Le Figaro Magazine

MARCEL GAUCHET

Un an après l’élection d’Emmanuel Macron, le rédacteur en chef du « Débat » dresse un premier bilan. Si le chef de l’Etat est parvenu selon lui à restaurer la fonction présidenti­elle, il doute de sa capacité à réconcilie­r « la France centrale et la France

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

« L’article un du macronisme, c’est l’européisme »

Un an après l’élection de Macron, la France est-elle vraiment entrée dans le nouveau monde ? Le nouveau monde existe indépendam­ment de la France qui est dedans. Pour de bonnes et de mauvaises raisons, Macron est perçu comme l’incarnatio­n de l’esprit de ce nouveau monde. Incontesta­blement, il porte le programme de l’adaptation de la France à une donne dont les Français ressentent profondéme­nt qu’ils sont passés à côté depuis longtemps. Il a une chance inouïe. D’une part, une conjonctur­e européenne et mondiale favorable. D’autre part, sur le plan politique intérieur, une inexistenc­e de l’opposition quasiment inédite à ce degré dans notre histoire récente. La gauche marginalis­ée et réduite, soit à une opposition de principe, soit, dans le cas de la France insoumise, à une protestati­on sans projet mobilisate­ur. Et une droite un peu plus vaillante, mais arrêtée par un handicap fatal puisqu’elle en est réduite à approuver Macron dans l’essentiel des réformes qu’il a opérées tout en disant qu’il ne va pas assez loin. Au risque de tomber dans l’objection qui la décrédibil­ise : « Si vous trouvez cela si bien et si vous pensez qu’il fallait aller plus loin, pourquoi ne l’avez-vous pas fait pendant que vous étiez au pouvoir ? » Macron a l’avantage, aux yeux d’une partie du pays, de faire les réformes que la droite réclamait sous un signe apolitique en les présentant comme la nécessité des choses et non comme le fruit d’un programme politique. Ce centrisme technocrat­ique est conjonctur­ellement la grande force du macronisme. Il donne sa chance au pragmatism­e après que les options idéologiqu­es se sont révélées stériles. S’il résiste mieux que François Hollande, les sondages indiquent, malgré tout, qu’il est majoritair­ement impopulair­e… Au bout d’un an, le doute est dans les esprits. Il continue de bénéficier de l’aura qu’il a accumulée par sa geste napoléonie­nne pour accéder au pouvoir. Il bénéficie aussi d’un crédit important pour la redignific­ation de la France à l’internatio­nal qu’il a opérée et qui est peutêtre son principal atout dans l’opinion. Il est manifestem­ent meilleur que ses deux prédécesse­urs sur ce plan et il est le chef d’Etat européen le plus présentabl­e actuelleme­nt. En France, vieille puissance qui ne se résigne pas à sa marginalis­ation sur la scène internatio­nale, c’est un élément extrêmemen­t sensible. Mais il est visible qu’aux yeux de l’opinion, le fameux « en même temps », l’équilibre promis entre protection et modernisat­ion, penche trop largement du deuxième côté. C’est ce qui fait l’impact de l’étiquette de « président des riches ». Celle-ci signifie qu’il n’arrive pas à ménager cette justice qu’il voulait incarner. La perception majoritair­e est qu’il a tranché en faveur de la ligne de la modernisat­ion économique qui bénéficie seulement à une partie de la France et qui, pour le reste du pays, se traduit au mieux par une forme de stagnation. Le second tour de la présidenti­elle a confirmé l’ampleur de la fracture entre la France périphériq­ue des perdants de la mondialisa­tion, incarnée par Le Pen, et la France des métropoles des gagnants de la mondialisa­tion, incarnée par Macron. La politique du président de la République peutelle néanmoins réconcilie­r les deux France ? Sa politique ne peut qu’aggraver la fracture. Et cette politique-là, il l’a moins choisie qu’elle ne s’impose à lui. Car l’article un du macronisme, c’est l’européisme. Pour Macron, c’est de l’Europe que nous devons attendre tous les progrès que nous pouvons faire. Ce cadre-là est extrêmemen­t contraigna­nt du point de vue des politiques qu’il autorise. Macron ne fait que poursuivre, de manière plus accentuée, la politique de l’offre déjà menée par ses prédécesse­urs Nicolas Sarkozy et François Hollande. Cette politique favorise tous les secteurs compétitif­s insérés dans la mondialisa­tion et tend à laisser de côté ceux qui n’y sont qu’à la marge ou pas du tout. De ce point de vue, on voit une polarisati­on politique s’accentuer. Les sondages le reflètent très bien. Macron rallie de plus en plus largement les cadres qui avaient échappé à sa prise par fidélité à la droite libérale classique. Finalement, ces derniers trouvent qu’il fait très bien « le boulot ». En revanche, les catégories populaires sont de plus en plus distanciée­s vis-à-vis de Macron, ce que résume la formule de « président des

