TERRES DE SIENNE
A une heure au sud de Florence, la cité siennoise, ville d’art et d’histoire perchée sur sa colline, s’ouvre vers d’harmonieuses campagnes qui recèlent les plus beaux paysages d’Italie.
Et soudain, Sienne surgit. Au sommet des collines où niche la ville, ses remparts, ses tours et ses clochers dardent le ciel. Le campanile zébré de la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption et la Torre del Mangia accolée au Palazzo pubblico, la célébrissime mairie, saluent de loin le voyageur comme un phare signale au marin la proximité du port. Posée sur une des plus hautes crêtes du pays siennois, la cité ressemble à une couronne.
Située à 80 kilomètres au sud de Florence, Sienne souffre pourtant de sa longue rivalité avec la capitale toscane. Autrefois, plusieurs siècles de guerre et de paix armée ont opposé la République de Sienne à la cité des Médicis. Aujourd’hui, tant économiquement que sur le plan de l’affluence touristique, les Florentins dament le pion des Siennois. Et pourtant, les trésors culturels et architecturaux de la ville comme la splendeur des campagnes qui l’entourent méritent beaucoup mieux qu’une brève excursion.
Le monde entier connaît Sienne pour son Palio, cette course organisée deux fois par an, le 2 juillet et le 16 août, où 10 cavaliers – sans selle – vêtus des couleurs des différents quartiers (contrade) se disputent la victoire
sur trois tours du Campo. Les costumes et les oriflammes bariolés des contrade rivales comme le décor de la cavalcade, une place en forme de conque bordée de palais historiques, rappellent que Sienne est un joyau du Moyen Age. La Renaissance, produit des maîtres florentins et de leurs mécènes, y a certes pris pied, mais avec prudence. Plus par souci d’adaptation à de nouvelles techniques de peinture ou d’architecture que par conviction esthétique. A l’époque, les artistes siennois chérissaient leurs traditions et le prestigieux héritage de la ville, politique et financier, qu’ils estimaient bien supérieur aux richesses et aux fastes des Médicis.
LES PREMIÈRES BANQUES DE L’HISTOIRE
Sienne porte le témoignage de cette période bénie sur les murs du Palazzo pubblico. A l’intérieur de cet édifice construit à la fin du XIIIe siècle et doté d’une façade gothique exceptionnelle, se trouve la salle des Neuf. De 1287 à 1355, les affaires de la cité furent confiées à neuf représentants désignés tous les deux mois provenant de la classe des marchands et des artisans. Ce gouvernement des Neuf s’est inscrit dans l’histoire comme l’âge d’or de Sienne et a entretenu une nostalgie locale pendant des siècles. Les fresques de la salle des Neuf, réalisées par un des grands peintres du cru, Ambrogio Lorenzetti, y sont pour beaucoup. Digne d’un cours de science politique, cette oeuvre intitulée Les Effets du bon et du mauvais gouvernement captive le visiteur à la fois par sa beauté et ses vertus pédagogiques. Sur le mur des conséquences du
« buon governo » – éclairé par la sagesse divine, la justice et la concorde – on aperçoit des paysans et des citadins vaquant à leurs activités dans la joie et la bonne humeur. Les premiers cultivent leurs champs et apportent leurs produits au marché. Les seconds commercent, construisent, éduquent les enfants, etc. Dans la rue, des jeunes femmes dansent en se tenant par la main. Sur le mur opposé s’étalent les effets du « mal governo » : une société sombre dominée par la tyrannie – guidée par l’avarice, l’orgueil et la vanité – qui n’est que misère, crime et maladie. Sienne la vertueuse, ébauche d’une forme d’ordre républicain, a vu naître, à la même époque, les premières banques. L’une d’entre elles, la plus puissante, existe encore : le Monte dei Paschi. Son siège, installé dans le Palazzo Salimbeni en plein centre historique, témoigne de la puissance financière des banquiers siennois des XIVe et XVe siècles. Bien que l’intérieur ait été réaménagé à plusieurs reprises, l’édifice a conservé sa façade gothique de pierre grise et ses fenêtres à triple baie. A l’origine, le Monte dei Paschi était un mont-de-piété destiné à prêter en particulier contre une mise en gage de troupeaux de brebis, d’où son nom de « mont des pâturages ». A partir de ces institutions financières à usage local se sont développées les premières grandes banques représentées partout en Europe, des principales villes de foire aux cours royales. Les Siennois ont prêté aux têtes couronnées du Vieux Continent aussi bien pour assouvir leurs aventures guerrières que leurs projets les plus dispendieux. Métier à risque, la banque pouvait déboucher pourtant sur la faillite, dite banqueroute, mot dérivé du banco rotto, le banc que les autorités siennoises cassaient quand son propriétaire ne pouvait honorer les créances détenues par ses clients. C’est la géographie qui a écrit le destin de Sienne. Perchée sur les hauteurs, la cité ne pouvait se tourner, comme Florence et Pise où coulent les eaux de l’Arno, vers des activités manufacturières fondées sur l’énergie des moulins. Elle a donc choisi l’argent. Et celui-ci le lui a bien rendu en finançant palais et églises monumentales qui ornent la cité.
