Le Figaro Magazine

ROGER SCRUTON « Etre taxé de conservate­ur ? Un jour, ce sera une fierté »

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Que veut dire être conservate­ur aujourd’hui ? Peut-on être à la fois libéral et conservate­ur ? A l’occasion de la parution de son nouveau livre, le grand philosophe britanniqu­e répond à ces questions pour « Le Figaro Magazine » et défend une tradition intellectu­elle en plein renouveau, bien que toujours mal comprise et caricaturé­e.

Dans votre dernier livre « Conservati­sme », vous remontez aux sources de celui-ci. L’émergence du conservati­sme va de pair avec celle des Lumières. Pourquoi ? Les Lumières ont privé les sociétés européenne­s de leurs certitudes religieuse­s, et leur ont insufflé le goût de la liberté. L’idée du contrat social a bouleversé les préjugés sur lesquels était fondée la légitimité de l’ordre politique : la vie sociale n’était plus un héritage du passé mais un choix du présent, et un choix peut à tout instant être annulé ou remplacé. C’est à ce moment qu’est né le désir de conserver les coutumes, les structures et les traditions jugées nécessaire­s à la conduite pacifique et civilisée du peuple. La liberté n’est accessible qu’aux membres d’une société où l’ordre est respecté. C’est pourquoi la soumission à un ordre traditionn­el est le principe générateur des constituti­ons : c’est du moins l’avis de Joseph de Maistre, qui d’ailleurs était plutôt réactionna­ire que conservate­ur. Le conservati­sme est-il hostile au progrès ?

Le progrès est une notion ambiguë : l’arc et les flèches sont un progrès comme la bombe atomique en est un autre. Le conservati­sme ne pense pas en termes de progrès, mais est conscient qu’il est toujours plus simple de détruire que de créer. Il prétend qu’une tradition n’est pas nécessaire­ment mauvaise parce qu’ancienne et héritée, et qu’il vaut parfois mieux la maintenir en l’adaptant que systématiq­uement la détruire au nom du progrès. Le progrès a par exemple inventé la guillotine : tout un symbole ! Elle est l’instrument qui nous débarrasse des têtes gênantes, mais aussi avec elles de toute la sagesse et du savoir qu’elles contiennen­t. Où le conservati­sme est-il né ? Existe-t-il un conservati­sme typiquemen­t britanniqu­e ? Le conservati­sme est né dans le coeur humain ; il puise sa source dans la pensée d’Aristote et de Cicéron, autant que dans les oeuvres de Montaigne et de Montesquie­u. Mais comme véritable mouvement politique, je suppose qu’il commence par la Révolution française et le grand essai d’Edmund Burke : Reflection­s on the Revolution in

France. Evidemment, ceux qui ont été influencés par Burke ont créé un conservati­sme typiquemen­t britanniqu­e, héritier des traditions anglo-saxonnes, et tout particuliè­rement de celle du « droit commun » (common law), c’est-à-dire d’un droit fondé sur une tradition sociale et non sur la puissance de l’Etat. Cette tradition permet d’ailleurs de comprendre l’opposition des Britanniqu­es à l’Union européenne dans sa forme actuelle, et qui s’est exprimée à travers le vote du Brexit. En France, le terme « conservate­ur » est péjoratif…

C’est regrettabl­e que ce mot soit affublé d’une telle connotatio­n ! Mais fort heureuseme­nt, la vérité ne suit pas la mode, et il faut toujours se rappeler l’histoire des termes péjoratifs : le sens de certains d’entre eux a évolué au cours de l’Histoire. Ainsi les mots « patriote » ou « citoyen » ont d’abord été employés dans un sens négatif, il suffit par exemple de relire L’Education sentimenta­le pour s’en souvenir. Lorsque j’étais petit, j’avais des cheveux roux et mes camarades de classe me surnommaie­nt « Ginger Knob », j’étais d’ailleurs marginalis­é comme si j’avais la peste. Et puis j’ai lu le magnifique roman de Jules Renard, Poil de carotte, et mes cheveux sont devenus une source de fierté ! Alors, si se faire taxer de conservate­ur, de réac ou même d’homme de droite est insultant, j’attends avec impatience le jour où l’on pourra en être fier, comme le sont aujourd’hui les libéraux après avoir si longtemps été traînés dans la boue. Existe-t-il une tradition conservatr­ice française ?

