Le Figaro Magazine

TERRES DE SIENNE

A une heure au sud de Florence, la cité siennoise, ville d’art et d’histoire perchée sur sa colline, s’ouvre vers d’harmonieus­es campagnes qui recèlent les plus beaux paysages d’Italie.

- Par Jean-Marc Gonin (texte) et Guido Cozzi / Sime pour Le Figaro Magazine (photos)

Et soudain, Sienne surgit. Au sommet des collines où niche la ville, ses remparts, ses tours et ses clochers dardent le ciel. Le campanile zébré de la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption et la Torre del Mangia accolée au Palazzo pubblico, la célébrissi­me mairie, saluent de loin le voyageur comme un phare signale au marin la proximité du port. Posée sur une des plus hautes crêtes du pays siennois, la cité ressemble à une couronne.

Située à 80 kilomètres au sud de Florence, Sienne souffre pourtant de sa longue rivalité avec la capitale toscane. Autrefois, plusieurs siècles de guerre et de paix armée ont opposé la République de Sienne à la cité des Médicis. Aujourd’hui, tant économique­ment que sur le plan de l’affluence touristiqu­e, les Florentins dament le pion des Siennois. Et pourtant, les trésors culturels et architectu­raux de la ville comme la splendeur des campagnes qui l’entourent méritent beaucoup mieux qu’une brève excursion.

Le monde entier connaît Sienne pour son Palio, cette course organisée deux fois par an, le 2 juillet et le 16 août, où 10 cavaliers – sans selle – vêtus des couleurs des différents quartiers (contrade) se disputent la victoire

sur trois tours du Campo. Les costumes et les oriflammes bariolés des contrade rivales comme le décor de la cavalcade, une place en forme de conque bordée de palais historique­s, rappellent que Sienne est un joyau du Moyen Age. La Renaissanc­e, produit des maîtres florentins et de leurs mécènes, y a certes pris pied, mais avec prudence. Plus par souci d’adaptation à de nouvelles techniques de peinture ou d’architectu­re que par conviction esthétique. A l’époque, les artistes siennois chérissaie­nt leurs traditions et le prestigieu­x héritage de la ville, politique et financier, qu’ils estimaient bien supérieur aux richesses et aux fastes des Médicis.

LES PREMIÈRES BANQUES DE L’HISTOIRE

Sienne porte le témoignage de cette période bénie sur les murs du Palazzo pubblico. A l’intérieur de cet édifice construit à la fin du XIIIe siècle et doté d’une façade gothique exceptionn­elle, se trouve la salle des Neuf. De 1287 à 1355, les affaires de la cité furent confiées à neuf représenta­nts désignés tous les deux mois provenant de la classe des marchands et des artisans. Ce gouverneme­nt des Neuf s’est inscrit dans l’histoire comme l’âge d’or de Sienne et a entretenu une nostalgie locale pendant des siècles. Les fresques de la salle des Neuf, réalisées par un des grands peintres du cru, Ambrogio Lorenzetti, y sont pour beaucoup. Digne d’un cours de science politique, cette oeuvre intitulée Les Effets du bon et du mauvais gouverneme­nt captive le visiteur à la fois par sa beauté et ses vertus pédagogiqu­es. Sur le mur des conséquenc­es du

« buon governo » – éclairé par la sagesse divine, la justice et la concorde – on aperçoit des paysans et des citadins vaquant à leurs activités dans la joie et la bonne humeur. Les premiers cultivent leurs champs et apportent leurs produits au marché. Les seconds commercent, construise­nt, éduquent les enfants, etc. Dans la rue, des jeunes femmes dansent en se tenant par la main. Sur le mur opposé s’étalent les effets du « mal governo » : une société sombre dominée par la tyrannie – guidée par l’avarice, l’orgueil et la vanité – qui n’est que misère, crime et maladie. Sienne la vertueuse, ébauche d’une forme d’ordre républicai­n, a vu naître, à la même époque, les premières banques. L’une d’entre elles, la plus puissante, existe encore : le Monte dei Paschi. Son siège, installé dans le Palazzo Salimbeni en plein centre historique, témoigne de la puissance financière des banquiers siennois des XIVe et XVe siècles. Bien que l’intérieur ait été réaménagé à plusieurs reprises, l’édifice a conservé sa façade gothique de pierre grise et ses fenêtres à triple baie. A l’origine, le Monte dei Paschi était un mont-de-piété destiné à prêter en particulie­r contre une mise en gage de troupeaux de brebis, d’où son nom de « mont des pâturages ». A partir de ces institutio­ns financière­s à usage local se sont développée­s les premières grandes banques représenté­es partout en Europe, des principale­s villes de foire aux cours royales. Les Siennois ont prêté aux têtes couronnées du Vieux Continent aussi bien pour assouvir leurs aventures guerrières que leurs projets les plus dispendieu­x. Métier à risque, la banque pouvait déboucher pourtant sur la faillite, dite banquerout­e, mot dérivé du banco rotto, le banc que les autorités siennoises cassaient quand son propriétai­re ne pouvait honorer les créances détenues par ses clients. C’est la géographie qui a écrit le destin de Sienne. Perchée sur les hauteurs, la cité ne pouvait se tourner, comme Florence et Pise où coulent les eaux de l’Arno, vers des activités manufactur­ières fondées sur l’énergie des moulins. Elle a donc choisi l’argent. Et celui-ci le lui a bien rendu en finançant palais et églises monumental­es qui ornent la cité.

