LE CALVAIRE DES ROMANOV
Deux livres précieux éclairent d’un jour nouveau la fin du dernier tsar et de la famille impériale il y a cent ans : le journal intime de Nicolas II et les récits des bourreaux qui les ont massacrés.
Cela fera bientôt cent ans. Dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, Nicolas II, la famille impériale et leur suite sont massacrés à Ekaterinbourg (Oural) sur ordre de Lénine, pressé d’en finir avec les symboles de l’ancien régime. Iakov Iourovski, le commandant de la Maison à destination spéciale – nom donné dans la novlangue soviétique à l’ultime demeure des Romanov, appelée aussi maison Ipatiev – a réuni la dizaine de gardes qui ont criblé de balles et achevé à la baïonnette Nicolas II, l’impératrice Alexandra, leurs quatre filles Olga, Tatiana, Maria et Anastasia, leur fils Alexis et leur suite : le docteur Botkine, la femme de chambre Anna Demiova, le valet Alexei Trupp et le cuisinier Ivan Kharitonov. Dehors, le bruit du moteur d’un camion Fiat a couvert les détonations.
A la barbarie de l’exécution s’est ajouté l’amateurisme morbide de cette équipe qui tente de transporter les corps ensanglantés d’un puits de mine à un autre et finit par brûler deux corps et ensevelir les neuf autres – préalablement arrosés d’acide sulfurique pour effacer les traits du visage et atténuer l’odeur de décomposition – dans une fosse commune comblée avec des traverses de chemin de fer. « Le monde ne saura jamais ce que nous avons fait d’eux », avait lâché l’un des assassins. A tort. Dès les semaines suivantes, les troupes blanches investissent la ville et interrogent les suspects, entre autres le garde Mikhaïl Letemine,
qui s’appropria divers objets de la famille impériale et Joy, l’épagneul du tsarévitch. Son témoignage et celui de Iourovski sont au nombre des seize recueillis entre 1919 et 1964 par la justice puis la radio-télévision soviétiques, rassemblés avec minutie par l’historien Nicolas Ross. Malgré leurs divergences, ils ont permis de reconstituer au fil du temps la vérité des faits. Et au-delà du drame, ils sont une contribution majeure à la connaissance de la vie quotidienne des Russes avant et pendant la guerre civile. Trois jours avant son assassinat, Nicolas II notait dans ce qui allait devenir la fin de son journal intime débuté dès
avant 1914 : « Alexis a pris son premier bain depuis Tobolsk ; son genou va mieux, mais il ne peut pas encore le plier complètement. Le temps est doux et agréable. Aucune nouvelle de
l’extérieur. » En quelques lignes, le tsar apparaît dans sa cruelle et touchante vérité : père aimant veillant sur son fils hémophile et souffrant, toujours attentif au temps qu’il fait, paraissant parfois comme soulagé d’avoir été dépossédé de tout pouvoir depuis son abdication un an plus tôt. La réédition des années les plus tragiques (décembre 1916juin 1918) du journal intime du dernier des Romanov (un texte inédit depuis sa première parution en France dans les années 1930) constitue un document étonnant sur les circonstances et les conséquences immédiates de la chute éclair d’un des hommes les plus puissants du monde en 1914 – à la tête d’un empire couvrant le sixième des terres émergées, comptant près de 200 millions d’habitants et la plus grande armée d’Europe – mais si peu politique. Comme le souligne Jean-Christophe Buisson dans la préface, il y a quelque chose de Louis XVI chez Nicolas II : une commune incapacité à réformer au moment opportun et, à l’inverse, la crainte d’user de ses pouvoirs pour empêcher le pays de sombrer dans l’anarchie. Mais comment bien gouverner si l’on n’en a pas l’envie ? Timide, courtois à l’excès, redoutant d’offenser son interlocuteur, influençable, le tsar n’est pas taillé pour le pouvoir. Déchu, il a enfin la joie de couper un arbre, faire une promenade en canot, lire à satiété. Lecteur boulimique – souvent à haute voix – et éclectique, passant de Conan Doyle à Tolstoï et de Gaston Leroux à un essai sur l’armée russe, il aurait sans doute été plus heureux comme critique littéraire.