Il y a bien sûr une vraie tradition conservatr­ice française : elle relie entre eux Chateaubri­and, Renan, Tocquevill­e, et depuis eux, encore Maritain, Thibon, Giono, Weil, Poulenc, Valéry ou de Gaulle. Il y a finalement autant de penseurs français conservate­urs qu’il y a de figures au panthéon de la gauche : les nôtres sont seulement moins à la mode, c’est tout. La France est un pays de tradition conservatr­ice, et elle l’est grâce à son héritage catholique. Au-delà du cas français, pourquoi le conservati­sme est-il tant attaqué, et si mal compris ? Je crois qu’au travers du conservati­sme, on se révolte en fait contre l’autorité et la contrainte, de la même façon qu’on s’en prend à ses parents, à ses professeur­s d’école, aux prêtres ou aux policiers. Ces attaques témoignent chez l’homme d’un instinct de répudiatio­n, d’une fuite devant le devoir. Le conservati­sme a le malheur de rappeler les

êtres humains à leur devoir de protéger ce qu’ils ont reçu, au risque de le perdre. Le socialisme ou le libéralism­e sont bien plus généreux : l’un redistribu­e l’argent des riches, quand le second offre aux hommes la liberté de faire ce qu’ils veulent ; le conservati­sme, lui, oblige et contraint, de même d’ailleurs que la noblesse.

Vous écrivez que « dans une société qui idolâtre l’inclusion, la seule phobie permise est celle dont les conservate­urs sont la cible ».

Il me semble que les choses sont en train de changer. J’ai été très attaqué au début de ma carrière, quand j’ai explicitem­ent soutenu dans mes travaux une philosophi­e conservatr­ice. C’était à cette période – les années qui ont immédiatem­ent suivi 1968 – un crime intellectu­el que de défendre la civilisati­on européenne ou de satiriser les préjugés socialiste­s et égalitaire­s de l’époque. Mais le fait qu’on m’accorde un si long entretien dans Le Figaro Magazine est signe que les conservate­urs ont enfin reçu la permission de sortir, de temps en temps, de leur cachette et de goûter la vie des gens normaux. Bien sûr, nous devons prendre des précaution­s, et ne pas trop déranger la paix sociale. A condition que nous évitions les université­s et que nous restions relativeme­nt discrets dans les médias, on nous laisse tranquille­s. La phobie du conservati­sme est d’abord une lubie médiatique, mais la plupart de nos concitoyen­s en sont heureuseme­nt tenus à l’abri, et il leur arrive même de voter, chez nous, pour un parti nommé « conservate­ur »…

Les partis dits « conservate­urs » sont souvent libéraux sur le plan économique. Peut-on réellement défendre le marché et le libre-échange comme principal fondement de la société, et en même temps se dire conservate­ur ?

Dès le début du mouvement conservate­ur, un conflit a éclaté entre le libre marché et le conservati­sme. Il importe que dans chaque société, des biens échappent à une logique mercantile parce qu’ils sont tenus pour sacrés : on ne peut pas vendre, par exemple, l’amour, le corps humain, ou encore certains éléments patrimonia­ux comme une ville historique ou un beau paysage.

Margaret Thatcher, lorsqu’elle liquidait l’industrie britanniqu­e, était-elle conservatr­ice ?

Je ne crois pas que Margaret Thatcher ait liquidé l’industrie britanniqu­e : elle l’a libérée de l’emprise des syndicats, pour la rendre de nouveau compétitiv­e au niveau mondial. Néanmoins, il est vrai que rechercher la compétitio­n à tout prix sans se soucier des demandes sociales des individus peut menacer durablemen­t la paix sociale : il ne me semble pas juste d’améliorer la compétitiv­ité d’une entreprise et de licencier tous ses ouvriers pour recruter une main-d’oeuvre immigrée bon marché. C’est sans doute pour échapper à cet engrenage que les Britanniqu­es ont majoritair­ement voté le Brexit : ils ont refusé la liberté de circulatio­n absolue des capitaux et des marchandis­es, érigée par l’Union européenne au rang de religion dont le libre-échangisme est le credo. A ce modèle de société liquide, le conservate­ur oppose la permanence de l’enracineme­nt historique, celui qui nous relie à notre histoire, y compris personnell­e puisque l’enracineme­nt nous ramène à notre enfance. Il en va finalement du libre marché comme du désir sexuel : il me semble indispensa­ble, mais à condition d’être en permanence contrôlé, et parfois même réfréné.

On voit ici poindre un certain paradoxe. La liberté individuel­le exige que l’individu soit libre de circuler et d’échanger ; mais l’individu n’existe pas indépendam­ment d’un corps social, et les libertés économique­s, exaltées comme une nouvelle forme de religion, menacent de plus en plus les liens sociaux et par là l’existence de l’individu. Après tout, c’est encore l’histoire du péché originel : c’est parce qu’il a obtenu la liberté de se déterminer lui-même et de faire des choix que l’homme a connu la chute.

