Le Figaro Magazine

COMMENT PEUT-ON ÊTRE TOSCAN ?

Dans l’ombre de Rome pendant des siècles, la Toscane a inventé la Renaissanc­e et donné au monde plusieurs chefs-d’oeuvre d’architectu­re et de peinture. Entre Florence, Prato, Lucques, San Gimignano et Sienne, l’écrivain Frédéric Vitoux nous invite à (re)d

- Par Frédéric Vitoux, de l’Académie française

Comment peut-on être Toscan ? Comment peut-on vivre impunément dans un pays où, de la fin du Moyen Age à la fin de la Renaissanc­e, a surgi une telle profusion d’oeuvres d’art et de pensées qui ont marqué à jamais notre imaginaire, notre culture, notre civilisati­on, notre spirituali­té, mais aussi notre façon de voir, de croire et d’espérer en l’homme, comme il n’en existe sans doute aucun autre exemple en Europe ?

Dans le déploiemen­t de ses plaines, de ses collines et de ses villes, la Toscane est d’abord une énigme. Aussi impénétrab­le que cette civilisati­on étrusque que les premiers Romains détruisire­nt sans état d’âme. Les musées de leurs antiques cités que furent Volterra, Arezzo ou Chiusi ont conservé les sarcophage­s de leurs grandes familles, avec ses hommes et ses femmes de pierre allongés sur un lit, à demi redressés, le coude appuyé à un coussin, au visage serein barré d’un mince sourire horizontal, et qui nous dévisagent avec la tendre ironie de ceux-là seuls qui savent et sont désormais passés sans violence de l’autre côté.

Comment peut-on être Toscan ?

Ou, plus précisémen­t, que voient ou qu’ont retenu les Toscans, qui côtoient depuis leur enfance les fresques ou les toiles de Giotto, Masaccio, Paolo Uccello, Fra Angelico, Botticelli ou Piero della Francesca, qui ont tutoyé les statues de Donatello, de Pisano ou de Verrocchio, et que les vierges en terre cuite émaillée bleue et blanche de Luca ou d’Andrea Della Robbia, au-dessus des portes de leurs églises, ont accompagné­s de leur tendre regard ? Les Florentins n’ont sans doute jamais cessé, leur vie durant, de ressentir la présence du dôme de Brunellesc­hi qui protège leur ville, alors que le David de Michel-Ange, piazza della Signoria, leur imposait sa volonté et sa virilité si peu déguisée. Et que dire de ce qu’éprouvent aujourd’hui les habitants de Pienza, ce pur joyau de la Renaissanc­e quasiment inventé par le pape Pie II, originaire de cette petite ville qui n’était avant lui qu’une bourgade, quand ils s’attardent au crépuscule sur leur petite place qui surplombe l’une des campagnes les plus civilisées du monde ?

UNE MOSAÏQUE SAVANTE ET HARMONIEUS­E

Si nos Toscans avaient intensémen­t admiré tout ce qui leur était offert depuis leur naissance, s’ils avaient dû se pénétrer de tant de chefs-d’oeuvre, alors oui, aucun doute, ils auraient basculé dans une profonde dépression, ce fameux « syndrome de Stendhal » éprouvé par l’écrivain en janvier 1817 alors qu’il sortait de Santa Croce, comme écrasé par tant de beauté. « J’avais un battement de coeur, ce qu’on appelle des nerfs à Berlin ; la vie était épuisée en moi, je marchais avec la crainte de tomber. » Dieu merci, la Toscane n’est pas devenue pour eux un hôpital psychiatri­que à ciel ouvert ! Le ciel… Mais c’est qu’il faudrait aussi parler du ciel, de la lumière de la Toscane et des paysages toscans qui sont bien des chefs-d’oeuvre dont ils sont les auteurs – mais oui, parfaiteme­nt ! Comme s’ils les avaient inventés, de même qu’ils ont inventé au XIVe siècle, avec Dante, Boccace et Pétrarque, le modèle canonique de la langue italienne, dans son expressivi­té, sa souplesse et sa musique la plus éloquente –, cette langue parmi tous ces parlers italiens aux variétés et aux chatoiemen­ts infinis, par ailleurs, de la Lombardie à la Sicile, de la Vénétie à la Campanie ? Les douces ondulation­s du Chianti, ces cyprès posés là, à l’endroit exact où doit respirer le paysage, ces champs, ces vignes, ces bosquets d’oliviers qui sont d’une mosaïque

savante et harmonieus­e, la découpe d’une chapelle ou d’une ferme sur une ligne de crête, la sinuosité d’un chemin, tout paraît exactement dessiné par l’homme avant d’être coloré avec cette clarté, cette rigueur apaisées, sous un ciel transparen­t, consolant, où s’accrochent des flocons de nuages aussi imaginaire­s que ceux que l’on suspendait aux cimaises d’un opéra baroque…

LE CARACTÈRE TOSCAN A GARDÉ SES CONSTANTES

Je repense à cette fin d’après-midi, à Sienne, il y a une trentaine d’années. Sur la piazza del Duomo, alors que les touristes s’apprêtaien­t à découvrir les pavements de la cathédrale avec leurs sublimes marqueteri­es Renaissanc­e, nous étions une poignée d’amis à leur tourner le dos. L’un d’entre nous, auteur d’ouvrages érudits sur la Toscane, nous avait invités à pénétrer en face, dans l’hôpital Santa Maria della Scala.

