“LE FOOTBALL, C’EST LE SPORT DU BONHEUR”
C’est l’essence du football. Partout sur la terre, des enfants, des adolescents, des adultes jouent au foot avec des ballons qui ne sont pas toujours des ballons, des buts qui sont rarement des buts, sur des terrains qui ne sont presque jamais des terrains. Ce sport qui génère tant d’intérêts et tant d’argent trouve ses assises dans la pauvreté la plus libre et la plus démunie. En regardant ces images merveilleuses et différentes, on ne peut s’empêcher de se poser cette question : pourquoi, entre tous les sports, le football a-t-il seul cette universalité planétaire ? Il est des gestes plus simples et plus purs. Celui de courir notamment. On a tous vu des documentaires sur ces petits Ethiopiens qui vont à l’école en courant ; certains sont devenus des champions. Mais c’est ainsi : les petits garçons rêvent rarement de devenir athlètes, et tous voudraient être footballeurs. Il y a une magie intrinsèque du jeu de football. Au début de l’histoire – il nous faut bien le concéder – il y a les Anglais qui, dans le domaine du sport, ont tout inventé.
Nos amis d’outre-Manche ont donc créé le football rugby, notre rugby actuel, et le football association, notre
football. Ce mot association, guère plus utilisé, demeure toutefois sous forme d’initiale ultime de sa plus haute institution, la Fifa, organisatrice des événements majeurs, notamment de la Coupe du monde, et trop fréquemment garante des corruptions les plus manifestes. Cet hommage nécessaire rendu à l’Angleterre, redevenons perfides à l’égard de la perfide Albion : le football qui se joue dans ces pages n’est pas le football anglais. Dans sa philosophie originelle, le football anglais sanctifie en effet le kick and rush, cette façon de jouer avec des ailiers dévoreurs d’espace et délivreurs de centres aériens repris de la tête par des avants-centres athlétiques. Le foot qui a inspiré les photos de Bruno Mazodier est un football de contact avec le sol. Ses inspirateurs magiciens sont des Sud-Américains, des Africains. Il peut se jouer pieds nus, il s’accommode du sable des plages, de tous les bossellements de la terre, du bitume des places et des rues abandonnées. Le championnat anglais lui-même a bien changé à cet égard, depuis qu’il a connu l’artiste George Best, depuis surtout qu’il a pour vedettes des Brésiliens, des Belges ou des Egyptiens. La France a certes gagné la Coupe du monde en 1998 grâce à deux buts de la tête de Zinédine Zidane, mais Zizou a marqué plus durablement l’imaginaire par une façon très personnelle de mystifier ses adversaires en enroulant la balle avec la semelle, ces inédits de Zidane que les enfants du monde entier ont reproduits.
IL EST PRATIQUÉ COMME UNE CONSOLATION PAR LES ENFANTS QUI NE SONT RIEN
Amour du sol, oui. Les dribbles, les roulettes, les petits ponts, les passements de jambes, toutes ces subtilités terre à terre ont construit le langage du foot. Parfois, un peu jaloux, les pratiquants d’autres sports de balle ont appelé les footballeurs des manchots. Mais cette prééminence du pied explique pour une bonne part pourquoi le jeu du foot c’est mieux, c’est davantage. D’autres
sports peuvent engendrer de la joie, c’est-à-dire un jaillissement, un dépassement de soi, une forme de métaphysique. Le football, c’est le sport du bonheur. Bonheur : le mot est un peu sourd, il cherche un accord intime avec la vie ici, la surface de la planète. Ainsi le foot, celui que pratiquent Messi, Iniesta, celui que pratiquaient Pelé, Kopa, Maradona. Celui que des enfants qui ne sont rien pratiquent sur la terre entière, comme une consolation d’avance à tout ce que la vie ne leur apportera pas.
