“MOI, AMIR KHALIL : VÉTÉRINAIRE DE GUERRE”
Défenseur depuis l’enfance de la cause animale, ce vétérinaire austro-égyptien sauve aujourd’hui, au péril de sa vie, les animaux victimes de la folie des hommes, jusqu’au coeur des pires conflits de la planète.
Jamais il n’aurait imaginé semblable destin. Fils d’une famille égyptienne copte conservatrice et pieuse, habitant l’oasis d’alFayoum, à 100 kilomètres du Caire, Amir Khalil avait sa voie toute tracée : école le matin, football l’après-midi avec les copains, une fois les devoirs terminés, et l’église le dimanche. Puis, comme il l’avait promis à ses parents, il deviendrait moine si Dieu lui envoyait un signe. Dieu ne se signalera pas.
C’est Daktari, une série américaine qu’il a pu suivre à la télévision égyptienne, inspiré de la vie du vétérinaire Antonie Marinus Harthoorn, en Afrique, qui lui indiquera sa voie. Fasciné par les lions, les girafes et les singes qu’il voit tous les jours sur le petit écran familial, il entre à 17 ans à l’école vétérinaire du Caire, dont il sort brillamment diplômé six ans plus tard. Avant son départ pour Edimbourg, où on lui propose une bourse d’études, sa mère lui demande de passer par Vienne pour vérifier si le futur mari de sa soeur est un homme
« comme il faut ». Il s’y arrête, rassure sa mère et tombe amoureux d’une belle Bulgare. Il n’ira jamais à Edimbourg, et devient, en quelques années à l’université de Vienne, spécialiste de médecine tropicale et de parasitologie. Passeport autrichien en poche, le gamin du Fayoum saisit toutes les occasions de s’occuper des animaux.
« Les années passant, explique-t-il, je me suis rendu compte que si Dieu n’avait pas voulu que je sois moine, il avait souhaité que je sois l’apôtre de la cause animale. Hommes et animaux forment un tout et l’humanité n’a de futur qu’avec les uns et avec les autres. » Tout en menant ses études, Amir Khalil s’engage comme bénévole dans une campagne lancée en Roumanie par l’ONG autrichienne Vier Pfoten (Four Paws) fondée à Vienne en 1988, pour tenter de régler le problème des 300 000 chiens errants de Bucarest. Trois ans plus tard, il transforme cette campagne en un projet à long terme avec l’accord des autorités roumaines et le soutien de Brigitte Bardot.
CERTAINS ÉTAIENT DEVENUS ALCOOLIQUES
Très intelligent, intuitif, dynamique et discret, l’homme est à l’aise partout. Il parle cinq langues sur cinq portables différents. De l’Egypte, il a conservé les mots, les formules et les attentions qui ouvrent les portes. De l’Autriche, la ponctualité, la précision et l’efficacité, clés du succès. Four Paws le nomme chef de projet, lui donne les moyens nécessaires pour mener des actions plus audacieuses. Très vite, Amir Khalil enchaîne les missions et constitue un réseau international de vétérinaires. Après une campagne au Kosovo, en 1998, pour soigner les animaux de fermes abandonnées par leurs propriétaires en fuite, il lance une campagne pour sauver, cette fois, des ours danseurs en Bulgarie. Il s’agit d’interdire une attraction barbare, qui consiste à faire danser un ours dans les fêtes foraines ou dans les centres-villes sur des accords de gadoulka, une sorte de petite vièle utilisée par les Tsiganes. Pour « former » leurs danseurs, les nomades placent des oursons sur une
“On n’imagine pas à quel point les animaux sont sensibles au stress provoqué par les combats et les bombardements. Ils paniquent d’autant plus qu’ils ne peuvent fuir”
tôle posée sur des braises. Pendant que l’animal se brûle en gigotant de douleur, les dresseurs jouent de leur instrument. Appliqué régulièrement, ce supplice transforme, par réflexe pavlovien, le malheureux plantigrade en ours dansant, qui réagira toute sa vie au moindre son de gadoulka.
