale européenne – une époque où certains, à l’Elysée, s’arrachaient les cheveux face à l’intransigeance des « casques à pointe ». Un compromis sera finalement trouvé en décembre 2011, sous la forme d’un traité de la zone euro où l’Allemagne fait de vraies concessions. Il a aussi joué les intercesseurs pendant le quinquennat de François Hollande, et noué à cette occasion des relations très cordiales avec le futur président, Emmanuel Macron. Quel que soit l’interlocuteur politique, Meyer-Landrut doit tenter de répondre à Berlin avec des arguments précis chaque fois qu’on lui dit « ces Français ne sont pas sérieux ». Il doit aussi expliquer ici que la gouvernance allemande est « moins inflexible qu’on ne le pense ».
Aujourd’hui, l’ambassadeur peut célébrer le maintien de la chancelière au pouvoir, et la réussite de l’accord de coali- →
→ tion entre le SPD et la CDU. Et pendant qu’il multiplie les briefings, on croise de temps en temps ses petits-enfants qui glissent entre les commodes Empire, les canapés aux motifs inspirés de la campagne d’Egypte. Des petits Franco-Allemands, car l’ambassadeur a rencontré sa future femme sur les bancs de la Sorbonne, et ils ont acheté une maison dans le Berry. « Notre fils travaille à Paris, et nous envoie ses enfants le mercredi après-midi », confie l’ambassadrice.
Vu de l’extérieur, l’hôtel de Beauharnais est un bâtiment discret, à deux pas de l’Assemblée nationale. Les travaux importants de restauration sont salués par l’architecte des Monuments historiques, Benjamin Mouton, qui se félicite « des conditions de travail idéales pour cet écrin parfaitement reconstitué du style Empire ». Il est devenu le siège tourmenté puis apaisé d’une difficile diplomatie allemande en France pendant plus de cent quarante ans, de la fin de l’Empire aux débuts de la Ve République.
C’est en 1818 que le roi de Prusse fait l’acquisition de l’hôtel particulier qu’il occupait depuis la défaite de l’Empereur, en
BISMARCK Y EST BRIÈVEMENT AMBASSADEUR, ET NE S’Y PLAÎT PAS
1815. Il ne lui échappe pas qu’en 1814 le duc de Wellington a racheté le palais Borghèse, près de l’Elysée, qui est devenu la résidence officielle de l’ambassade d’Angleterre. Piqué par ce défi, Frédéric-Guillaume III achète l’hôtel de Beauharnais, qui jouit en outre d’un accès à la Seine, pour donner à la jeune Prusse un prestige au moins égal à celui de la vieille Angleterre. Rien que de très logique, car le sentiment national allemand se forme sur les décombres de l’Empire. Et acheter ce joyau du « style Empire » correspond aux canons architecturaux et décoratifs qui inspirent toute l’Europe, et notamment les cours germaniques.
Acquise après l’une des plus douloureuses défaites françaises,
l’ambassade a été le témoin, parfois, de nos affinités électives, mais très souvent de nos antipathies définitives. Un siècle après son acquisition, ce sera au tour de la France de fêter la victoire de 1918. Elle n’est d’ailleurs devenue ambassade officielle de Prusse qu’en 1862. Moment choisi par Otto von Bismarck pour y exercer brièvement la charge d’ambassadeur, entre mai et septembre, avant de devenir ministre-président de Prusse. « On pourrait être partout à la forêt ou à la campagne. Tout est tourné vers le nord, est froid et humide, sent le renfermé et le cloaque », écrit-il dans une missive à son épouse. « Beaucoup pensent qu’il voulait la dissuader de le rejoindre », nous dit l’ambassadeur, en bon diplomate. Bismarck avait-il un faible pour « les petites femmes de Paris » ? Ou ressentait-il une répulsion instinctive à l’égard d’un pays rival ? Il reviendra seulement une fois, en juin 1867, avec l’empereur Guillaume Ier, pour as-
sister à l’Exposition universelle. Le contexte est tendu : après la défaite de l’Autriche à la bataille de Sadowa, Napoléon III découvre sur le tard la dangereuse puissance prussienne, qu’il a trop sous-estimée. Il est invité à la réception de l’hôtel de Beauharnais, qui a lieu après celle de l’ambassade austro-hongroise et celle de Russie. « Vers 23 heures, grosses bousculades : l’empereur arrive avec l’impératrice. Pendant ce temps, Bismarck se tient près du tonneau de bière dans le jardin », écrira un diplomate à l’époque, sans révéler le secret de leur conversation. Ce sera la dernière fête allemande à Paris avant longtemps. L’ambassade est inoccupée pendant la guerre de 1870. Réinvesti par les diplomates allemands deux ans plus tard, l’hôtel de Beauharnais est désormais scruté par la presse et le milieu politique. Aucune personnalité allemande n’est autorisée à s’y rendre. On signale le passage sous une fausse identité de Louis II de Bavière, en 1874, puis la visite incognito de l’impératrice Frédéric, mère de Guillaume II. La revanche est dans toutes les têtes à Paris, et seul le président Carnot se rendra à l’ambassade, en 1890. En →
→ 1914, les lieux sont à nouveau évacués. L’hôtel particulier ne rouvrira ses portes que dix ans plus tard, après l’occupation de la Ruhr par la France.