Sur des terrains crevassés par des pluies diluviennes, ils rêvent aujourd’hui de devenir peut-être Mohamed Salah, sans trop y croire et sans avoir vraiment besoin d’y croire. Et puis, est-ce si bien que ça d’être Mohamed Salah, de réussir une saison éblouissante avec Liverpool et, au moment de la fête ultime, la finale de la Ligue des champions, de se faire agresser par Sergio Ramos avec une violence perverse qui ressemble davantage à un fait de guerre qu’à une séquence de football, et de devoir sortir du terrain au bout de vingt-cinq minutes, l’épaule en vrac et les larmes aux yeux ?
LE PLAISIR DE FAIRE DES BUTS AVEC DES ANORAKS, DES BRANCHES INCERTAINES OU DES PORTES COCHÈRES
Oui, tous les acteurs des photos de Bruno Mazodier connaissent cette dureté impitoyable du « vrai » foot, celui qu’ils voient à la télévision, celui dont ils parlent après leurs petits matchs, assis sur la plage ou dans l’herbe trop haute. Bien sûr, ils jouent à « on aurait dit qu’on serait », que je serais Buffon, que tu serais Bale ou Benzema. Ils savent bien qu’ils ont une chance sur un million de devenir une idole du football. Ils sont à des milliers de kilomètres de leurs idoles, à des millions et des millions d’euros. Ils savent que pour devenir footballeur il faut quitter très tôt son quartier, son village, sa famille, vivre toute sa jeunesse dans la religion du foot. Ils voient que les joueurs vedettes répondent au micro avec des phrases un peu mécaniques. Les champions
« c’est grâce au collectif ». Ils disent : « C’est pour jouer des matchs comme celui-là qu’on
rêve de devenir footballeur. » Mais on a un peu l’impression qu’ils essaient de se convaincre eux-mêmes, et que des « matchs comme ça », il n’y en a pas tant que ça. Ce qu’ils ne diront jamais, c’est que c’est beaucoup plus fort de jouer au foot quand on doit tout préparer, faire des buts avec des anoraks, des branches incertaines ou des portes cochères, se demander si les copains seront assez nombreux ce soir pour faire deux équipes, se faire interrompre au milieu de la partie parce qu’une maman a crié qu’il était l’heure de rentrer – et qu’on a dit oui oui, et que les trois minutes que l’on vole alors en sursis sont les plus intenses de tous les « matchs
comme ça » du monde. Ce qu’ils ne diront pas, c’est que le foot est bien plus beau quand il est à la fois réalité et imagination, qu’une reprise de volée réussie avec une minuscule balle rouge donne un plaisir différent, qu’il y a une volupté particulière à ne pas dépasser les limites d’un terrain que l’on a tracé soi-même avec un but de planche, une jubilation indépassable à faire soi-même la clameur de la foule quand on vient de marquer un but. Ce qu’ils ne sauront plus, c’est ce pouvoir de transfigurer un bout de place, d’enchanter un coin de paysage délaissé. Oui la magie du foot de fortune, c’est qu’il est à la fois une amitié avec le sol et presque une abstraction. Les choses ne sont plus les choses, elles se plient à un désir, à une apparente simulation qui en fait une création.
Evoquant son travail, cette recherche du présent du pur football aux quatre coins du monde, Bruno Mazodier ne peut s’empêcher de revenir à son passé, à son enfance, car la source est bien là. Il évoque le timbre clair du lampadaire qui résonnait quand la balle le heurtait. A ce type de détail singulier surgit un passé personnel qui n’en a que davantage d’universalité. Pour moi, c’était le contact sournois et feutré d’une gomme qui nous servait de balle, dans la cour du collège, après les cours. Mademoiselle Piazza, la surveillante générale, sortait sur le perron et nous enjoignait de rentrer chez nous, d’une voix bougonne un peu forcée, en sachant bien que nous reviendrons dès qu’elle aurait le dos tourné. J’ai adoubé moralement mes petits-enfants quand j’ai su qu’il y a un mois ils ont joué sur un trottoir de Londres avec une capsule de bière. C’est tellement fort de pouvoir s’inventer ces futures petites madeleines. Car le foot de fortune, c’est la fortune du foot, et c’est de la mémoire en devenir.
“LE POUVOIR DE TRANSFIGURER UN BOUT DE PLACE, D’ENCHANTER UN COIN DE PAYSAGE DÉLAISSÉ”