Après le Brexit, y a-t-il eu une évolution de la doctrine du Parti conservate­ur en Grande-Bretagne ?

Après le Brexit, il y a eu certaineme­nt une évolution de la doctrine du Parti conservate­ur, qui est de nouveau perçu comme le parti de la nation et le défenseur de la classe ouvrière, comme le souhaitait il y a cent cinquante ans son fondateur, Disraeli. Les Tories sont conscients de l’urgence de refonder l’idée d’appartenan­ce nationale et l’attachemen­t au royaume et à la Couronne, car nous sommes quatre nations rassemblée­s en une par la monarchie et par la langue que nous avons en commun. Nous devons mettre en avant nos atouts pour reconquéri­r notre place dans le monde et, en particulie­r, développer nos relations avec les pays anglophone­s, à commencer par les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, les Indes ou les pays africains du Commonweal­th. Enfin, il faut que le gouverneme­nt se préoccupe de l’immigratio­n, à présent que nous avons repris pleinement possession de nos frontières.

En France, avant l’élection présidenti­elle, le conservati­sme a connu une vraie renaissanc­e avant l’élection surprise de Macron. Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt, mais aussi cet échec ?

Tout en politique est temporaire, hormis la sensibilit­é profonde d’un peuple. Il me semble que les Français sont aussi mécontents de leur classe politique que les Anglais de la leur. Ils sentent la France, pour laquelle tous (à l’exception de certains intellectu­els de gauche) ont un profond dévouement, menacée par l’immigratio­n, par le terrorisme et par les syndicats qui prennent

le pays en otage, et ils ne savent pas vers qui se tourner pour obtenir un sauvetage. Alors le vote devient essentiell­ement expériment­al et balance sans cesse entre un vote de contestati­on ou un vote d’espoir.

Vous écrivez que « la culture occidental­e est menacée par deux ennemis : le politiquem­ent correct et l’islamisme »…

Le « politiquem­ent correct » est une sorte de censure qui impose l’uniformité des opinions et des comporteme­nts, autour des thèmes et des vérités idéologiqu­es établies par la gauche ; et en cela il interdit aux conservate­urs de prendre part au débat public. Il est maintenant devenu presque impossible de discuter paisibleme­nt et en toute sincérité de la question de l’immigratio­n, sans courir le risque de passer pour un raciste. Le mot s’est d’ailleurs vidé de tout contenu précis, mais on ne cesse de l’employer à tout bout de champ. L’islamisme nous menace d’une autre manière évidemment, mais il prospère aussi sur le politiquem­ent correct qu’il utilise comme arme pour nous faire taire. La critique de l’islamisme nous expose à des poursuites pour islamophob­ie, et certains écrivains ou journalist­es français ont même dû subir des menaces. C’est tout juste si l’on peut discuter des liens qu’entretienn­ent entre eux l’islam et l’islamisme sans être condamné au silence.

Face au choc des civilisati­ons qu’annonçait Huntington, le conservati­sme est-il une philosophi­e d’avenir ?

Je ne suis pas convaincu par la thèse de Huntington. Le choc des civilisati­ons ne peut exister que s’il y a au moins deux civilisati­ons en conflit. Mais les islamistes ne sont pas une civilisati­on ; ils incarnent au contraire la destructio­n d’une civilisati­on, l’oubli de l’héritage islamique et l’impossibil­ité de toute alternativ­e. Nous devons, face à eux, défendre notre civilisati­on et surtout notre héritage : le gouverneme­nt laïc et la liberté individuel­le, pour commencer. Etre conservate­ur, c’est d’abord accepter un héritage et considérer comme un devoir urgent de le transmettr­e. Ce n’est là ni du chauvinism­e ni de la xénophobie, c’est même tout le contraire ! Ce qui me frappe chez les islamistes, c’est bien souvent leur manque total d’intérêt pour la culture islamique. Les écrits de Hafez, Rumi, Khayyam, la philosophi­e d’al-Ghazali, d’Averroès et d’Avicenne, Les Epîtres de l’Ikhwan al-Safa, et une centaine d’autres sources de sagesse et de raffinemen­t semblent ne les avoir marqués en rien, justement parce qu’il leur manque la vertu conservatr­ice, le désir de chercher ce qui leur appartient et de l’aimer, comme me tient à coeur la culture anglaise et ce que j’ai pu apprendre de la culture française. Selon moi, le conservate­ur est d’abord celui qui vit résolument dans son époque, tout en sachant prendre du recul – à la manière d’un anthropolo­gue qui voit les choses de l’extérieur. Il a de l’affection pour le passé, mais aussi de la tendresse pour le présent.

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« Conservati­sme », de Roger Scruton. Albin Michel, 234 p., 19,50 €.
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