LES POSSESSIONS DE LA COURONNE
A une semaine du mariage de Harry et Meghan, qui sera célébré le 19 mai en la chapelle Saint-Georges de Windsor, c’est l’occasion de redécouvrir le Londres royal. Celui qui appartient, de près ou de (très) loin, à Elisabeth II et à sa famille.
Pour les ornithologues, ce cygne qui évolue avec superbe sur la Tamise n’est qu’un palmipède de l’ordre des ansériformes, un peu plus allongé et suffisant que la moyenne. Pour les Britanniques, c’est un animal royal. Au sens propre : selon une loi datant du Moyen Age, tous les cygnes qui naissent dans le royaume appartiennent ipso facto à Sa Majesté, laquelle porte d’ailleurs le titre délicieusement suranné et franco-anglais de « Seigneur of the Swans » (en anglais, cygne se dit swan). Pour les couver et les choyer, la reine dispose de deux fonctionnaires appointés, le « Warden of the Swans » et le « Marker of the Swans », respectivement, le surveillant et le marqueur des cygnes. Chaque année, en juillet, selon un rituel immuable très apprécié des badauds, ils endossent leur plus belle livrée pour recenser les cygnes de Londres et les marquer d’une encoche sur le bec. Si le recensement (hautement symbolique) des volatiles est aisé, il est plus compliqué de faire le décompte exact de toutes les possessions d’Elisabeth II. Elle n’en manque pas, même si la presse lui en attribue souvent plus qu’il n’est raisonnable : on ne prête qu’aux riches… LA FAMILLE ROYALE : LA « FIRME », SELON GEORGE VI Il faut dire que la gestion de « The Firm » (La Firme, ainsi que George VI, père de la régnante actuelle, appelait la famille royale) s’avère aussi difficile à comprendre
que la plomberie ou la tuyauterie insulaire (tous les continentaux ayant fait l’expérience de la douche outreManche saisiront cette métaphore de salle de bains). Pour éviter de dommageables confusions, il faut établir un distinguo initial entre les biens du Crown Estate (Domaine de la Couronne), organisme qui gère les actifs associés et hérités de la monarchie, mais qui transfère ses recettes au Trésor public, et ce qui appartient en propre à Elisabeth II. Le Crown Estate, l’un des plus grands propriétaires fonciers de Grande-Bretagne (1), est particulièrement bien implanté à Londres, sous forme de bureaux, commerces et monuments historiques. Outre l’hippodrome d’Ascot ou l’ambassade d’Israël, cette institution – étroitement surveillée et chapeautée par le gouvernement – peut se targuer de posséder et d’exploiter Regent Street, qui court sur 2 kilomètres entre Oxford Circus et Piccadilly Circus, une portion de la City et la majeure partie du centre-ville, avec le quartier de Saint-James’s arrondissement, Pall Mall et Jermyn Street (le nec plus ultra de la mode pour gentlemen). Un Monopoly des plus rentables et des plus fructueux, vu le prix du mètre carré londonien !
L’ÉTAT EST LE GESTIONNAIRE DE SES BIENS
On l’aura compris : c’est l’Etat qui est le principal bénéficiaire du Crown Estate, même s’il en reverse une fraction substantielle aux Windsor (2). Ce « deal » est ancien
et ne choque personne. Dans Elisabeth II. La vie d’un monarque moderne (Editions des Equateurs), Sally
Bedell Smith en retrace la genèse : « Lors de son invasion en 1066, Guillaume le Conquérant s’était attribué de nombreuses propriétés privées. Les monarques suivants firent de même et saisirent tour à tour des terres en Ecosse, au pays de Galles et en Irlande, afin de récompenser leurs plus fidèles sujets. Le « Domaine de la Couronne » se composait alors de vastes propriétés à la fois urbaines et rurales. Lorsque George III accéda au trône en 1760, ces propriétés ne procuraient plus autant de revenus qu’auparavant. Il passa donc un accord avec le Parlement pour que les dividendes reviennent à l’Echiquier (Trésor public) en échange d’une rente annuelle fixe appelée “liste civile” ». In fine, grâce à ce tour de passe-passe d’un pragmatisme des plus anglo-saxons, la souveraine ne coûte pas plus de 75 centimes par an et par habitant, mais en rapporte cinq fois plus au ministère des Finances. Surtout lorsqu’un mariage royal se profile, comme celui de Harry et Meghan, le 19 mai prochain, événement aussi médiatique que commercial, catalyseur de fétichisme et de consommation (via les produits dérivés).