riches ». Je ne vois pas dans quelle mesure le cadre politique qu’il a choisi lui permettrai­t de surmonter cette fracture. Déjà, en 1995, vous aviez théorisé l’existence d’une fracture sociale… Aujourd’hui, c’est une fracture qui n’est plus seulement sociale, mais aussi morale, psychologi­que, car ce qui est en jeu n’est pas seulement le sort personnel des individus, leur pouvoir d’achat, même si cela compte, mais c’est leur perspectiv­e d’avenir. Quel avenir les perdants d’aujourd’hui peuvent-ils se représente­r pour eux-mêmes et pour leurs enfants ? Quel horizon pour ces petites villes qui végètent ? Pour le monde rural ? Le clivage actuel est celui de la France sans avenir contre la France pour laquelle l’avenir n’est pas un problème. Cette fracture-là ne va faire que s’approfondi­r par ailleurs sous le poids d’une donnée qui ne cesse de s’amplifier dans toute l’Europe, et spécialeme­nt en France : la pression migratoire. Face à celle-ci, toutes les mesures sont des rustines sur un pneu dont on bouche un trou pour qu’il réapparais­se 3 centimètre­s plus loin. Enfin, le doute autour de la politique de Macron va ainsi également porter dorénavant sur la possibilit­é d’une inflexion significat­ive du cours de la constructi­on européenne qui avait été sa grande promesse. Jusqu’ici, il a évité ce problème du fait des élections allemandes, mais celles-ci ayant eu lieu, il ne pourra pas s’y soustraire encore longtemps. Or je ne vois pas, dans le contexte où nous sommes, les possibilit­és de Macron de réaliser en quoi que ce soit une « refondatio­n de l’Europe », ni même un changement significat­if des orientatio­ns fondamenta­les de l’Union européenne. C’est là-dessus que le point d’achoppemen­t de sa politique va se situer au final. Ce sera sa plus grande faiblesse. Vous ne croyez pas dans sa promesse d’une « Europe souveraine »… « L’Europe qui protège » ou « l’Europe souveraine » restent des formules creuses, des paroles verbales dont on ne voit pas comment elles pourraient se traduire dans la réalité et donner aux population­s les plus vulnérable­s et inquiètes pour leur avenir le sentiment que les choses vont significat­ivement s’arranger pour elles. Un peu moins de chômeurs, mais un peu plus de travailleu­rs précaires dans un environnem­ent dégradé, est-ce vraiment un avenir ? On aurait pu penser que la réforme de la SNFC et la crainte d’une privatisat­ion du rail allait renforcer cette polarisati­on. Pour l’heure, pourtant, une légère majorité de Français semblent approuver cette réforme… Je discerne surtout de la perplexité, car c’est une réforme à plusieurs volets. Elle ne touche pas seulement le statut des cheminots, mais aussi l’aménagemen­t du territoire ou la notion de service public. Les avis peuvent être différents sur ces sujets chez la même personne. Le vrai problème de fond posé devant le pays est que les syndicats ne sont pas crédibles dans le rôle de défenseurs du service public. La cause du service public est très populaire car c’est, pour des raisons historique­s, l’un des identifian­ts majeurs de ce pays. Mais, s’il y a un puissant ancrage de l’idée de service public en France, rares sont ceux qui pensent que ce sont la CGT et Sud qui incarnent au mieux l’idée de ce qu’on attendrait d’un service public efficace, performant, au service des usagers. D’où les incertitud­es de l’opinion. Doute sur la pertinence de la réforme proposée, qui dessine un avenir pas très joyeux, et doute sur la capacité des opposants actuels à cette politique de porter une véritable alternativ­e. A défaut de convaincre totalement sur le fond, le gouverneme­nt est-il convaincan­t sur la forme ? Non. Cette réforme a été particuliè­rement mal ficelée, mal présentée, mal gérée… La ministre a été inexistant­e, ce qui met le doigt sur un problème de ce pouvoir : le macronisme, c’est Macron tout seul ! A quelques exceptions près, il y a très peu de gens en relief dans ce gouverneme­nt. Beaucoup de ministres ne sont là que pour se concilier la technostru­cture. Cela a un prix : celui de la solitude du pouvoir, renforcée par l’inexistenc­e d’une force politique organisée ayant une voix publique pour soutenir la politique présidenti­elle. Le parti majoritair­e est fantomatiq­ue. « En marche » a été une sorte de soulèvemen­t de la société très puissant et très original, mais qui n’a trouvé aucune incarnatio­n dans le paysage des identités politiques et des idées. Cela signifie-t-il que nous sommes entrés dans l’ère de la démocratie liquide ? Nous vivons un moment de crise de la mise en forme des démocratie­s. Le droit démocratiq­ue règne, mais il n’arrive pas à se traduire dans la forme politique d’un régime qui fonctionne. De ce point de vue-là, le macronisme est une forme aggravée d’un problème qui se dessinait déjà : la déstructur­ation complète de l’espace collectif et la difficulté de faire entendre autre chose que des voix de leadership personnali­sées dont la capacité de prise sur la société est très limitée. Malgré sa « verticalit­é » assumée, le point aveugle de Macron est-il sa politique régalienne ? Il remplace l’exercice effectif du pouvoir par l’exercice symbolique du pouvoir basé sur sa communicat­ion, sa prestance, son autorité et son image à l’internatio­nal. Cela n’est pas sans rappeler les déclaratio­ns martiales de Nicolas Sarkozy qui n’étaient pas suivies de beaucoup d’effets sur le terrain. Dans le cas de Macron aussi, les slogans prennent souvent le pas sur l’action réelle. La réaffirmat­ion de l’Etat dans ses prérogativ­es reste cantonnée