Les ours que va sauver Amir Khalil sont en piteux état. « Décharnés, pelés, certains étaient même devenus alcooliques : ils pouvaient boire jusqu’à
11 bières par jour », se souvient le vétérinaire. En 2000, la fondation autrichienne – activement soutenue par Brigitte Bardot, et le ministère de l’Environnement bulgare – obtient la libération de trois ours, puis trois autres l’année suivante. En huit ans, 27 ours vont se retrouver à Belitza, dans un parc de 11 hectares qui leur est entièrement réservé, à 180 kilomètres de Sofia. Pour sensibiliser la population au sort de ces ours, le vétérinaire austroégyptien lance en même temps une grande campagne avec des affiches montrant un ours en peluche au nez transpercé par un anneau, avec ce slogan : « Offririez-vous ce Teddy Bear à
votre enfant ? » Les ours danseurs sont désormais illégaux en Bulgarie. En 2002, Four Paws reçoit des messages lui signalant la présence de quatre lions détenus par le propriétaire d’une boîte de nuit à Brasov, en Roumanie. Le jour, ce tenancier irresponsable propose aux passants, moyennant finance, de faire des photos avec les animaux dans les bras et, le soir, de les tenir en laisse sur la piste de danse de sa boîte de nuit. Mais les lions grandissent et le propriétaire est obligé de
les droguer. Aussitôt mis au courant, Amir Khalil file à Brasov. Il se déguise en riche émir du Golfe et propose au propriétaire du night-club de lui racheter ses animaux. Au moment de la transaction, des policiers surgissent et confisquent les lions qui vont passer la nuit au poste, avant de rejoindre une clinique à Bucarest pour des soins, avant d’intégrer un zoo. Mais son premier gros coup, notre vétérinaire le fait en 2003, lorsqu’il part pour Bagdad. Sa mission : sauver les animaux survivants du zoo privé de Saddam Hussein, qui en comptait 650. Il se retrouve avec des journalistes à l’hôtel Sheraton et tente à plusieurs reprises d’atteindre le zoo privé du dictateur, sous les bombardements. « Quand je suis arrivé sur
place, dit-il, j’ai découvert que, sur les 650 animaux que comptait le zoo, 20 seulement avaient survécu. Une girafe volée vivait tant bien que mal dans une propriété voisine, et un tigre du Bengale – fierté du zoo – avait été abattu par un soldat américain pour avoir blessé un de ses collègues qui voulait jouer avec lui. » En plus des 20 survivants, Amir Khalil rapatrie 9 lions enfermés dans des enclos annexes, propriété d’Oudaï, l’un des fils de Saddam. Tous vont se retrouver dans le zoo public de la capitale irakienne qu’une équipe s’acharne à remettre en état pendant trois mois. « Peu de gens s’en rendent compte, affirme Amir, mais les animaux sont encore plus sensibles que les humains au stress provoqué par les combats et les bombardements. Ils entendent mieux, pressentent, et ils paniquent d’autant plus qu’ils n’ont aucun moyen de fuir. » Et c’est ce que va constater le vétérinaire, une fois encore, en se rendant, en septembre 2011, à Tripoli. La capitale libyenne est en plein chaos, et le zoo proche de la propriété de Kadhafi est régulièrement bombardé. Le directeur a appelé à l’aide. A cause du manque d’argent et des coupures de courant à répétition, les réserves de nourriture et les vaccins, qui n’étaient plus au frais, ont été jetés. L’ONG va monter, avec dix bénévoles et deux chauffeurs, une expédition très risquée qui exige d’importants dons en nourriture et médicaments. Comme il est impossible de se poser dans la capitale libyenne, l’équipe atterrit en Tunisie, puis rejoint Tripoli après quatorze heures interminables en voiture.
ILS RISQUENT LEUR VIE SANS ÊTRE PAYÉS
Les checkpoints succèdent aux checkpoints, et les soldats lourdement armés qui les contrôlent sont extrêmement nerveux. Arrivés dans la capitale libyenne, Amir et ses hommes filent directement au zoo, qui abrite 700 animaux de 50 espèces différentes sur 45 hectares. Ils sont accueillis par des gardiens courageux, qui font de leur mieux et risquent leur vie tous les jours – sans être payés depuis des mois. Amir Khalil entame une campagne de vaccination, perd Oussama, un tigre
A une heure de route de la capitale jordanienne, le sanctuaire d’al-Ma’awa accueille, depuis 2016, des animaux sauvés des zoos de Mossoul ou d’Alep
sibérien de 21 ans qui n’avait pas mangé depuis dix jours, fait des appels aux dons via Facebook et la radio. Il faut se débarrasser des balles et des obus tombés un peu partout, qui ont démoli le toit de l’enclos des hippopotames – tellement stressés qu’ils fuient même quand on vient les nourrir. Tous les jours, entre rafales de kalachnikov et sifflements d’obus, le vétérinaire et son équipe viendront soigner les animaux.