Crown Estate mis à part, reste la cassette privée – non négligeable – de Son Altesse Royale. Sa fortune personnelle serait de 450 millions d’euros. L’essentiel est constitué de ses deux propriétés de Balmoral (en Ecosse) et de Sandringham (dans le Norfolk). On notera, à l’usage des esprits chagrins et jaloux, que cette somme ne la place qu’à la 300e place des personnalités les mieux dotées du pays. Selon la London School of Marketing, le compte des Beckham (le footballeur David et l’exSpice Girl Victoria), chiffré à 500 millions d’euros, est plus fourni. Ce qui ne les place pas, eux (contrairement aux « Royals »), sous le feu des critiques et des sarcasmes : comme s’il était plus légitime et respectable de s’enrichir avec ses pieds plutôt qu’avec son sang ! Outre les deux châteaux précités, la reine a hérité d’un trésor qui fait saliver les philatélistes du monde entier : la collection des timbres-poste de la famille royale. Elle a été initiée par son grand-père George V à la fin du XIXe siècle. Un passionné et un connaisseur, qui n’hésitait pas à acheter des modèles rares et chers. Comme le Post Office Mauritius Two Pence de 1847, qui lui coûta 1 450 livres sterling lors d’une vente aux enchères (où il intervenait anonymement) en 1904. Un débours faramineux pour l’époque. Au point que le Times s’en fit l’écho. Son secrétaire particulier, au fait du hobby de son maître, vint trouver le roi en se gaussant : « J’ai lu dans le Times d’aujourd’hui qu’un homme a payé plus de 1 400 livres pour acquérir un timbre dans une vente privée. Quel fieffé imbécile ! » Et George V de rétorquer : « Le fieffé imbécile, comme vous dites, c’est moi » (3).
UNE COLLECTION DE TIMBRES QUI FAIT RÊVER
La Royal Philatelic Collection, non accessible au public, sauf pour des expositions temporaires (mais jamais dans son entier), est conservée dans une aile du palais SaintJames. Michael Sefi, gardien du temple depuis quinze ans, a consenti à nous ouvrir ses portes, non sans exiger que nous nous présentions en costume-cravate. A la fois conseiller et conservateur, ce philatéliste che-
vronné détaille la prestigieuse collection, soigneusement classée sur des rayonnages, dans une pièce à l’hygrométrie et à la température ad hoc : « Elle est divisée en trois parties, correspondant aux monarques les ayant acquis : les albums rouges pour George V, les albums bleus pour George VI et les albums verts pour Elisabeth II. J’ignore moi-même combien de timbres il y a. Mais, pour vous donner un ordre d’idée, nous avons 328 albums rouges de 55 pages chacun ; comme chaque page comporte une vingtaine de timbres, je vous laisse faire le calcul (ndlr, 360 800). » La valeur globale varie en fonction des sources, mais la plus fiable reste celle de la Royal Mail (l’équivalent de La Poste) en 2000 : 80 millions de livres. « Cela étant dit, note Michael Sefi, toute estimation sérieuse et marchande est impossible : pour ce faire, il faudrait que la collection soit mise en vente, ce qui ne figure pas au programme ! Je peux simplement vous dire que le seul Post Office Mauritius Two Pence de 1847 est assuré à hauteur de 3,5 millions de livres lors des expositions… »
UN DUCHÉ POUR SES FINANCES PRIVÉES