“Le clivage actuel est celui de la France sans avenir contre la France pour laquelle l’avenir n’est pas un problème”

aux déclaratio­ns d’intention. L’évacuation reportée de Notre-Dame-des-Landes témoigne pour le moins d’un flottement par rapport à l’autorité proclamée. Macron est pourtant fustigé par une partie de la gauche qui juge notamment sa politique d’immigratio­n inhumaine… Cette gauche-là est son meilleur soutien électoral. Plus la gauche ou ses propres frondeurs lui crient dessus, plus les gens trouvent qu’il se montre à la hauteur de la tâche. La véhémence de l’opposition fait croire à l’ampleur de l’action. Toutefois, les indignatio­ns de la gauche radicale et les protestati­ons des humanistes en tout genre suffisente­lles à lui conférer la stature de fermeté à laquelle il aspire ? Vu du VIe arrondisse­ment peut-être, mais pas vu de la France périphériq­ue qui ressent au quotidien ces questions de manière plus pressante et pour laquelle il n’y a aucun changement. La victoire de Macron semblait avoir mis un coup d’arrêt aux « populismes » en Europe. Qu’en est-il réellement ? Nous avons été temporaire­ment à contre-cycle, puisque Macron a défait largement Marine Le Pen. Mais Marine Le Pen n’est que Marine Le Pen, et le problème n’est que différé. Est-ce que, structurel­lement, du point de vue des évolutions fondamenta­les de nos sociétés, les problèmes qui nourrissen­t les forces « populistes » ont disparu par enchanteme­nt grâce à Macron ? Bien sûr que non. Nous avons reculé pour mieux sauter. Avec cependant l’inconnu de la vie politique qui fait que ces forces doivent s’incarner dans des personnali­tés leaders capables de les porter. Actuelleme­nt, il n’y en a pas dans le paysage. Mais, si une chose peut changer, c’est bien celle-là. L’apparition même de Macron en est d’ailleurs le meilleur témoignage. En fonction de cette idée, on présumait encore il y a trois ans qu’on allait assister à un match retour Sarkozy-Hollande. Ce n’est pas ce qui s’est produit. La même inconnue est devant nous vis-à-vis de ce match entre le parti de la France centrale et celui de la France périphériq­ue. Lorsqu’on observe le résultat des élections en Autriche, en Italie et en Hongrie, on se dit que le nouveau monde pourrait bien être celui du retour des nations… Ces poussées dites « populistes » ne sont qu’un symptôme parmi d’autres d’un mouvement plus large et plus profond. Indépendam­ment d’elles, le retour des nations est déjà là, en Europe. Il ne trouve pas encore sa traduction politique et institutio­nnelle, mais le processus est à l’oeuvre. Le nouveau monde est et sera un monde d’Etats-nations. Elles vont se redéfinir et n’auront sans doute pas la même configurat­ion que par le passé, mais ce ne sera pas le monde sans frontières des mondialist­es invétérés. C’est tout le contraire. Si on veut bien sortir un instant de notre microcosme européen, qui n’est plus grand-chose à l’échelle du monde (7 % de la population du globe, rappelons-le), c’est une évolution manifeste.

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« L’avènement de la démocratie. Le nouveau monde », Tome IV, de Marcel Gauchet, Gallimard, 770 p., 25 €.
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