LE BLOC-NOTES
de Philippe Bouvard
Le rail a fait son temps, à la fois ruineux pour ses exploitants et trop coûteux pour ses usagers. Le moment semble donc venu d’abandonner ce modèle économique et de considérer la grève à répétition des cheminots comme la preuve qu’on peut très bien s’en passer. Les cars Macron et BlaBlaCar, tous deux fondés sur le système D et la parlotte, ont déjà pris la relève dans le cadre d’une économie circulaire annonciatrice de prospérité pour peu qu’on ait le courage d’installer des péages à chaque rond-point autour duquel on nous ordonne de tourner. Pour que la SNCF rembourse un passif faramineux, il lui suffirait de vendre au tarif du marché les millions d’hectares qu’elle possède au bord de la mer et de transformer les voies de garage en parkings, les passages à niveau en jardins ouvriers, les voies ferrées en sentiers de randonnée. On assurerait la desserte des petites lignes avec les trains miniatures que se sont offerts la plupart des stations balnéaires. Les gares, devenues ces dernières années de profitables centres commerciaux, renoueraient avec le négoce des tickets de quai qui donnaient davantage de prix aux accompagnements amoureux. Nul doute que les vieux wagons, dont les tunnels limitaient la hauteur à deux étages, feraient d’excellents logements sociaux. La ministre des Transports céderait sa tutelle à sa collègue des Affaires culturelles. Ainsi, les anciens voyageurs, qui plusieurs fois par an dépensaient beaucoup d’argent pour bénéficier de moins de confort que chez eux, n’auraient-ils plus besoin de courir les festivals pour danser devant les buffets de gare en habits folkloriques, et selon les mises en scène ayant fait la fortune du Puy-du-Fou. En l’absence de départs et d’arrivées, la Française des Jeux afficherait toutes les heures dans les halls les résultats du loto et du bingo. C’en serait fini des ruptures de caténaire puisque les fils transportant une électricité qu’aucune motrice ne consommerait plus seraient reconvertis en portées de musique permettant de s’initier au solfège à travers les plus belles symphonies. Le porte-parole du gouvernement enregistrerait un discours dissuasif diffusé en boucle, mais de façon plus audible que naguère sur tous les quais et dans toutes les salles d’attente. Il s’agirait de ramener notre bon peuple à la raison en lui faisant valoir le gain de temps et d’espèces réalisable le jour où les Français mettront un terme à cette habitude incohérente de quitter leur domicile pour y revenir quelques jours plus tard. A une famille attablée dans sa cuisine on ferait dire : « L’électroménager blanc rend plus
de services que les neiges éternelles. » De leur côté, les compagnies aériennes tenteraient de décourager leurs derniers clients avec des découvertes photographiques montrant les immenses terminaux de Roissy et d’Orly, assorties de cette invitation : « Ne vous fatiguez plus dans les aéroports.
Faites du footing dans votre rue. » Des emplacements spéciaux seraient réservés aux Sept Merveilles du monde. Un tableau représenterait des enfants picorant des cerises sur un arbre tandis qu’une légende rappellerait que la pyramide de Kheops ne donne aucun fruit. A côté des jardins suspendus de Babylone, une vue des Buttes-Chaumont claironnerait : « Ce panorama est à dix minutes de chez vous, vous n’avez qu’à changer à Châtelet. »
Pour les irréductibles de la bougeotte, on aménagerait sur l’ensemble du territoire des millions de tapis roulants. Certes, une semaine serait désormais nécessaire pour aller de la Porte d’Italie à la Promenade des Anglais. Mais avec l’assurance de profiter durant la journée des paysages et de passer la nuit chez l’habitant. Des tandems électriques flanqués d’un side-car se chargeraient des transports familiaux. Les commerçants n’y perdraient rien qui verraient les touristes moins nombreux s’arrêter plus longtemps et la cordonnerie redevenir l’un des artisanats les plus florissants. Le bateau n’échapperait pas à la grande mutation. On désarmerait les paquebots de croisière qui se font fort d’accueillir à leur bord autant d’individus qu’en compte une sous-préfecture. Pour les périples n’ambitionnant plus de « faire la Méditerranée en six jours », on organiserait des safaris de goujons destinés aux pêcheurs à la ligne et l’on remettrait en service les bons vieux canaux que n’endeuille jamais aucun naufrage. Naturellement, le nombre global des victimes de toute nature diminuerait fortement en même temps que les budgets affectés aux week-ends et aux vacances. Aux cheminots, après le dépôt de bilan de ce qui fut notre plus prestigieuse entreprise, on confierait la sécurité et le gardiennage du Grand Palais où les insatiables pilotes d’Air France feraient passer le baptême de l’air aux visiteurs des Journées nationales de l’avion en papier. Personnellement, je ne prendrai plus deux fois par semaine le TGV reliant Paris à Cannes et Cannes à Paris. Je ne pesterai plus contre un retard ou un arrêt de travail. Préférant la plage à la grève, j’attendrai l’arrivée de mes petits-enfants au terme d’une semaine de tapis roulants. C’est Gen-Til, Monsieur Martinez !
“L’électroménager blanc rend plus de services que les neiges éternelles”