Elisabeth II a aussi droit à ses finances privées : le Privy Purse (bourse privée), appellation imagée qui provient du gousset brodé que portait naguère le trésorier du monarque à la Cour. Cette « cagnotte » est constituée des revenus tirés du duché de Lancaster. 18 433 hectares disséminés au nord-ouest de l’Angleterre, au pays de Galles et à Londres. Un patrimoine d’environ 475 mil-
lions d’euros qui génère 15 millions d’euros annuels au profit de sa détentrice. En effet, depuis 1399, ainsi que l’exige la tradition, le duché de Lancaster sert à régler les dépenses personnelles de l’occupant(e) du Trône, qui en est propriétaire exclusif en tant que « duc de Lancaster » (on dit « duc » et pas « duchesse », même s’il s’agit d’une reine !). Dans le Central London, lui appartiennent entre autres, le Savoy Estate, terrain sur lequel on trouve le luxueux hôtel Savoy et la Queen’s Chapel of the Savoy, chapelle du Royal Victorian Order (ordre honorifique décerné depuis 1896 aux sujets ayant rendu un service émérite à la famille royale) et lieu fort prisé pour les mariages de la gentry.
COUTTS, LA BANQUE DE LA FAMILLE ROYALE
A ceux qui se poseraient l’insolente mais légitime question : « Que fait-elle de tout cet argent ? », direction le 440 Strand, QG de Coutts, la mythique banque des rich and
famous. Logo aux trois couronnes, façade de verre fumé, huissier-cerbère, atrium fleuri et marbré sur trois niveaux, restaurants et salons privatisés pour les VIP : fondé en 1692, le vénérable établissement en impose. Il faut dire que la condition requise pour l’ouverture d’un compte y est drastique : déposer un million de livres minimum. En aucun cas, on ne vous dira chez Coutts (y penser toujours, n’en parler jamais) que la famille royale est cliente, mais c’est un secret de polichinelle. Tracey Earl, l’archiviste de la banque, préfère nous parler de l’architecture (signée John Nash, le concepteur de Buckingham), et de la figure d’Angela Burdett-Coutts, philanthrope et mécène, amie de Charles Dickens et faite baronne par Victoria. « Après ma mère, la personne
la plus remarquable du royaume », disait d’elle Edward VII.
Afin de peaufiner cet inventaire (non exhaustif, on en conviendra volontiers), il faut également citer les biens dont la reine a la jouissance et l’usufruit (qu’elle a aussi la mission d’entretenir pour ses successeurs et la postérité). D’abord, les résidences officielles bien connues du public, utilisées par Sa Majesté ou les siens, comme les palais de Buckingham et de Saint-James, le château de Windsor ou Clarence House (habitée par Charles et Camilla). Ensuite, la fabuleuse Royal Collection, avec ses 7 000 tableaux, ses 30 000 aquarelles et dessins, ses statues, ses tapisseries, ses céramiques, ses mobiliers, etc. Sans parler des joyaux de la Couronne, attribut de la royauté autant que fierté de la nation. Mais cela est une autre histoire…
(1) Le portefeuille du Crown Estate est estimé à 10 milliards d’euros. Il englobe des terres (urbaines et rurales), 110 000 hectares forestiers ou agricoles, ainsi que 55 % du littoral britannique et les droits sur la pêche au saumon dans les rivières d’Ecosse !
(2) Depuis 2012, 15 % de ses revenus annuels sont alloués à la reine pour ses dépenses de fonctionnement (personnel et résidences). C’est ce qu’on appelle le Sovereign Grant, soit 45 millions d’euros par an pour Elisabeth II.
(3) Anecdote rapportée – entre autres perles et bons mots – par Stephen Clarke, dans Elizabeth II ou L’humour souverain (Albin Michel).