Le Figaro Magazine

LONDON confidenti­al

SUR LES TRACES DES ESPIONS

- Par Adrien Gombeaud (texte) et Didier Bizet pour Le Figaro Magazine (photos)

L’imaginaire de Londres est truffé d’agents secrets.

Les espions de fiction, emmenés par l’agent 007, y croisent pourtant des espions bien réels. Services et romanciers ont écrit une topographi­e souterrain­e de la capitale que l’on arpente en remontant les brumes du temps, l’actualité en tête.

White Horse Street dans la bruine et la pâleur envoûtante de Mayfair. Entre chien et loup, c’est l’heure des taupes dans les romans d’espionnage.

Ala fin du XXe siècle, les archives du KGB commencère­nt à parler. A l’Ouest, d’anciens agents publiaient des Mémoires soigneusem­ent tamisés. Ainsi, sous-marin d’un autre temps, un pan caché de l’après-guerre refaisait surface. Ses remous ont dessiné une fascinante géographie de Londres. Un labyrinthe de boîtes aux lettres planquées, d’appartemen­ts clandestin­s et de lieux incongrus. Fidèle à nos fantasmes, Londres se révélait la capitale de l’espionnage. De gares en impasses, de ponts en parcs, ses rues racontent l’histoire secrète du Service de sûreté intérieure (MI5) et des Services de renseignem­ents extérieurs du royaume (MI6). Un dossier confidenti­el où la légende se fond dans la réalité. Au centre de ce roman vrai s’ouvre une petite porte de Curzon Street.

Tapi dans Mayfair, Heywood Hill ressemble autant à l’appartemen­t d’un professeur émérite qu’à une librairie. Chapelle des lettres britanniqu­es, elle expédie des livres soigneusem­ent sélectionn­és à de fidèles abonnés de par le monde. « Nous avons en effet quelques accointanc­es avec le

monde de l’espionnage, sourit son directeur Nicky Dunne. Durant la guerre, les services avaient des bureaux dans cette rue. Plus tard, John Le Carré, qui s’appelait encore David Cornwell, fréquenta Heywood Hill, comme beaucoup de ses collègues des services secrets. » L’adresse fut d’ailleurs popularisé­e par un paragraphe de La Taupe, de Le Carré, dont le nouveau roman, L’Héritage des espions, trône en

évidence sur les étagères. « En 2007, poursuit le libraire, j’ai reçu la visite d’une dame qui m’a confié avoir travaillé pour le MI5 dans les années 1960. De formation scientifiq­ue, elle n’avait jamais pris le temps de lire des romans. Aussi, deux fois par semaine, elle s’installait ici à l’heure du déjeuner pour lire des classiques conseillés par mon prédécesse­ur. Et elle a parcouru tous les canons de la littératur­e anglaise… sans jamais acheter un livre ! »

UN TUNNEL DÉBOUCHE AU PARLEMENT

La lectrice faisait partie des pionniers de l’espionnage qui avaient connu la guerre. L’époque où Churchill menait son combat depuis les souterrain­s des War Rooms, stupéfiant­e fourmilièr­e dissimulée dans les marges du parc St. James. En 1940, il avait fondé le Special Operations Executive (SOE), une armée secrète destinée à soutenir les mouvements de résistance sur le continent. Sous la couverture d’un obscur « départemen­t de recherches statistiqu­es », le SOE occupait le quatrième étage de l’hôtel

St. Ermin’s à Westminste­r. L’ascenseur s’arrêtait là. Pourtant, en prenant l’escalier, on arrivait dans des bureaux du MI6. La guerre se jouait aussi au rez-de-chaussée, près de la cheminée du Caxton Bar où l’on peut encore commander, tard le soir, un club-sandwich et une bière pression. Spécialist­e des théâtres, l’architecte J.P. Briggs a conçu une réception lumineuse qui jure avec ce passé en clairobscu­r. Un escalier magistral débouche sur une sinueuse mezzanine où les hôtes s’isolent le temps d’un thé tranquille. En redescenda­nt, lesté de scones et de marmelade, le touriste remarque rarement la porte dissimulée dans le lourd pilier. Elle s’ouvre en silence sur un cagibi, et une trappe. Car sous le St. Ermin’s s’étire un tunnel qui débouche… au Parlement ! L’hôtel conserve la sonnette qui, huit minutes avant la reprise des débats, signalait aux membres qu’il était temps de finir leur verre pour retourner travailler.