LA CAMPAGNE DES PEINTRES
Mais Sienne, c’est aussi un point de départ pour ce sud de la Toscane souvent mal connu. Beaucoup d’amateurs d’art connaissent les crete senesi (collines siennoises) sans jamais y avoir mis les pieds. Primitifs italiens et peintres de la Renaissance n’ont cessé de les représenter en fond de leurs tableaux. Leurs lignes douces et arrondies à peine interrompues par de hauts et pointus cyprès, leurs pentes aux couleurs changeant selon les saisons – tantôt d’un vert criblé du rouge des coquelicots avant les récoltes, tantôt du jaune de la paille après les moissons, tantôt parsemées du blanc des troupeaux de brebis –, et les villages fortifiés posés sur leur faîte et hérissés de tours de guet ont enchanté les artistes. En les intégrant à leur oeuvre, ces hommes de la Renaissance ne se contentaient pas de
FIERTÉ DE LA VILLE, LES FRESQUES DE LA SALLE DES NEUF DU PALAZZO PUBBLICO REPRÉSENTENT, D’UN CÔTÉ, LE BON GOUVERNEMENT, ET DE L’AUTRE, LA TYRANNIE. UN COURS DE SCIENCE POLITIQUE ILLUSTRÉE REMONTANT AU XIVe SIÈCLE
rendre hommage à leur beauté, ils célébraient également le mélange harmonieux d’activités pastorales et agricoles à des bastides, de puissantes abbayes voire d’audacieux édifices militaires.
UNE “VEDUTA” À CHAQUE TOURNANT
Au sud-est de Sienne, la vallée de l’Orcia vous plonge dans un rêve éveillé. Inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, elle a été retenue par l’organisme international pour ses campagnes. « Les qualités esthétiques du paysage, avec ses plaines de craie d’où s’élèvent des collines presque coniques, au sommet desquelles se regroupent des peuplements fortifiés, ont inspiré quantité d’artistes, souligne l’Unesco. Leurs oeuvres illustrent la beauté des paysages
agricoles gérés avec le génie de la Renaissance. » A parcourir ses routes sinueuses qui serpentent sur les crêtes et franchissent les vallons, on éprouve une expérience merveilleuse. Chaque tournant révèle une veduta, un de ces croquis dessinés par les voyageurs qui découvraient l’Italie : une puissante ferme carrée en pierre jaune couronnée de tuile rouge, un bosquet de hêtres, une allée de cyprès rectiligne s’achevant sur le portail d’une abbaye, un élégant pont de pierre en accent circonflexe, un donjon à moitié écroulé recouvert de lierre. Sans oublier les vignobles, sentinelles impeccablement alignées sur les versants ensoleillés, et les oliviers plusieurs fois centenaires dont les feuilles aux reflets d’argent frémissent au vent de Toscane. Chaque localité de la vallée de l’Orcia recèle des trésors. Une église, une forteresse, une abbaye, un château,
PIENZA INCARNE LE RÊVE D’UN PAPE HUMANISTE VOULANT CRÉER LA CITÉ IDÉALE DE LA RENAISSANCE
une tour. Et chacune invite à découvrir ses ruelles, ses placettes, ses passages voûtés. On n’en citera que les plus célèbres : Montalcino, patrie du brunello, un des grands crus d’Italie, Montepulciano, elle aussi cernée de vignes où l’on produit le délicieux vino nobile et qui recèle une piazza Grande époustouflante, San Quirico d’Orcia, écrin d’une belle collégiale et surtout du Bagno Vignoni, dont les eaux chaudes ont accueilli sainte Catherine de Sienne et Laurent de Médicis, dit le Magnifique. Ce bassin rectangulaire bordé de demeures historiques et d’une loggia ne ressemble à aucune autre ville de cure en Europe. Un autre visiteur de ces thermes anciens a laissé sa trace dans la vallée de l’Orcia : le pape Pie II. Et quelle trace ! Avant d’être élu au trône de saint Pierre, celui qui s’appelait Enea Silvio Piccolomini, né d’une famille noble en 1405, fut une figure de l’humanisme de la Renaissance. Poète, érudit, parlant grec et latin, il se passionna pour l’art et la science. Diplomate au service de l’empereur d’Allemagne puis passé à celui du pape, il fut nommé évêque de Sienne avant de devenir souverain pontife en 1458. Il avait vu le jour à Corsignano, une bourgade de la vallée de l’Orcia. Dès son élection, il décida de créer une cité modèle en lieu et place de sa ville natale. Et il lui donna son nom : Pienza, dérivé de Pie. Inscrite, elle aussi, au patrimoine mondial de l’Unesco, la cité idéale du pape fut dessinée par l’architecte Bernardo Rosselino, qui lui appliqua les canons de la Renaissance. De ce point de vue, la piazza Pio-II, bordée par la cathédrale, le palais épiscopal, le presbytère, l’hôtel de ville et le palais Piccolomini, ressemble à une leçon d’architecture toscane du XVe siècle.