AMIR KHALIL FERME LE PIRE ZOO DU MONDE
Reha Hutin, présidente de la Fondation Trente millions d’amis, est l’un des plus fidèles soutiens du vétérinaire. Militante pour la défense des animaux, elle crée, en 1976, avec son mari, Jean-Pierre Hutin, l’émission « 30 millions d’amis », qui traite des relations entre l’homme et l’animal, et qui a connu des audiences exceptionnelles jusqu’en 2016. En 1996, au décès de son mari, Reha crée sa fondation et organise de nombreuses cam-
Chaque semaine, les animaux sont alimentés grâce aux dons venus du monde entier. Les ours consomment 420 kilos de fruits et légumes, les lions, tigres, hyènes et loups
700 kilos de viande
pagnes de sensibilisation à la cause animale, contre les abandons et les expérimentations. En 2015, on lui doit le changement du statut de l’animal, qui est désormais considéré comme un être vivant doué de sensibilité, et non plus comme un bien meuble. « J’ai une confiance absolue en Amir,
affirme-t-elle. Non seulement c’est un professionnel accompli, mais il n’hésite pas à risquer sa vie pour sauver les animaux. Le fait qu’il soit égyptien d’origine lui ouvre toutes les portes au Moyen-Orient, et Dieu sait s’il y a du travail à faire sur place, entre la lutte contre les trafics, la maltraitance et l’éducation des jeunes générations. Nous participons toujours activement à ses campagnes, que ce soit sous forme de dons matériels, de véhicules, de médicaments, de fusils hypodermiques, ou sous forme de dons financiers, comme nous l’avons fait lors de ses expéditions en Libye ou à Gaza. » Amir Khalil se rendra trois fois à Gaza. La première fois, en 2014, il rapatrie les trois derniers lions du zoo d’al-Bisan dévasté par les combats. Puis, en 2015, il se rend dans un camp de réfugiés pour exfiltrer deux lions qui étaient utilisés comme attraction. En 2016, il va fermer le zoo de Khan Younès, qualifié de « pire zoo du
monde », où se côtoient, dans les mêmes cages, des animaux squelettiques et d’autres momifiés dans une atmosphère irrespirable. Il en sauvera quinze.
« C’était un cauchemar, se souvient Amir. Je n’en suis sorti que lorsque les Israéliens et les Palestiniens, après d’âpres négociations, se sont mis d’accord pour permettre à un tigre, une autruche, deux tortues, un pélican,
cinq singes, deux porcs-épics, un cerf et deux oiseaux de passer la frontière. Quel spectacle ! Tout le monde a déposé les armes pour porter les caisses dans lesquelles se trouvaient les rescapés. Les animaux avaient réuni pour une même cause, pendant quelques heures, des ennemis au quotidien. » En 2017, le vétérinaire réalise deux exploits de taille. Il va chercher les deux derniers pensionnaires du zoo de Mossoul, en Irak – le lion Simba et l’ours Lula –, qui n’ont pas été abattus par les soldats de l’Etat islamique. L’expédition se fait en deux temps car les animaux doivent être d’abord soignés, puis transportés un mois plus tard. Ils passeront neuf jours à la frontière car ils n’ont pas d’autorisation de sortie du territoire, et parce qu’un gradé irakien les soupçonne d’avoir été entraînés par l’Etat islamique ! En juillet de la même année, Four Paws est alerté par des habitants d’Alep sur l’état catastrophique du parc animalier Magic World. Sur 140 animaux, il n’en reste que 10, dont des lions, des tigres, des ours bruns et des hyènes. Amir Khalil file aux EtatsUnis, où le propriétaire du zoo s’est réfugié avec sa famille après avoir été kidnappé par Daech, et obtient l’autorisation d’exfiltrer ses animaux. Cette fois, l’opération nécessite l’appui d’une compagnie de sécurité habituée aux zones de guerre. Il s’agit d’éviter les checkpoints de l’Etat islamique et ses snipers, et d’organiser deux convois avec différentes feuilles de route pour brouiller les pistes. AL-MA’AWA EST UN SANCTUAIRE UNIQUE AU MOYEN-ORIENT Tous les animaux sauvés par Amir Khalil ont retrouvé une vie normale. Soit à Lionsrock, un sanctuaire pour félins inauguré en 2006 en Afrique du Sud, soit au centre al-Ma’awa, un domaine de 140 hectares situé en Jordanie. Fondé en 2016 par la princesse Alia, soeur du roi Abdallah de Jordanie, il accueille vingt lions, trois ours et deux tigres. « Al-Ma’awa est un sanctuaire de première classe au Moyen-Orient, nous explique Diana Bernas, une Canadienne qui dirige l’unité de soins. A leur arrivée, nos pensionnaires étaient
Basée à Vienne, en Autriche, l’ONG Four Paws est à l’origine de dizaines d’opérations de sauvetage spectaculaires dans le monde entier.
