22 Vu de l’étranger... L’Ulster
La frontière extérieure de l’Union européenne passera-telle demain au milieu de la mer d’Irlande entre les deux îles britanniques ? Au coeur des âpres négociations sur le Brexit, le gouvernement de Theresa May et la Commission européenne achoppent notamment sur le futur statut de l’Ulster. En théorie, l’Irlande du Nord, qui appartient au Royaume-Uni, devrait rompre les amarres avec l’UE en mars 2019 dans les mêmes termes que la Grande-Bretagne. Pourtant, Michel Barnier, qui mène les négociations du divorce au nom de l’UE, a expliqué que l’Irlande tout entière, Eire et province de l’Ulster associées, constituerait demain une seule et même « aire réglementaire commune ». Donc, ipso facto, l’Irlande du Nord demeurerait dans l’Union européenne tandis que le reste du Royaume-Uni lui tournerait le dos. L’audace du négociateur en chef européen a provoqué une réponse cinglante du Premier ministre britannique : pas question de toucher à « l’intégrité constitutionnelle du Royaume-Uni », a tempêté Theresa May. Et vendredi 2 mars, lors d’un long discours consacré aux perspectives de l’après-Brexit, elle est revenue sur le sujet. « En tant que Premier ministre de l’ensemble du Royaume-Uni, a-t-elle déclaré, je ne veux pas que notre départ de l’Union européenne remette en cause les progrès historiques obtenus en Irlande du Nord ; et je n’autoriserai rien non plus qui puisse porter atteinte à notre précieuse Union. » Tout le dilemme du gouvernement britannique se trouve dans cette phrase. Dans l’accord du Vendredi saint signé en avril 1998, qui mit fin à trente ans d’attentats et d’assassinats causant près de 3 500 morts en Ulster et en Grande-Bretagne, la question de la
Les deux économies ont beaucoup à perdre d’un retour des contrôles
frontière avec la République d’Irlande avait été réglée en l’ouvrant et en laissant une libre circulation totale. Depuis lors, quelque 30 000 personnes, salariés et étudiants, passent quotidiennement d’un pays à l’autre – surtout dans le sens Eire-Ulster car le salaire moyen est plus élevé au nord qu’au sud. Tout rétablissement des contrôles à la frontière aurait donc un double effet négatif. Politiquement, il pourrait rouvrir la plaie nord-irlandaise et le conflit entre les protestants unionistes attachés à la Grande-Bretagne – et partenaires dans la majorité de Theresa May – et les catholiques du Sinn Fein partisans d’une unification irlandaise. Economiquement, il mettrait en difficulté des dizaines de milliers de travailleurs frontaliers, dont de nombreux enseignants, et causerait un grave problème aux sociétés et aux écoles qui les emploient. La branche nord-irlandaise du FSB, la fédération des petites entreprises, a déjà exprimé publiquement ses inquiétudes sur un éventuel « durcissement » de la frontière.
De son côté, Michel Barnier s’est défendu d’avoir voulu provoquer Londres. Pour lui, sa proposition n’était que la conséquence des discussions de décembre dernier, où la partie britannique avait souligné son intention de ne pas rétablir une frontière en bonne et due forme. Malicieux, le négociateur européen s’est étonné que Londres n’ait toujours pas formulé de solution viable, hormis quelques suggestions purement technologiques, du type portiques électroniques, tout à fait insuffisantes pour fonder un règlement définitif.
Cet épineux dossier est scruté de près par une troisième partie : la République d’Irlande. A Dublin, on s’inquiète des prises de position souvent contradictoires des leaders conservateurs britanniques. Boris Johnson, ministre des Affaires étrangères, n’a-t-il pas prédit la semaine dernière une frontière « dure » entre les deux Irlandes avec des contrôles renforcés ? Theresa May a rectifié en parlant d’une frontière « soft ». Mais la cacophonie demeure. Et, au sud comme au nord, on sait que les deux économies ont beaucoup à perdre d’un Brexit mal négocié. JEAN-MARC GONIN