Conçu comme demeure du pape, l’élégant palais Piccolomini donne accès à un des plus beaux panoramas qui soient. A l’arrière de l’édifice, Bernardo Rosselini a fait aménager un jardin en terrasse qui ouvre sur les crêtes environnantes et, tout au fond, sur le mont Amiata (1 738 mètres) surnommé « le Fuji Yama » des Siennois par l’historienne française Odile Redon. Du bout de ce jardin, la vue embrasse des chaînes de collines qui aboutissent aux flancs du majestueux volcan éteint. Appuyé à la rambarde de pierre, on n’a plus l’impression de voir un tableau de la Renaissance mais de l’habiter.
LA FRANCIGENA, VOIE DE PÈLERINAGE
Parmi ceux qui ont eu le bonheur d’admirer ces paysages depuis des siècles figurent les pèlerins de la via Francigena. Devenu aujourd’hui un itinéraire de randonnée très apprécié, ce chemin de pèlerinage conduisait autrefois de Canterbury à Rome à travers toute la France. Et Sienne et sa région en constituaient, et constituent toujours, des étapes importantes vers la Ville éternelle. Les autorités régionales mettent un soin tout particulier à flécher le trajet qui court entre campagne et crêtes siennoises, notamment dans la vallée de l’Orcia. Les riches monastères de la région furent, autrefois, autant de haltes pour ceux qui suivaient la Francigena. Et il ne faut manquer de les visiter pour rien au monde. Enserrée entre les crêtes, les oliviers et les champs de blé, l’abbaye de Sant’Antimo, pur édifice du roman toscan, un temps abandonnée puis reprise par les prémontrés – on peut y écouter leurs chants grégoriens – impressionne par sa simplicité. Puissante communauté bénédictine olivétaine (c’est leur maison mère), celle de Monte Oliveto Maggiore, bâtie en forêt, tout près de vertigineuses calanques d’argile grise, a gardé toute son importance. Les moines y font encore du vin, de la liqueur et de l’huile d’olive. Et ils étudient comme l’exige la règle. Dans le cloître, un chef-d’oeuvre : les fresques représentant la vie de saint Benoît (réalisées, entre autres, par le Sodoma). Enfin, le voyageur ne doit pas oublier l’abbaye de San Galgano. Ce monastère cistercien n’est plus qu’une (superbe) ruine. Mais, au Moyen Age, cette communauté fut une des plus puissantes de la région de Sienne. Et les frères cisterciens jouèrent un rôle fondamental dans le réseau hydraulique de la région, en drainant les marais et en irriguant les cultures.
Sienne et ses campagnes : le sujet est inépuisable. On aurait pu évoquer les autres vallées, celles de la Chiana et de la Merse ou encore celle de l’Elsa. On aurait également pu parler de Santa Maria della Scala, le plus ancien hôpital d’Europe, qui s’élève à Sienne face à la cathédrale, ou de la petite cité fortifiée de Monterrigioni, un miniCarcassonne aux portes de la ville…
On l’a dit : Sienne et sa région souffrent de l’ombre de Florence. Elles méritent un meilleur sort. En voiture, à vélo ou à pied, ces terres siennoises sont un émerveillement quotidien. Et, au passage, elles vous régaleront de leurs productions agricoles – vins, fromages, charcuteries de porc noir siennois – qui comptent parmi les meilleures d’Italie. Un autre effet tangible du « buon governo ».■