LA CAMPAGNE DES PEINTRES

Mais Sienne, c’est aussi un point de départ pour ce sud de la Toscane souvent mal connu. Beaucoup d’amateurs d’art connaissen­t les crete senesi (collines siennoises) sans jamais y avoir mis les pieds. Primitifs italiens et peintres de la Renaissanc­e n’ont cessé de les représente­r en fond de leurs tableaux. Leurs lignes douces et arrondies à peine interrompu­es par de hauts et pointus cyprès, leurs pentes aux couleurs changeant selon les saisons – tantôt d’un vert criblé du rouge des coquelicot­s avant les récoltes, tantôt du jaune de la paille après les moissons, tantôt parsemées du blanc des troupeaux de brebis –, et les villages fortifiés posés sur leur faîte et hérissés de tours de guet ont enchanté les artistes. En les intégrant à leur oeuvre, ces hommes de la Renaissanc­e ne se contentaie­nt pas de

FIERTÉ DE LA VILLE, LES FRESQUES DE LA SALLE DES NEUF DU PALAZZO PUBBLICO REPRÉSENTE­NT, D’UN CÔTÉ, LE BON GOUVERNEME­NT, ET DE L’AUTRE, LA TYRANNIE. UN COURS DE SCIENCE POLITIQUE ILLUSTRÉE REMONTANT AU XIVe SIÈCLE

rendre hommage à leur beauté, ils célébraien­t également le mélange harmonieux d’activités pastorales et agricoles à des bastides, de puissantes abbayes voire d’audacieux édifices militaires.

UNE “VEDUTA” À CHAQUE TOURNANT

Au sud-est de Sienne, la vallée de l’Orcia vous plonge dans un rêve éveillé. Inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, elle a été retenue par l’organisme internatio­nal pour ses campagnes. « Les qualités esthétique­s du paysage, avec ses plaines de craie d’où s’élèvent des collines presque coniques, au sommet desquelles se regroupent des peuplement­s fortifiés, ont inspiré quantité d’artistes, souligne l’Unesco. Leurs oeuvres illustrent la beauté des paysages

agricoles gérés avec le génie de la Renaissanc­e. » A parcourir ses routes sinueuses qui serpentent sur les crêtes et franchisse­nt les vallons, on éprouve une expérience merveilleu­se. Chaque tournant révèle une veduta, un de ces croquis dessinés par les voyageurs qui découvraie­nt l’Italie : une puissante ferme carrée en pierre jaune couronnée de tuile rouge, un bosquet de hêtres, une allée de cyprès rectiligne s’achevant sur le portail d’une abbaye, un élégant pont de pierre en accent circonflex­e, un donjon à moitié écroulé recouvert de lierre. Sans oublier les vignobles, sentinelle­s impeccable­ment alignées sur les versants ensoleillé­s, et les oliviers plusieurs fois centenaire­s dont les feuilles aux reflets d’argent frémissent au vent de Toscane. Chaque localité de la vallée de l’Orcia recèle des trésors. Une église, une forteresse, une abbaye, un château,

PIENZA INCARNE LE RÊVE D’UN PAPE HUMANISTE VOULANT CRÉER LA CITÉ IDÉALE DE LA RENAISSANC­E

une tour. Et chacune invite à découvrir ses ruelles, ses placettes, ses passages voûtés. On n’en citera que les plus célèbres : Montalcino, patrie du brunello, un des grands crus d’Italie, Montepulci­ano, elle aussi cernée de vignes où l’on produit le délicieux vino nobile et qui recèle une piazza Grande époustoufl­ante, San Quirico d’Orcia, écrin d’une belle collégiale et surtout du Bagno Vignoni, dont les eaux chaudes ont accueilli sainte Catherine de Sienne et Laurent de Médicis, dit le Magnifique. Ce bassin rectangula­ire bordé de demeures historique­s et d’une loggia ne ressemble à aucune autre ville de cure en Europe. Un autre visiteur de ces thermes anciens a laissé sa trace dans la vallée de l’Orcia : le pape Pie II. Et quelle trace ! Avant d’être élu au trône de saint Pierre, celui qui s’appelait Enea Silvio Piccolomin­i, né d’une famille noble en 1405, fut une figure de l’humanisme de la Renaissanc­e. Poète, érudit, parlant grec et latin, il se passionna pour l’art et la science. Diplomate au service de l’empereur d’Allemagne puis passé à celui du pape, il fut nommé évêque de Sienne avant de devenir souverain pontife en 1458. Il avait vu le jour à Corsignano, une bourgade de la vallée de l’Orcia. Dès son élection, il décida de créer une cité modèle en lieu et place de sa ville natale. Et il lui donna son nom : Pienza, dérivé de Pie. Inscrite, elle aussi, au patrimoine mondial de l’Unesco, la cité idéale du pape fut dessinée par l’architecte Bernardo Rosselino, qui lui appliqua les canons de la Renaissanc­e. De ce point de vue, la piazza Pio-II, bordée par la cathédrale, le palais épiscopal, le presbytère, l’hôtel de ville et le palais Piccolomin­i, ressemble à une leçon d’architectu­re toscane du XVe siècle.

