LECTURE / POLÉMIQUE
L’HOMME RESTE INDÉCHIFFRABLE
L’homme reste indéchiffrable
Nous vivons une époque obsédée par les chiffres. Des publications savantes s’en font souvent l’écho. Alain Supiot, professeur au Collège de France, avait fait date avec un gros livre intitulé La Gouvernance par les nombres (Fayard). En exergue, il citait l’Ecclésiaste : « Ce qui manque ne peut pas être compté.» Le débat démocratique ressemble souvent à une compétition de graphiques, un assaut de statistiques, un tournoi de nombres. Jusqu’à maintenant, ces chiffres sont restés au service d’un projet qui les dépasse : libéral ou anti-libéral, chacun avance avec ses données fétiches, accusant l’autre de tordre les faits. Mais la question qui monte, à la faveur de l’émergence irrésistible du big data et des algorithmes rois, est plus angoissante. Nos sociétés humaines seront-elles bientôt gérées par des ordinateurs divins ? Le livre de Pablo Jensen, physicien et chercheur au CNRS, répond d’emblée par son titre, et nous rassure : « La société ne se laisse pas mettre en équation »*. Après tout, on pourrait finir par le croire. Prédire le climat était quasi inimaginable et on y arrive avec une précision de plus en plus fine. Pourquoi ne pas appliquer de tels modèles à la société ? Jensen passe en revue plusieurs tentatives de modélisation qui lui paraissent à chaque fois insatisfaisantes. La prédiction des élections suggérée par Serge Galam (Cevipof) est, selon lui, une fausse piste. L’explication scientifique de la ola, ce mouvement en forme de vague dans les stades, est lui aussi erroné. La comparaison des mécanismes de construction d’une fourmilière avec la société peut être probante dans certains cas particuliers, comme la modélisation du mouvement des piétons pour améliorer la circulation. On comprend que les scientifiques s’acharnent à simplifier les caractéristiques humaines pour en déduire des régularités semblables à celles constatées dans le monde physique. Ils y sont encouragés par les politiques. Car le gouvernement des hommes oblige à connaître pour bien gouverner. Jensen fait remonter à Bonaparte la massification de la collecte des données sur la société. Excellent mathématicien, il stimula toutes les initiatives dans ce sens. On inventa les échantillonnages pour mesurer la progression d’une population. On standardisa pour mieux centraliser. La logistique triompha. Malgré cette double pulsion séculaire de mathématisation des sociétés et de maîtrise des données par les décideurs politiques, Jensen, qui est au départ un physicien spécialiste des « comportements de la matière à l’échelle des nanomètres », montre que personne n’a encore trouvé la pierre philosophale. « Les big data, comme les algorithmes, sont souvent secrets, ce qui produit bien des fantasmes », explique-t-il. Nous avons gagné un facteur de un milliard en puissance de calcul des ordinateurs ; cela n’a pas modifié notre connaissance de l’humanité. Juste un peu l’organisation de la société.