Tout se complique à nouveau à partir de 1933. L’ambassadeur Roland Köster tente de contourner les directives de mise à pied des collaborateurs juifs ; et il ne hisse pas tout de suite le nouveau drapeau orné d’une croix gammée. En 1936, son successeur, Johannes Von Welczeck, n’a plus les mêmes réticences. On voit à l’ambassade le couple germanophile Edouard VIII et Wallis Simpson accueilli par un salut nazi sur le perron, ou encore la cinéaste Leni Riefenstahl. En 1938, l’ambiance déjà lourde touche à la tragédie quand Ernst vom Rath, troisième secrétaire à l’ambassade d’Allemagne, est assassiné dans son bureau par un militant juif antinazi, Herschel Feidel Grynszpan. Hitler saisit ce prétexte pour déclencher le surlendemain, le 9 novembre, les pogroms antisémites de la Nuit de cristal. Et il prend la peine de venir jusqu’à Paris pour assister à la cérémonie funéraire dans un temple protestant, accompagné de hauts dignitaires nazis.
Dix mois plus tard, l’ambassade est à nouveau évacuée après la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne du 3 septembre 1939. En juin 1940, la capitulation française ouvre l’ère de la collaboration. Hitler nomme Otto Abetz, un francophile fin connaisseur des lettres françaises, pour prêcher l’idée d’une grande réconciliation culturelle franco-allemande dans le milieu intellectuel. Il s’acquitte par ailleurs avec zèle de sa tâche de « mise en sécurité des biens juifs ». Même si Berlin demande que les oeuvres spoliées ne soient pas visibles à l’ambassade, on croise, entre autres, des tableaux d’Horace Vernet ou le bureau de Metternich, qui proviennent de la collection des Rothschild au château de Ferrières. Abetz reçoit à l’ambassade écrivains et acteurs. Non sans un certain succès. Il entraîne en 1941 Robert Brasillach, Pierre Drieu la Rochelle, Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau et Ramon Fernandez dans un voyage officiel à Berlin pour y rencontrer Hitler, scènes fort bien décrites par François Dufay dans Le Voyage d’automne.
DEPUIS 1968, ON Y CÉLÈBRE ENFIN LA RÉCONCILIATION
En 1945, Abetz est fait prisonnier,
et l’ambassade est reprise par la France. L’Allemagne ne retrouve pas de représentation permanente avant 1955, après que la RFA est finalement reconnue nation à part entière. On nomme un consul général. Mais l’hôtel de Beauharnais reste à la disposition du gouvernement français, qui y installe plusieurs ministères, avant de le rattacher à Matignon. C’est finalement la politique gaullienne de réconciliation avec l’Allemagne de l’Ouest qui précipite la restitution de l’ambassade à la RFA, en 1961. « Un cadeau en échange du renoncement à toute demande de restitution des biens confisqués. Depuis, l’Allemagne n’a pas de titre de possession notarié, même si elle est mentionnée dans le traité de Versailles », sourit l’ambassadeur. Depuis 1989, l’Allemagne réunifiée a récupéré les immeubles appartenant à l’ex-RDA. Pour célébrer son retour dans l’hôtel de Beauharnais, Bonn lance une première campagne de restauration au début des années 1960. L’ambassade sera finalement inaugurée en présence du général de Gaulle, le 3 février 1968. Ce jour-là, « on a enlevé le portrait de Bismarck ». Il n’a pas été remis… ■
« Le style empire, l’hôtel de Beauharnais à Paris », sous la direction de Jörg Ebeling et Ulrich Leben, Ed. Flammarion, 344 p., 125 €.