Mémoire vivante de la Résistance
A la veille des commémorations du 18 juin au mont Valérien, ce résistant de la première heure, secrétaire de Jean Moulin, mémorialiste et historien, continue, à 97 ans, de témoigner.
Avec une grâce que ses 97 ans n’ont pas usée, Daniel Cordier est l’un des cinq derniers compagnons de la Libération encore en vie. Le seul à ne pas être resté parfaitement anonyme. A quelques jours des commémorations du mont Valérien où il se tiendra – sans canne – aux côtés d’Emmanuel Macron, il ne donne plus d’interviews. Resté trente ans dans l’ombre de la vie civile jusqu’à la parution de son incontournable biographie Jean Moulin. L’inconnu du Panthéon (JC Lattès, 1989-1993) et le récit de son aventure personnelle : Alias Caracalla (Gallimard, 2009), cette grande figure de la Résistance a gardé une solide modestie, étoffe des héros.
AMNÉSIE VOLONTAIRE À LA LIBÉRATION
Membre actif, dans ses jeunes années, de l’Action française, créateur à 17 ans du Cercle Charles-Maurras à Bordeaux, il n’a jamais oublié la révolte sourde qui l’envahit à l’écoute de la demande d’armistice du maréchal Pétain, le 17 juin 1940. Huit jours plus tard, il débarque en Angleterre avec une quinzaine de camarades. Ses multiples pseudonymes, BIP W, BX10, Alain – en référence au philosophe –, Michel, Benjamin, Talleyrand et Toussaint, sont autant de couvertures pour passer, près d’une trentaine de fois dans des conditions souvent rocambolesques, la ligne de démarcation. En 1942, on lui confie une mission de haute volée : celle de remettre en main propre des documents à un certain Rex, installé à Lyon. « C’est vrai que, ce jour-là, a-t-il raconté, en mai dernier, au Monde, mon parachute ne s’est pas ouvert, ou plutôt si, il s’est ouvert, mais un peu tard et pas comme il fallait : une corde s’était coincée à un mauvais endroit et, au lieu d’un gros ballon, j’en avais deux petits audessus de moi. Résultat, je me suis retrouvé à tomber très rapidement, beaucoup trop rapidement, et j’ai dégringolé sur des troncs d’arbres. » Malgré cette péripétie, il parvient sur le lieu du rendez-vous, « dans un vieil immeuble du XVIIe ou du XVIIIe siècle, dans une de ces rues tortueuses du centre-ville ». Rex n’est autre que Jean Moulin, préfet de gauche révoqué par Vichy, chargé par de Gaulle d’unifier les mouvements de résistance. Daniel Cordier deviendra son secrétaire particulier jusqu’au rendez-vous tragique de Caluire le 21 juin 1943 où celui-ci est arrêté par la Gestapo. Les onze mois au service quotidien de Jean Moulin l’ont métamorphosé. Au contact de cet esthète cultivé, amateur de littérature et de peinture, il s’initie à l’art et éprouve son courage. A la Libération, Daniel Cordier n’a que 25 ans. Il devient galeriste, collectionneur puis marchand d’art, en proie à une amnésie volontaire qui le tiendra plus de trente ans.
UNE ARMÉE DES OMBRES DE 1 038 COMPAGNONS
Au début des années 1980, alors qu’une rumeur prête à Jean Moulin des accointances avec la Russie de Staline, il prend la plume. A l’instar de son engagement en 1940, il estime que défendre la mémoire de ce héros constitue son devoir moral. Délaissant ses activités artistiques, il dépouille les archives, arpente les bibliothèques et interroge les témoins : il consacrera plus de 4 000 pages à celui qui, quarante ans plus tôt, a eu l’audace de lui accorder sa confiance. Daniel Cordier poursuit toujours aujourd’hui la rédaction de ses Mémoires, suspendus à l’arrestation de Jean Moulin.
Résidant à Cannes, où il déplore n’être pas certain de trouver une place au cimetière « car ça n’est pas évident, vous savez : tout le monde veut être enterré ici, à Nice, à Cannes, dans ce coin-là… », il assume pleinement les jalons qui ont rythmé sa longue vie et déterminé ses choix. Désormais chancelier d’honneur de l’ordre de la Libération, il représentera lundi les 1 038 Compagnons que comptait l’ordre en janvier 1946, cette armée des ombres dont l’Histoire n’a pas retenu les noms.