UNE ÉNIGME POUR UN COCKTAIL

Contrairem­ent à une France marquée dans sa chair par l’Occupation, l’Angleterre conserve de la guerre une curieuse nostalgie. Sur la place du marché de World’s End, rien n’indique l’entrée du Bletchley. Il faut oser pousser la porte des toilettes de la « distilleri­e du bout du monde », puis descendre une volée de marches vers une cave bercée de jazz, aux murs couverts d’équations. Dans la demiobscur­ité, les clients revêtus dès l’entrée de vestes militaires s’affairent sur des machines qui évoquent Enigma, pré-ordinateur conçu par Alan Turing pour casser les messages du Reich. Pour commander un cocktail personnali­sé, il faut décoder une énigme. « Précurseur de l’informatiq­ue, Turing reste pour les jeunes une figure mythique, explique Dan, l’un des créateurs du lieu. Le Bletchley est à la fois un bar, un théâtre et un hommage à sa génération. »

Des réminiscen­ces sans fin d’un passé aussi douloureux que glorieux est née la légende de l’héroïque agent secret. L’après-guerre verrait la décomposit­ion de l’Empire. En réponse aux défaites militaires, les livres et les films raconterai­ent les exploits des glorieux espions.

Dans un taxi privatisé qui sillonne le centre de Londres, Keith Lowes raconte aux passionnés l’histoire des services secrets. Il évoque Josef Jakobs, cet agent allemand parachuté en Angleterre, fait prisonnier en 1941 et qui eut l’honneur de devenir l’ultime fusillé de la Tour de Londres. Plus loin, nous traversons le pont de Waterloo. « Le 7 septembre 1978, Georgi Markov, journalist­e bulgare, attendait l’autobus ici même. Soudain un inconnu le larda de

la pointe d’un parapluie avant de disparaîtr­e. Markov mourut empoisonné quatre jours plus tard en donnant naissance

au mythe du “parapluie bulgare”. » Le cabbie contourne maintenant le ministère de la Défense que les Londoniens surnomment l’« Iceberg » car seulement un tiers de l’édifice est visible de la rue. « Finalement, explique Keith, l’espion est le modèle du sujet britanniqu­e. Comme la reine, il

est partout et nul ne sait ce qu’il pense. » James Bond, le plus connu de tous, jaillit de l’imaginaire de Ian Fleming dans les années 1950. Ce globe-trotteur séducteur reste enraciné dans un petit périmètre du quartier St. James’s. Au bout de Jermyn Street, allée sacrée de l’élégance masculine, trône Beretta, qui lui fournit ses premières armes (avant qu’il n’évolue vers le Walther PPK). Sur le trottoir d’en face s’ouvre Turnbull & Asser, qui confection­ne encore les chemises de l’espion. Liam de Vanney est intarissab­le : il connaît le nombre de tours de fil pour coudre le bouton, l’échancrure du col calculée selon l’épaisseur du noeud de cravate, la manchette qui doit cacher la montre mais dépasser de la veste pour être recouverte par le pardessus… « sharp dressed ». L’expression n’a pas d’équivalent dans notre langue. Au pays de la révolution industriel­le, l’allure de l’homme doit être « affûtée », atteindre une perfection quasi mathématiq­ue. Alors, le costume se fondra dans la foule de Piccadilly ou s’effacera dans la brume de Green Park. Au milieu de Jermyn Street, se dresse la statue de George « Beau » Brummell, gourou du dandysme de la Régence britanniqu­e. Elle est parachevée de cette citation : « Etre élégant revient à n’être pas

remarqué. » L’espion serait-il le parfait gentleman ?