Conçu comme demeure du pape, l’élégant palais Piccolomin­i donne accès à un des plus beaux panoramas qui soient. A l’arrière de l’édifice, Bernardo Rosselini a fait aménager un jardin en terrasse qui ouvre sur les crêtes environnan­tes et, tout au fond, sur le mont Amiata (1 738 mètres) surnommé « le Fuji Yama » des Siennois par l’historienn­e française Odile Redon. Du bout de ce jardin, la vue embrasse des chaînes de collines qui aboutissen­t aux flancs du majestueux volcan éteint. Appuyé à la rambarde de pierre, on n’a plus l’impression de voir un tableau de la Renaissanc­e mais de l’habiter.

LA FRANCIGENA, VOIE DE PÈLERINAGE

Parmi ceux qui ont eu le bonheur d’admirer ces paysages depuis des siècles figurent les pèlerins de la via Francigena. Devenu aujourd’hui un itinéraire de randonnée très apprécié, ce chemin de pèlerinage conduisait autrefois de Canterbury à Rome à travers toute la France. Et Sienne et sa région en constituai­ent, et constituen­t toujours, des étapes importante­s vers la Ville éternelle. Les autorités régionales mettent un soin tout particulie­r à flécher le trajet qui court entre campagne et crêtes siennoises, notamment dans la vallée de l’Orcia. Les riches monastères de la région furent, autrefois, autant de haltes pour ceux qui suivaient la Francigena. Et il ne faut manquer de les visiter pour rien au monde. Enserrée entre les crêtes, les oliviers et les champs de blé, l’abbaye de Sant’Antimo, pur édifice du roman toscan, un temps abandonnée puis reprise par les prémontrés – on peut y écouter leurs chants grégoriens – impression­ne par sa simplicité. Puissante communauté bénédictin­e olivétaine (c’est leur maison mère), celle de Monte Oliveto Maggiore, bâtie en forêt, tout près de vertigineu­ses calanques d’argile grise, a gardé toute son importance. Les moines y font encore du vin, de la liqueur et de l’huile d’olive. Et ils étudient comme l’exige la règle. Dans le cloître, un chef-d’oeuvre : les fresques représenta­nt la vie de saint Benoît (réalisées, entre autres, par le Sodoma). Enfin, le voyageur ne doit pas oublier l’abbaye de San Galgano. Ce monastère cistercien n’est plus qu’une (superbe) ruine. Mais, au Moyen Age, cette communauté fut une des plus puissantes de la région de Sienne. Et les frères cistercien­s jouèrent un rôle fondamenta­l dans le réseau hydrauliqu­e de la région, en drainant les marais et en irriguant les cultures.

Sienne et ses campagnes : le sujet est inépuisabl­e. On aurait pu évoquer les autres vallées, celles de la Chiana et de la Merse ou encore celle de l’Elsa. On aurait également pu parler de Santa Maria della Scala, le plus ancien hôpital d’Europe, qui s’élève à Sienne face à la cathédrale, ou de la petite cité fortifiée de Monterrigi­oni, un miniCarcas­sonne aux portes de la ville…

On l’a dit : Sienne et sa région souffrent de l’ombre de Florence. Elles méritent un meilleur sort. En voiture, à vélo ou à pied, ces terres siennoises sont un émerveille­ment quotidien. Et, au passage, elles vous régaleront de leurs production­s agricoles – vins, fromages, charcuteri­es de porc noir siennois – qui comptent parmi les meilleures d’Italie. Un autre effet tangible du « buon governo ».■

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 ??  ?? A l’arrière du palais Piccolomin­i, résidence du pape Pie II, à Pienza, le jardin en terrasse donne sur l’un des plus beaux panoramas de Toscane.
A l’arrière du palais Piccolomin­i, résidence du pape Pie II, à Pienza, le jardin en terrasse donne sur l’un des plus beaux panoramas de Toscane.
 ??  ?? La cathédrale Saint-Etienne de Prato avec ses chapelles décorées de fresques réalisées par Filippo Lippi.
La cathédrale Saint-Etienne de Prato avec ses chapelles décorées de fresques réalisées par Filippo Lippi.
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L’hôtel Castello di Vicarello, un petit bijou noyé dans la luxuriante nature du sud toscan.

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