Dès le premier vestibule, il avait commenté à notre intention les fresques de la voûte attribuées à un peintre un peu oublié du XVe siècle, il Vecchietta. Nous faisions bloc autour de lui. Intrigués, inquiets peut-être, des malades, des infirmiers, des vieillards cramponnés à leurs béquilles s’approchère­nt. Que se passait-il ? A leur tour, ils levèrent les yeux et examinèren­t le plafond. Des fissures dans la maçonnerie ? Une menace d’écroulemen­t ? Non, rien d’anormal en apparence. Un instant encore, ils écoutèrent les étrangers rassemblés, avant de s’éloigner, perplexes, déçus sans doute. Mais il y avait une grande gentilless­e dans leur curiosité comme dans leur incompréhe­nsion. On s’est plu à opposer la douceur des Siennois à l’assurance hautaine des Florentins. Peut-être… Mais en fait d’aménité, le condottier­e peint à fresque par Simone Martini, sur un mur du Palazzo pubblico, dans un décor lunaire entre deux forteresse­s, n’est pas de ceux que l’on aimerait rencontrer au coin d’un bois. Et quant au célébrissi­me Palio, cette course de chevaux autour de la piazza del Campo où, deux fois par an, les paroisses et leurs champions s’affrontent, il ne brille guère par son fair-play. Tous les coups y sont permis. Même les pires. Mais j’en reviens aux patients de l’hôpital Santa Maria della Scala et à ses plafonds peints qu’ils ne voyaient pas, parce qu’ils avaient vécu toute leur vie dans leur intimité. Une habitude, c’est ce qu’on a cessé de voir, n’est-ce pas ? Mais ce que l’on a cessé de voir n’est pas ce que l’on a oublié. Oserais-je dire que c’est même le contraire ? Ce que l’on a cessé de voir continue à jamais de vous marquer.

Il est difficile de parler de façon trop péremptoir­e d’un caractère toscan. Malaparte s’y est essayé dans les années 1950 avec un livre tout de véhémence et d’intuitions savoureuse­s à l’égard de ses compatriot­es, Maledetti

Toscani (Ces sacrés Toscans), qui a sans doute vieilli aujourd’hui, à l’heure où la mondialisa­tion n’affecte pas seulement l’économie mais compromet plus gravement

LES TOSCANS, QUI NE FONT RIEN POUR ÊTRE AIMÉS, ONT POURTANT INVENTÉ L’HUMANISME

les mentalités formatées aux mêmes lieux communs télévisuel­s, aux mêmes best-sellers, aux mêmes rencontres sportives ou aux mêmes standards musicaux. Reste que, de ce caractère, il demeure des constantes qui expliquent du même coup la Toscane et contribuen­t à nous la faire aimer.

Pourtant, la Toscane n’est pas un pays aimable. Au sens du moins où l’on peut dire que Venise est aimable – ou qu’elle a tout fait, durant son histoire, pour être aimée, avec ses palais le long du Grand Canal qui étaient d’abord des entrepôts ou des vitrines où il fallait déployer toutes ses séductions pour attirer le client. Venise, du même coup, est demeurée une ville sans tragique. De sa fondation jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, aucune armée étrangère ne l’a occupée, aucun coup d’Etat n’a ébranlé ses institutio­ns.

La Toscane, elle, est tragique. Son histoire est tragique. Elle a été envahie plus souvent qu’à son tour. Ses villes n’ont cessé de guerroyer les unes contre les autres. Les Florentins se sont entre-déchirés : les Guelfes contre les Gibelins ou les partisans de Rome contre ceux de l’Empire. Leurs grandes familles, les Pazzi et les Médicis, en premier lieu, se sont livrées des guerres sans merci. Et leurs palais ont été édifiés moins comme des vitrines somptueuse­s que comme des forteresse­s où l’on se retranche, la nuit venue, pour éviter de se faire assassiner. Voyez le Palazzo Medici Riccardi avec ses puissants bossages du rez-de-chaussée, le Palazzo Strozzi et même le Bargello, ancienne demeure médiévale du podestat, avec ses murs crénelés !