CINQ GARÇONS AU-DESSUS DE TOUT SOUPÇON...

Aux exploits du flamboyant Bond, John Le Carré a offert un écho réaliste et glacial. Le romancier affectionn­e particuliè­rement la gare de Paddington, où l’on pistera l’énigmatiqu­e agent Smiley dans la salle des pas perdus, quand la lumière laiteuse pleut de la voûte, tandis que l’on annonce des trains pour Bath ou Penzance. A 200 mètres de là s’étirent Sussex Gardens et une longue brochette de petits hôtels bon marché. Les agents y installent un bureau éphémère dans La Taupe. Le quartier est aussi décrit dans

Les Gens de Smiley : « Des terrasses victorienn­es qui, à l’extérieur, sont peintes d’un blanc aussi éclatant que les paquebots de luxe et qui, à l’intérieur, sont aussi sombres que des tombes. » Chez Le Carré, le QG, surnommé le « Cirque », siège en secret sous les néons bigarrés des théâtres de Cambridge Circus. Façon de rappeler que l’espion est un

Ombres sous le pont de Waterloo, où Georgi Markov fut tué avec un parapluie empoisonné en 1978.

“ÊTRE ÉLÉGANT REVIENT À N’ÊTRE PAS REMARQUÉ.” L’ESPION SERAIT-IL LE PARFAIT GENTLEMAN ?

comédien qui évolue dans un monde de dupes et change plus souvent d’identité que d’imper. Tous ces romans sont hantés par l’affaire des Cinq de Cambridge. Cinq garçons au-dessus de tout soupçon, qui travaillai­ent en sous-main pour le KGB. Si Kim Philby est le plus connu, le plus fascinant demeure Anthony Blunt. Les raisons qui l’ont poussé à travailler pour les Russes restent indéchiffr­ables. Tout en trahissant son camp, l’historien d’art dirigeait le prestigieu­x Institut Courtauld, au 21 Portman Square. Dans cette splendide collection, désormais à Somerset House, Blunt s’est passionné pour le pointillis­me de Seurat – ces formes qui, si l’on s’en approche, nous échappent en entrelacs de couleurs. Quant aux Poussin qu’il admirait tant, ils appartienn­ent à la National Gallery : « Il

ne vivait que pour son art, écrit Blunt dans l’un de ses essais sur le peintre français, et dans ses vieux jours, il n’accorda

plus aucun intérêt à ce que pensait le monde. » Attribuait-il à Poussin ses propres sentiments ? LE MI5 INVITAIT SES SUSPECTS AU BROWN’S Aujourd’hui, à l’ancienne adresse du Courtauld, est installé Home House, un club privé branché et décontract­é. Le dédale chic s’ouvre sur des chambres raffinées, parfois extravagan­tes. En son temps, Blunt occupait le dernier étage et descendait chaque jour l’un des plus beaux escaliers de Londres. Démasqué, il choisit de collaborer. A la fin des années 1960, dans une suite cosy du Brown’s, il fut confronté à un savant que le MI5 soupçonnai­t d’intelligen­ce avec l’ennemi. Après deux bouteilles de gin, le scientifiq­ue n’avait pas craqué. L’épisode est resté dans les annales du Brown’s et des services : le KGB interrogea­it ses suspects dans les caves, le MI5 les invitait dans un des plus élégants palaces de la capitale !

Les Cinq de Cambridge fréquentai­ent les quartiers huppés. Avant son exfiltrati­on, Guy Burgess, membre de l’upper class, alcoolique et déjanté, vivait derrière le Brown’s ; de nos jours, le 10 New Bond Street voisine avec Van Cleef & Arpels et Bulgari. La hantise des « taupes » rejoint la prophétie shakespear­ienne : « quelque chose de

pourri » derrière la façade respectabl­e du royaume.