dans un état psychologique et physique catastrophique. Il leur manquait des morceaux de peau, de fourrure, ou ils étaient blessés. Dès qu’ils entendaient un avion ou le bruit d’un moteur, ils filaient se cacher, tremblants, et redevenaient très agressifs. Il a fallu les soigner, les réhabituer au calme. En trois mois, tous les animaux ont retrouvé une certaine vigueur. Les félins consomment 700 kilos de viande par semaine, et les ours, 420 kilos de légumes et fruits. Et on y ajoute des vitamines au début de leur rapatriement. Enfin, deux vétérinaires jordaniennes s’occupent des animaux à plein temps. »
Sur les hauteurs boisées d’Amman, la princesse Alia nous reçoit exceptionnellement chez elle, pour nous parler de son action. « Les animaux ont toujours fait partie
de ma vie, nous raconte-t-elle, mais je me suis sérieusement impliquée dans la défense de la cause animale après le passage, il y a quelques années, d’un groupe d’Australiens venus enquêter sur le trafic d’animaux en Jordanie. Avec le soutien de Four Paws et de la municipalité d’Amman, ma fondation a
d’abord créé New Hope Centre, un petit sanctuaire dans les faubourgs d’Amman, pour accueillir tous les animaux victimes de trafics internationaux ou de maltraitance dans des zoos privés comme il en existe encore dans notre pays. Nous avons hébergé des hyènes, des loups, des tortues, des serpents et des singes, puis des animaux beaucoup plus imposants comme des lions ou des tigres. Nous avons pu en envoyer en Afrique du Sud, au sanctuaire de Lionsrock, mais pas tous. Certains ne pouvaient plus être relâchés dans la nature. Nous avons donc créé Ma’awa, un sanctuaire où nous avons transféré des tigres du Bengale confisqués à la frontière, un ours retiré à un zoo local pour mauvais traitements, deux autres ours venus du zoo d’Alep et une vingtaine de lions des zoos de Mossoul, de Gaza et d’Alep. Comme vous le voyez, nous nous battons sur tous les fronts. » Dans son combat, la princesse Alia est aussi très soutenue par la Fondation Trente millions d’amis, qui lui a offert des véhicules et d’importantes aides financières. En Jordanie, des abattoirs lui fournissent chaque semaine de la viande qui n’est plus commercialisable. De généreux donateurs du monde entier ont également participé à la construction du sanctuaire, et ils contribuent aux soins des animaux. A la fin de notre séjour, nous assistons à deux opérations. Il s’agit de retirer, à la fois, chez un ours et chez un lion, des dents abîmées qui pourraient, à terme, provoquer chez chacun une infection grave. Un vétérinaire allemand, le Dr Frank Goeritz, de l’Institut Leibniz pour les zoos et la vie sauvage, a fait le déplacement avec des dizaines de kilos de matériel. Les interventions dureront deux heures chaque fois, avec l’aide de trois autres vétérinaires pour surveiller les anesthésies et réaliser des check-up. Une fois les animaux remis en cage et réanimés, chacun se détend devant un verre de thé. Amir Khalil nous montre des vidéos de ses expéditions en Libye et à Alep. Sur l’une d’elles, apparaît un tigre squelettique, qui marche en titubant, puis se couche en haletant dans un enclos en ruine avant de mourir. Le vétérinaire commente les derniers instants du fauve, puis se tait, écrase discrètement deux larmes. Il est temps de repartir.