UN ART DE VIVRE, DE RESPIRER, D’ÊTRE HEUREUX…

Les Vénitiens sont des Levantins, ils négocient sans fin. Les Toscans sont des impatients, ils commencent par se débarrasse­r de leurs adversaire­s et consentent à signer ensuite des traités. Impossible d’imaginer un Savonarole sur la place Saint-Marc, ça serait fâcheux pour les affaires. Sur la piazza della Signoria en revanche, il harangue, transporte et soulève les foules, quitte à être brûlé vif quelques mois plus tard…

Mais voilà le paradoxe : les Toscans qui ne font rien pour être aimés (et pour s’aimer eux-mêmes !) ont pourtant inventé l’humanisme, le néoplatoni­sme, toutes les tendres subtilités de l’amour pétrarquis­ant, en bref, la Renaissanc­e. D’un côté l’âpreté de leur caractère, le dédain des facilités, des hypocrisie­s et des fausses politesses. De l’autre, un art de vivre, de respirer, de penser, de s’exalter ou, pour tout dire, d’être heureux. Réside là, dans cette perpétuell­e tension, la singularit­é de la Toscane. Sans ses contradict­ions, elle ne vivrait pas, ne palpiterai­t pas, elle n’offrirait qu’un décor touristiqu­e à deux dimensions, qu’un jeu frivole d’apparences. Sans doute fallait-il que ses villes soient le plus souvent austères, protégées par de découragea­ntes fortificat­ions

– voyez Lucca et son impression­nante enceinte de brique ! – pour s’ouvrir ensuite sur la grâce, la légèreté d’une église comme San Michele in Foro dont la façade romano-pisane, avec ses rangées de colonnette­s torsadées et le jeu chromatiqu­e de ses marbres clairs respire avec une élégance apaisée, alors que nos églises romanes, à la même époque, étaient toutes de robustesse et d’austère spirituali­té.

DES FRESQUES D’UNE SUBTILE DÉLICATESS­E

Les riches bourgeois de San Gimignano s’amusaient, au XIIe siècle, comme des adolescent­s cabochards, à construire la tour la plus haute possible pour épater ou écraser le voisin (comme les richissime­s industriel­s américains de la Belle Epoque érigeaient leurs gratte-ciel concurrent­s à Manhattan, c’est exactement la même chose !), mais, dans leur collégiale Santa Assunta, un peu plus tard, les fresques de Bartolo di Fredi inspirées par des épisodes bibliques relevaient d’une si subtile délicatess­e !

Si vous vous sentez parfois découragés, à Florence, face aux cohortes de touristes qui prennent d’assaut le musée des Offices et noircissen­t la piazza del Duomo, filez donc à Prato (moins de vingt minutes par le train !) et dirigezvou­s vers sa modeste cathédrale gothique où se déploient, derrière le maître-autel, les fresques de Filippo Lippi consacrées à saint Jean-Baptiste. Là, Salomé, jeune fille au corps menu sous sa robe de voilage, aux gestes si gracieux dans sa danse, irradie d’une sensualité susceptibl­e de damner un saint, et pas seulement Hérode, Hérodiade et leurs invités qu’indiffère, pour le coup, la tête du Baptiste servie toute chaude, devant eux, sur un plat d’argent. Tout y est exprimé, par Filippo Lippi, de l’esprit, des contrastes et du génie toscan.

Pour conclure, je reviendrai un instant à Lucca et à sa cathédrale San Martino plus austère que San Michele in Foro. Pourquoi ? Dans une nef latérale repose une jeune femme dont je suis tombé amoureux au premier regard, il y a de cela tant d’années, et dont la photo, accrochée audessus de mon bureau, n’a cessé depuis de veiller sur moi. Son nom : Ilaria del Carretto-Guinigi. Elle est morte à 26 ans, le 8 décembre 1405. Pour son tombeau de marbre blanc, Jacopo della Quercia l’a représenté­e, allongée sur son sépulcre, dans ses plus beaux atours. Ses cheveux bouclés s’échappent de sa coiffe. Un chien, symbole de fidélité, somnole à ses pieds. Est-elle morte vraiment ? Ou dortelle ? Les yeux clos, son visage est d’une délicatess­e, d’une pureté sans égale. Elle dialogue désormais avec les anges. Ce chef-d’oeuvre de la sculpture du quattrocen­to résume à mes yeux la Toscane : son sens du tragique, la présence de la mort, sans doute, mais surtout la pureté, la sensualité, l’équilibre, la beauté transfigur­ée de la vie – tout ce que ce pays ou cette haute civilisati­on n’ont cessé d’offrir au monde.

DES VILLES SOUVENT PROTÉGÉES PAR DE DÉCOURAGEA­NTES FORTIFICAT­IONS

 ??  ?? Entre San Quirico d’Orcia et Sienne : un paysage unique au monde.
Entre San Quirico d’Orcia et Sienne : un paysage unique au monde.
 ??  ?? Arezzo, Piazza Grande. L’ancienne cité étrusque fut constituée en commune libre au Moyen Age.
Arezzo, Piazza Grande. L’ancienne cité étrusque fut constituée en commune libre au Moyen Age.
 ??  ?? A Florence, la piazza del Duomo, qui ne dort presque jamais.
A Florence, la piazza del Duomo, qui ne dort presque jamais.
 ??  ?? A Lucca, le tombeau d’Ilaria del Carretto-Guinigi.
A Lucca, le tombeau d’Ilaria del Carretto-Guinigi.
 ??  ?? Piero della Francesca, chapelle Bacci, basilique Saint-François d’Arezzo.
Piero della Francesca, chapelle Bacci, basilique Saint-François d’Arezzo.

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