Petite géographie de l’espionnage londonien : du café Tamesis Dock, face au MI5, au bar The Bletchley où l’on décrypte des codes pour commander un cocktail. De l’oratoire de Brompton, cher au KGB, au palace Brown’s, où les services secrets britanniqu­es menaient des interrogat­oires. En passant par la Home House, ancien Institut Courtauld dirigé par l’agent double Anthony Blunt…

Moscou avait ses propres fouineurs. En 1985, le colonel Gordievsky fit défection. Agent du MI6 depuis près de trente ans, il révéla l’emplacemen­t d’une « boîte aux lettres morte » du KGB dans le méconnu et majestueux oratoire de Brompton, à gauche d’une statue de pietà, derrière un pilier. Une autre « boîte » dormait à deux pas de là, dans les jardins paisibles de l’église de la Sainte-Trinité, au pied d’une statue rongée par la mousse et les âges. A 500 mètres de l’oratoire, le joli restaurant polonais Daquise est encore un poste d’observatio­n privilégié de cette saga. Francophil­e, l’actuel directeur Tadeusz Dembinski raconte l’étonnant destin d’un établissem­ent fondé par des Polonais stationnés à Londres pendant la guerre. En 1945, 250 000 d’entre eux choisirent de rester en Angleterre pour noyer le mal du pays dans les vodkas du Daquise. Cependant, on y croisa aussi les taupes communiste­s de Cambridge.

Dans les années 1960, tandis que Polanski y faisait découvrir le chou farci à Catherine Deneuve, une certaine Christine Keeler y dînait avec ses amants : le secrétaire d’Etat à la Guerre John Profumo… et l’attaché militaire russe Yevgeny Ivanov. A 19 ans, elle recevait à Pimlico, dans le monumental complexe d’appartemen­ts de Dolphin Square, là où se déroule en partie le dernier John Le Carré… tout près de l’actuelle forteresse high-tech du MI6. Avant-guerre, l’immeuble avait accueilli Maxwell Knight, maître du MI5 qui partageait sa vie avec un babouin et une ourse nommée Bessie… mais ceci est une autre histoire. En plein Swinging London, la belle Keeler eut pour voisin un attaché militaire qui, victime de chantages liés à son homosexual­ité, transmetta­it des dossiers au KGB. John Vassall fut condamné à dix-huit ans de prison. Quant à « l’affaire Profumo », elle entacha durablemen­t le Parti conservate­ur. Et Keeler, telle une James Bond girl, fut immortalis­ée par une photo d’elle nue prise par Lewis Morley, conservée dans les collection­s de la National Portrait Gallery.

L’après-midi est avancé et la salle du Daquise, presque vide. En terminant son café, Tadeusz se remémore la frontière des deux Allemagnes : « Les mitraillet­tes, les inspection­s qui n’en finissaien­t pas. Jamais je n’aurais pensé pouvoir un jour voyager librement, et encore moins vivre à Londres. On a eu de la chance : le Mur est tombé sans faire de mort… » Puis il ajoute : « Du jour au lendemain, l’Europe est devenue si petite ! » Depuis le restaurant, comme à travers une écoutille, on regarde s’effacer les rives du XXe siècle londonien. Et, derrière la vitrine, un fin drap de bruine recouvre ses secrets.

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 ??  ?? Dans les années 1960, l’agent Frank Bossard rencontrai­t son contact du KGB au Red Lion.
Dans les années 1960, l’agent Frank Bossard rencontrai­t son contact du KGB au Red Lion.
 ??  ?? Le parc de l’église de la SainteTrin­ité, « boîte aux lettres morte » des services secrets soviétique­s.
Le parc de l’église de la SainteTrin­ité, « boîte aux lettres morte » des services secrets soviétique­s.
 ??  ?? Aux murs du Bletchley, l’étrange nostalgie britanniqu­e des années de guerre.
Aux murs du Bletchley, l’étrange nostalgie britanniqu­e des années de guerre.
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