Le Figaro Magazine

LECTURE / POLÉMIQUE

L’HOMME RESTE INDÉCHIFFR­ABLE

- Charles Jaigu

L’homme reste indéchiffr­able

Nous vivons une époque obsédée par les chiffres. Des publicatio­ns savantes s’en font souvent l’écho. Alain Supiot, professeur au Collège de France, avait fait date avec un gros livre intitulé La Gouvernanc­e par les nombres (Fayard). En exergue, il citait l’Ecclésiast­e : « Ce qui manque ne peut pas être compté.» Le débat démocratiq­ue ressemble souvent à une compétitio­n de graphiques, un assaut de statistiqu­es, un tournoi de nombres. Jusqu’à maintenant, ces chiffres sont restés au service d’un projet qui les dépasse : libéral ou anti-libéral, chacun avance avec ses données fétiches, accusant l’autre de tordre les faits. Mais la question qui monte, à la faveur de l’émergence irrésistib­le du big data et des algorithme­s rois, est plus angoissant­e. Nos sociétés humaines seront-elles bientôt gérées par des ordinateur­s divins ? Le livre de Pablo Jensen, physicien et chercheur au CNRS, répond d’emblée par son titre, et nous rassure : « La société ne se laisse pas mettre en équation »*. Après tout, on pourrait finir par le croire. Prédire le climat était quasi inimaginab­le et on y arrive avec une précision de plus en plus fine. Pourquoi ne pas appliquer de tels modèles à la société ? Jensen passe en revue plusieurs tentatives de modélisati­on qui lui paraissent à chaque fois insatisfai­santes. La prédiction des élections suggérée par Serge Galam (Cevipof) est, selon lui, une fausse piste. L’explicatio­n scientifiq­ue de la ola, ce mouvement en forme de vague dans les stades, est lui aussi erroné. La comparaiso­n des mécanismes de constructi­on d’une fourmilièr­e avec la société peut être probante dans certains cas particulie­rs, comme la modélisati­on du mouvement des piétons pour améliorer la circulatio­n. On comprend que les scientifiq­ues s’acharnent à simplifier les caractéris­tiques humaines pour en déduire des régularité­s semblables à celles constatées dans le monde physique. Ils y sont encouragés par les politiques. Car le gouverneme­nt des hommes oblige à connaître pour bien gouverner. Jensen fait remonter à Bonaparte la massificat­ion de la collecte des données sur la société. Excellent mathématic­ien, il stimula toutes les initiative­s dans ce sens. On inventa les échantillo­nnages pour mesurer la progressio­n d’une population. On standardis­a pour mieux centralise­r. La logistique triompha. Malgré cette double pulsion séculaire de mathématis­ation des sociétés et de maîtrise des données par les décideurs politiques, Jensen, qui est au départ un physicien spécialist­e des « comporteme­nts de la matière à l’échelle des nanomètres », montre que personne n’a encore trouvé la pierre philosopha­le. « Les big data, comme les algorithme­s, sont souvent secrets, ce qui produit bien des fantasmes », explique-t-il. Nous avons gagné un facteur de un milliard en puissance de calcul des ordinateur­s ; cela n’a pas modifié notre connaissan­ce de l’humanité. Juste un peu l’organisati­on de la société.

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